1. Quand les factieux se furent enfuis dans la ville, tandis que l'incendie consumait le Temple même avec toutes les constructions voisines, les Romains apportèrent leurs enseignes dans l'enceinte sacrée et les dressèrent en face de la porte de l'Orient ; sur la place même ils offrirent des sacrifices en leur honneur et, parmi d'immenses acclamations saluèrent Titus du nom d'imperator. Tous les soldats avaient fait un si grand butin que la livre d'or se vendait en Syrie la moitié de son ancienne valeur. Cependant les prêtres continuaient à rester sur le mur du Temple : un jeune garçon, tourmenté par la soif, supplia les soldats des postes Romains d'échanger leur parole avec lui, alléguant son besoin de boire. Ceux-ci, par pitié de son âge et de la nécessité où il était réduit, conclurent l'accord. L'enfant descend, boit et, après avoir rempli d'eau un vase qu'il avait apporté, remonte en courant vers les siens. Nul des gardes ne put le saisir, et ils maudirent son manque de foi. Mais lui déclara qu'il n'avait transgressé aucune convention, il avait reçu leur parole non pour rester auprès d'eux, mais seulement pour descendre et prendre de l'eau ; il avait accompli ces deux actes et croyait avoir été fidèle à ses engagements. Ce stratagème excita, surtout à cause de l'âge de l'enfant, l'admiration de ceux qu'il avait dupés. Mais le cinquième jour, les prêtres, mourant de faim, descendent du mur, conduits à Titus par les gardes, et le conjurent de leur accorder la vie. Il répondit que le temps du pardon était passé, que le seul objet qui aurait pu justement le déterminer à les sauver, avait péri : il convenait aux prêtres, ajouta-t-il, de disparaître avec le Temple. Il ordonna donc de les mettre à mort.
2. Les tyrans et leur suite, se voyant de toutes parts vaincus et ne trouvant aucun moyen de fuir à cause du mur qui les entourait[1], proposèrent à Titus de négocier. Celui-ci, à qui la douceur même de son naturel inspirait le désir de sauver la ville, pressé d'ailleurs par ses amis, persuadés que les brigands commençaient à entendre raison, vint se placer vers le côté ouest du Temple extérieur : sur ce point, au-dessus du Xyste, se trouvaient les portes et le pont joignant au Temple la ville haute ; ce dernier séparait les tyrans et César. De part et d'autre, la foule se tenait en rangs serrés ; les Juifs qui entouraient Simon et Jean étaient excités par l'espérance du pardon, les Romains par la curiosité de savoir comment Titus les accueillerait. Titus, après avoir ordonné aux soldats de rester immobiles et maîtres de leur ressentiment comme de leurs traits, fit venir près de lui un interprète, et, comme cela convenait au vainqueur, prit le premier la parole. « Etes-vous enfin rassasiés des malheurs de votre patrie, vous qui, sans tenir compte ni de notre puissance ni de votre faiblesse, avez, par une fureur inconsidérée et un coup de folie, perdu le peuple, la ville et le Temple, et vous perdrez justement vous-mêmes ?
D'abord, depuis le temps où Pompée vous a réduits par la force, vous n'avez pas cessé de vous révolter et avez enfin déclaré aux Romains une guerre ouverte. Est-ce le nombre qui vous donnait confiance ? Mais il a suffi d'une petite partie de l'armée romaine pour vous résister. Est-ce donc la foi que vous aviez dans vos alliés ? Mais quelle nation étrangère à notre Empire préférait les Juifs aux Romains ? C'est peut-être la vigueur du corps ? Vous savez pourtant que les Germains nous sont asservis. Est-ce la solidité de vos remparts ? Mais quel rempart est plus puissant que l'Océan ? Or, il entoure les Bretons, qui s'inclinent devant les armes romaines. Est-ce la force de l'âme, l'habileté de vos généraux ? Mais vous saviez que les Carthaginois mêmes furent assujettis. Donc, ce qui vous excitait contre les Romains, c'était l'humanité des Romains. Tout d'abord nous vous avons permis d'habiter librement ce pays, nous y avons établi des rois de votre nation ; puis, nous avons maintenu les lois de vos pères et nous vous avons permis de vivre comme vous le vouliez, non seulement entre vous, mais avec les autres ; par un privilège considérable entre tous, nous vous avons autorisés à lever des contributions et à recueillir des offrandes pour le service de Dieu ; nous n'avons ni blâmé ni empêché ceux qui vous apportaient ces présents ; c'était apparemment pour que vous pussiez vous enrichir et préparer vos entreprises contre nous, avec notre argent ! Jouissant de tant de biens, vous avez tourné votre abondance contre ceux qui vous l'avaient procurée, et, pareils aux serpents malfaisants, vous avez lancé votre venin contre ceux qui vous caressaient.
« Eh bien, soit ! vous avez méprisé la mollesse de Néron ; comme c'est le cas dans les fractures et les spasmes, qui épargnent quelque temps le malade, mais le menacent toujours, vous avez montré dans cette crise plus grave les dispositions mauvaises que vous cachiez jusque-là, et tendu vers des espérances impudentes des désirs immodérés[2]. Mon père vint dans ce pays, non pour vous punir de votre attentat contre Cestius[3], mais pour vous donner un avertissement. S'il était venu pour détruire votre nation, il en aurait visé les racines mêmes et eût tout de suite saccagé votre ville ; mais il commença par dévaster la Galilée et les régions voisines, vous laissant du temps pour vous repentir. Cette clémence parut à vos yeux de la faiblesse, et notre humanité nourrit votre audace. Néron mort, vous avez agi comme les plus scélérats des hommes. Enhardis par nos troubles intérieurs, vous avez mis à profit mon départ et celui de mon père pour l'Égypte, consacrant ce temps aux préparatifs de guerre ; vous n'avez pas rougi d'inquiéter, alors qu'ils étaient devenus les maîtres, ceux qui, généraux pleins de douceur, vous avaient donné des marques de leur clémence.
Quand l'Empire se réfugia dans nos mains, tous les peuples qui le composaient demeurèrent en repos, les nations étrangères envoyèrent des ambassades pour s'associer à la joie commune ; mais l'hostilité des Juifs éclata de nouveau. Vos appels adressés à ceux d'au-delà de l'Euphrate, pour concerter la révolte, vos constructions de nouvelles enceintes de murs, vos séditions, les rivalités de vos tyrans, la guerre civile, tels sont les actes qui convenaient seulement à des hommes aussi méchants que vous. Je suis venu vers votre ville, avec des ordres sévères, que mon père m'avait donnés à regret. Je me réjouis en apprenant que le peuple avait des dispositions pacifiques. Je vous exhortai, avant la guerre, à renoncer à vos desseins ; longtemps après que vous l'aviez commencée je vous épargnai ; j'offris ma main aux déserteurs et tins parole à tous ceux qui se réfugiaient auprès de moi ; j'eus pitié de nombreux prisonniers, défendant qu'on les torturât ; à mon cœur défendant, je fis dresser les machines contre vos murailles ; alors que mes soldats étaient avides de votre sang, je les ai toujours retenus, et après chaque victoire, comme si c'eût été une défaite, je vous ai exhortés à la paix. Arrivé près du sanctuaire, j'oubliai encore volontairement les lois de la guerre : je vous ai priés d'épargner les objets de votre culte, de vous conserver le Temple, en vous offrant la permission de sortir et l'assurance du salut, et même, si vous le vouliez, la faculté de combattre ailleurs[4]. Vous avez dédaigné toutes ces propositions et de vos propres mains vous avez incendié le Temple[5].
« Après cela, misérables scélérats, vous m'invitez à causer avec vous ! Que voulez-vous donc sauver, qui soit comparable à ce qui a péri ? De quel salut vous jugez-vous dignes, après la ruine du Temple ? Mais quoi ! maintenant encore, vous êtes en armes et, même dans cette extrémité, vous ne vous présentez pas dans l'habit de suppliants. Malheureux, en quoi mettez-vous votre confiance ? Votre peuple est mort, votre Temple détruit la ville n'est-elle pas en mon pouvoir ? N'ai-je pas vos vies entre mes mains ? Croyez-vous donc que la recherche d'une mort malheureuse glorifie le courage ? Mais je ne veux pas imiter votre intransigeance. Si vous jetez vos armes, si vous livrez vos personnes, je vous fais grâce de la vie, comme un maître de maison clément qui punît les esclaves incorrigibles et conserve les autres pour le servir[6] ».
[1] Voir liv. V, XII, 2.
[2] Il s'agit des troubles de l'Empire après la mort de Néron.
[3] Voir liv. II, XVIII, 9.
[4] Liv. V, IX, 2 et plus haut II, 4.
[5] Plus haut II, 9.
[6] Sens douteux.
3. A ce discours les factieux répondirent qu'ils ne pouvaient pas prendre la main de Titus, ayant juré de ne jamais le faire, mais qu'ils demandaient de sortir du mur d'enceinte avec leurs femmes et leurs enfants, s'engageant à se retirer au désert et à lui abandonner la ville. Alors Titus, irrité que des gens dans la condition de captifs lui fissent des propositions comme s'ils étaient vainqueurs, ordonna de leur interdire, par la voix du héraut, soit de déserter, soit d'espérer un accommodement, car il n'épargnera personne. Qu'ils luttent de toutes leurs forces et se sauvent s'ils le peuvent, sa propre conduite se réglera désormais sur la loi de la guerre. Puis il autorisa ses troupes à incendier et à piller la ville. Les soldats se tinrent en repos ce jour-là, mais le lendemain ils mirent le feu aux archives, à l'Akra, à la salle du Conseil, au quartier d'Ophlas ; les flammes s'étendirent jusqu'au palais d'Hélène, qui se trouvait au milieu de l'Akra. Ruelles et maisons, pleines de cadavres de ceux qui étaient morts de faim, furent la proie de l'incendie.
4. Ce jour-là, les fils et les frères du roi Izatès, auxquels s'étaient joints un grand nombre de citoyens distingués, supplièrent César d'accepter leur soumission. Le prince, malgré son irritation contre tous les survivants, obéit à ses sentiments naturels et accueillit ces hommes. Il les fit tous mettre sous bonne garde ; plus tard, il fit aussi enchaîner les fils et les parents du roi et les conduisit à Rome pour servir d'otages.