L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français
1 Avec quel respect il faut recevoir le corps de Jésus-Christ
Ce sont là tes propos, Vérité souveraine ; Ta bouche en divers temps les a tous prononcés ; Je les vois par écrit en divers lieux tracés ; Mais ce sont tous ruisseaux de la même fontaine : Ils sont tiens, ils sont vrais, et mon infirmité Les doit recevoir tous avec fidélité, Avec pleine reconnaissance, En faire tout mon bien, et les considérer Comme autant de trésors que ta magnificence Pour mon propre salut a voulu m’assurer.
Je les prends avec joie au sortir de ta bouche Pour les faire passer jusqu’au fond de mon cœur, Et comme ils n’ont en eux qu’amour et que douceur Leur sainte impression sensiblement me touche ; Mais la terreur que mêle à de si doux transports De mes impuretés le sensible remords, Par d’inévitables reproches Retarde tout l’effet de leurs plus forts attraits, D’un mystère si haut me défend les approches, Et me laisse accablé du poids de mes forfaits.
Cependant tu le veux, Seigneur, tu me l’ordonnes, Qu’opposant tes bontés à tout ce juste effroi, Je marche en confiance et m’approche de toi, Si je veux avoir part aux vrais biens que tu donnes ; Tu veux me préparer par un céleste mets Aux bienheureux effets de ce que tu promets Dans une abondance éternelle, Et que mon impuissance et ma fragilité, Si je veux obtenir une vie immortelle, Se nourrissent du pain de l’immortalité.
« Vous donc qui gémissez sous un travail trop rude, Vous dont un poids trop lourd étouffe la vigueur, Venez tous, nous dis-tu, je vous rendrai du cœur, Je vous affranchirai de toute lassitude. » O termes pleins d’amour ! ô mots doux et charmants, Qu’ils ont pour le pécheur de hauts ravissements Quand tu l’appelles à ta table ! Un pauvre, un mendiant, s’en voir par toi pressés ! S’y voir par toi repus de ton corps adorable ! Mais, enfin tu l’as dit, Seigneur, et c’est assez.
Qui suis-je, ô mon Sauveur, pour oser y prétendre ? Qui me peut enhardir à m’approcher de toi ? Et qui te fait nous dire : Accourez tous à moi, Toi que ne peut le ciel contenir ni comprendre ? D’où te vient cet amour qui m’y daigne inviter, Moi, dont les actions ne font que t’irriter ; Moi, qui ne suis qu’ordure et glace ? L’ange ne peut te voir sans en frémir d’effroi, Les justes et les saints tremblent devant ta face, Et tu dis aux pécheurs : Accourez tous à moi !
Si tu ne le disais, quel homme oserait croire Qu’un Dieu jusqu’à ce point se voulût abaisser ? Et, si tu n’ordonnais à tous de s’avancer, Quel homme attenterait à cet excès de gloire ? Si Noé fut cent ans à bâtir un vaisseau Qui contre le ravage et les fureurs de l’eau Devait garantir peu de monde, Quelle apparence, ô Dieu ! qu’ayant à recevoir Le Créateur du ciel, de la terre et de l’onde, Une heure à ces respects prépare mon devoir ?
Si ton grand serviteur, ton bien-aimé Moïse, Pour enfermer la pierre écrite de tes doigts, Fit une arche au désert d’incorruptible bois, Et vêtit ses dehors d’une dorure exquise, Si de ce bois choisi le précieux emploi Ne fut que pour garder les tables d’une loi Que tu voulais être suivie ; Moi, qui ne suis qu’un tronc tout pourri, tout gâté, Pour recevoir l’Auteur des lois et de la vie, Oserai-je apporter tant de facilité ?
Ce modèle accompli des têtes couronnées, Le plus sage des rois, le grand roi Salomon, Pour élever un temple à l’honneur de ton nom, Tout grand roi qu’il était, employa sept années ; Il fit huit jours de fête à le sanctifier ; Il mit sur tes autels, pour te le dédier, Mille victimes pacifiques ; Et les chants d’allégresse, et le son des clairons, Quand il plaça ton arche en ces lieux magnifiques, En apprirent la pompe à tous les environs.
Et moi, qui des pécheurs suis le plus misérable, Oserai-je introduire un Dieu dans ma maison, Lui présenter pour temple une sale prison, Lui donner pour demeure un séjour effroyable ? Au lieu d’un siècle entier, de sept ans, de huit jours, Un quart d’heure amortit, un moment rompt le cours De toute l’ardeur de mon zèle ; Et puissé-je du moins m’acquitter dignement Des amoureux devoirs d’un serviteur fidèle, Ou durant ce quart d’heure, ou durant ce moment !
Qu’ils ont pour t’obéir, qu’ils ont pour te mieux plaire, Tous trois consumé d’art, de travaux et de temps ! Qu’auprès de leur ferveur mes feux sont inconstants ! Et que je te sers mal pour un si grand salaire ! Alors que ta bonté m’attire à ce festin Où ton corps est la viande, et ton sang est le vin, Que lâchement je m’y prépare ! Que rarement en moi je me tiens recueilli ! Qu’aisément mon esprit de lui-même s’égare, Et suit les vains objets dont il est assailli !
Certes en ta présence un penser salutaire Devrait fermer la porte à tous autres désirs, Et réunir en toi si bien tous nos plaisirs, Qu’aucune autre douceur ne pût nous en distraire ; Tout ce qui du respect s’écarte tant soit peu, Tout ce dont les parfaits font quelque désaveu, Devrait de tout point disparaître ; Puisque les anges même ont lieu d’être jaloux De voir, non un d’entre eux, mais leur souverain Maître Ravaler sa grandeur jusqu’à loger en nous.
Quelques honneurs qu’on dût à l’arche d’alliance, De quelque sacré prix que fussent ses trésors, La différence est grande entre elle et ton vrai corps, Entre eux et les Vertus de ta sainte présence. Tout ce qu’on immolait sous l’ancienne loi N’était de l’avenir promis à notre foi Qu’une ombre, qu’une image obscure ; Et dessus nos autels on offre à tout moment Le parfait sacrifice, et la victime pure, Qui de tout ce vieil ordre est l’accomplissement.
Que ne conçois-je donc une ardeur plus sincère, Un zèle plus fervent, à ton divin aspect ! Que ne me préparé-je avec plus de respect A la réception de ton sacré mystère ! Dans les siècles passés, prophètes, princes, rois, Patriarches et peuple, en ont cent et cent fois Donné le précepte et l’exemple, Et leurs cœurs pour ton culte ardemment embrasés, Me forcent à rougir, quand je porte à ton temple Des vœux si languissants, et sitôt épuisés.
Le dévot roi David, sautant devant ton arche, Publiait tes bienfaits reçus par ses aïeux ; Des instruments divers le son mélodieux Concerté par son ordre en réglait la démarche ; Des psaumes le doux son tout autour s’entendait ; Poussé du Saint-Esprit lui-même il accordait La harpe à chanter tes merveilles ; Lui-même il enseignait tout son peuple à s’unir Pour louer chaque jour tes grandeurs sans pareilles ; Lui-même il l’instruisait en l’art de te bénir.
Si telle était jadis la ferveur pour ta gloire, Si le zèle agissait alors si fortement, Que de son seul aspect l’arche du Testament De ta sainte louange excitait la mémoire, Quelle est la révérence, et quels sont les transports Que ce grand sacrement, que ton précieux corps Doit m’imprimer au fond de l’âme ? Et que ne doivent point tous les peuples chrétiens Apporter de respect, de tendresse et de flamme, Quand ils vont recevoir cette source de biens ?
Les reliques des saints et leurs superbes temples Font courir les mortels en mille et mille lieux ; Ils s’y laissent charmer et l’oreille et les yeux Par la haute structure et par leurs hauts exemples ; Ils baisent à genoux les précieux dépôts De leur chair vénérable et de leurs sacrés os, Qu’enveloppent l’or et la soie ; Et je te vois, mon Dieu, tout entier à l’autel, Toi le grand Saint des saints, toi l’auteur de leur joie, Toi de tout l’univers le Monarque immortel !
Souvent même l’esprit de ces pèlerinages N’est qu’un chatouillement de curiosité, Et l’attrait qu’a toujours en soi la nouveauté Vers ce qu’on n’a point vu tire ainsi les courages. Quand un motif si vain les pousse et les conduit, Le travail le plus long rapporte peu de fruit, Et ne laisse rien qui corrige, Surtout en ces esprits follement empressés, Qu’une ardeur trop légère à ces courses oblige, Sans aucun saint retour sur leurs crimes passés.
Mais en ce sacrement ton auguste présence, Véritable Homme-Dieu, rend le fruit assuré Toutes les fois qu’un cœur dignement préparé Y porte ferveur pleine et pleine révérence : Il n’y va point aussi ni par légèreté, Ni par démangeaison de curiosité, Ni par autre sensible amorce ; Tout ce qui l’y conduit c’est une ferme foi, C’est d’un solide espoir l’inébranlable force, C’est un ardent amour qui n’a d’objet que toi.
De la terre et du ciel Créateur invisible, Que grande est la bonté que tu montres pour nous ! Que ton ordre aux élus est favorable et doux De leur offrir pour mets ton corps incorruptible ! De ta façon d’agir les miracles charmants Épuisent la vigueur de nos entendements, Et ne s’en laissent point comprendre : C’est ce qui des dévots attire tous les cœurs ; C’est ce qui dans leurs cœurs verse un amour si tendre ; C’est ce qui les élève aux plus hautes ferveurs.
Aussi ces vrais dévots dont les saints exercices Appliquent de leurs soins toute l’activité A corriger en eux cette facilité Que prête la nature aux attaques des vices, Ces rares serviteurs, qui n’ont point d’autre but Que d’avancer leur vie au chemin du salut, Et rendre leurs âmes parfaites, Reçoivent d’ordinaire en ce grand sacrement Un zèle plus soumis à ce que tu souhaites, Et l’amour des vertus empreint plus fortement.
O grâce merveilleuse autant qu’elle est cachée, Qu’éprouve le fidèle, et que ne peut goûter Ni le manque de foi qui s’arrête à douter, Ni l’âme aux vains plaisirs en esclave attachée ! Par tes rayons secrets l’esprit mieux éclairé, Loin des sentiers obscurs qui l’avaient égaré, Reprend sa route légitime ; Sa beauté se répare, ainsi que sa vertu, Et tout ce qu’en gâtait la souillure du crime Rend à ses premiers traits l’éclat qu’ils avaient eu.
Tu descends quelquefois avec telle abondance Qu’après l’âme remplie un doux regorgement En répand sur le corps le rejaillissement, Et l’anime à son tour par sa vive influence : La prodigalité de la divine main Veut que tout l’homme ait part à ce bien souverain Au milieu de sa lassitude ; Et du corps tout usé la traînante langueur, Dans le débordement de cette plénitude, Souvent trouve un trésor de nouvelle vigueur.
Est-il rien cependant honteux et déplorable Comme nos lâchetés, comme notre tiédeur, De ne pas nous porter avecque plus d’ardeur A prendre Jésus-Christ, à manger à sa table ? C’est en lui, c’est aux biens qu’il nous y fait trouver Que consistent de ceux qui se doivent sauver Tout l’espoir et tous les mérites ; C’est lui qui sanctifie, et nous a rachetés, Qui nous console ici par ses douces visites, Et qui des saints au ciel fait les félicités.
Nous avons donc bien lieu d’une douleur profonde De voir tant de mortels ouvrir si peu les yeux Sur un mystère saint qui réjouit les cieux, Et qui par sa vertu conserve tout le monde. Oh ! quel aveuglement, oh ! quelle dureté De regarder si peu quelle est la dignité D’un don si grand, si salutaire ! L’usage trop commun semble le rabaisser, Et tel prend chaque jour cet auguste mystère Qui le prend par coutume et ne daigne y penser.
Si nous n’avions qu’un lieu, si nous n’avions qu’un prêtre Par qui ton corps sacré s’offrit sur nos autels, Avec combien de foule y courraient les mortels, Quelle ardeur pour le voir ne feraient-ils paraître ? Mais tu n’épargnes point un bien si précieux, Tant de prêtres partout l’offrent en tant de lieux, Que nos froideurs n’ont point d’excuse ; On le voit, on l’adore, on le prend chaque jour ; Et, plus cette faveur sur la terre est diffuse, Plus elle y fait briller ta grâce et ton amour.
Ton nom en soit béni, Sauveur de la nature, Dieu de miséricorde, et Pasteur éternel, Dont l’amour excessif pour l’homme criminel Lui donne en cet exil ton corps pour nourriture ! Pauvre et banni qu’il est, loin de le rejeter. A ce banquet sacré tu daignes l’inviter ; Ta propre bouche l’y convie : « O vous qui succombez sous le faix des travaux, Venez tous, » nous dis-tu, doux Auteur de la vie, « Et je soulagerai la grandeur de vos maux. »