De tout ce qui précède, il résulte que la conception biblique de l’amour de Dieu donne la synthèse des dualités demeurées irrésolues dans les systèmes de morale non bibliques. L’amour est à la fois une activité et un état de nature ; acte de liberté et de nécessité. Il est l’activité suprême, puisque, comme nous venons de le voir, il est l’accomplissement de la loi suprême ; et il est en même temps le produit le plus éminent de la grâce et du Saint-Esprit (Galates 5.22).
L’amour est également la synthèse de la sainteté et de la félicité, et par là même la suprême réalisation de la vie, de la ζωὴ αἰωνιος, qui se compose de la sainteté parfaite et de la félicité parfaite, de la sainteté, en ce qu’elle est l’expression parfaite du bien, de la félicité, en ce que cette activité sainte trouve en elle-même sa suffisante récompense.
C’est par ces raisons que la morale chrétienne, qui a placé l’amour pour Dieu au sommet de la vie spirituelle, échappe au double reproche qui lui a été fait tour à tour d’être idéaliste, irréalisable, et d’être utilitaire. Elle n’est pas idéaliste, en ce qu’elle propose à l’effort et au travail de l’homme une récompense de grâce d’une valeur infinie et par conséquent bien supérieure au travail accompli ; surtout, elle ne l’est pas, en ce que l’idéal qu’elle propose pour l’avenir est déjà pleinement et parfaitement réalisé dans le passé. « L’amour de Dieu », ont dit saint Augustin et saint Thomas dans une définition rapportée par Bossuet, « n’est autre chose qu’un mouvement de l’âme pour jouir de Dieu pour l’amour de lui-même. » — Elle n’est pas utilitaire, en ce qu’elle a placé cet objet de récompense non pas à côté ou au terme de l’activité, mais dans l’activité elle-même.
C’est ce que Vinet a exprimé en termes admirables dans cette page de ses Essais de philosophie morale : « L’amour de Dieu aura toujours ceci de particulier que les deux principes dont nous parlons (le bonheur et le devoir) s’incorporent l’un dans l’autre et n’en font plus qu’un. L’amour de Dieu est tout ensemble le triomphe et l’anéantissement du moi. Un vif sentiment de bonheur, une puissance infinie de détachement, en forment ensemble le caractère essentiel. Obéir à Dieu est le suprême devoir, mais aussi la suprême félicité. Aimer, c’est en même temps tout donner et tout avoir ; on donne son cœur, mais la récompense du don se trouve dans le don lui-même, et le sacrifice du mot, dans ce mystérieux état de l’âme, est lui-même le délice du moi… Ce bonheur, qui renferme tout ou remplace tout, ce bonheur dont l’acquisition ne coûte rien, n’est le prix d’aucun effort, le salaire d’aucune œuvre ; les chrétiens l’appellent le salut. Ils l’ont reçu de Dieu par Jésus-Christ. Possesseurs du salut, ils ont toute la somme de bonheur que l’égoïsme le plus immense et le plus insatiable eût pu jamais désirer. Le moi rassasié se tait ; l’égoïsme abdique ; l’amour, précédé par la joie, s’assied en vainqueur sur le trône de l’âme ; l’âme, dépréoccupée du moi, s’occupe de Dieu ; n’ayant pas de désirs à former, de craintes à nourrir, elle se dévoue ; elle se donne sans effort, sans réserve, sans retour sur elle-même, sans arrière-pensée d’intérêt ; que pourrait-elle prétendre qui ne lui ait été donné, qui ne lui soit assuré ? L’incapacité même de mériter sert et fortifie le dévouement ; ne pouvant spéculer sur un amour tout gratuit, on va au-devant de lui par l’amour. Sans doute, une telle vie a ses progrès, ses phases diverses ; mais, quoi qu’il en soit, cette divine combinaison décide l’ascendant et assure le triomphe définitif du principe moral, ou, si l’on veut, de l’élément désintéressé, dans notre âme ; et, l’impulsion une fois donnée, elle tend sans cesse vers cette noble unité que le péché avait rompue, et que Dieu seul pouvait rétablir à force d’amoura. »
a – Critique de l’utilitarisme, dans le volume de Mélanges, p. 79-84.
C’est ici que nous rejoignons en effet les conclusions de notre première partie, ou Téléologie, où nous avons établi que le principe premier de la morale, selon l’Ecriture, est la recherche de la gloire de Dieu par la créature. Mais comment Dieu peut-il être glorifié par la créature ? avons-nous demandé. Evidemment cela ne peut avoir lieu que d’une manière conforme à sa vraie nature. Si Dieu était l’être du panthéisme, l’homme ne pourrait glorifier Dieu qu’en se fondant dans l’être infini. Dieu est amour ; il a créé le monde par amour ; la gloire suprême de Dieu, en même temps que la satisfaction suprême de la créature elle-même, consistera en ce que Dieu soit aimé par elle. Ces deux termes de gloire et d’amour sont associés, en effet, dans le mystère de la vie divine, dans lequel le Fils glorifié va rentrer pour nous y introduire après lui (Jean 17.23-24).
Mais comment la créature, destinée de toute éternité à réaliser la communion parfaite avec Dieu, peut-elle, pécheresse comme elle l’est, arriver à réaliser cette destination primitive ? C’est ici que la morale chrétienne vient offrir, non pas seulement un idéal nouveau et inaccessible, mais des forces et des ressources suffisantes et pleinement efficaces. La morale chrétienne nous présente à la fois le but ou la fin de toute carrière morale, qui est Dieu, et le seul chemin qui puisse y conduire, Jésus-Christ, Rédempteur de l’humanité pécheresse.
En toute rigueur, nous pourrions nous arrêter ici, puisque, possédant l’amour de Dieu, nous avons atteint le terme consommateur de toutes les actualisations du bien, et que, par conséquent, toute conduite du croyant dans le monde est dès maintenant déterminée par sa relation avec Dieu. Nous n’aurions plus qu’à répéter avec saint Augustin : « Aime Dieu, et fais tout ce que tu voudras », et nous pourrions nous contenter de cette règle, si nous étions tous accomplis en connaissance comme en vie. Mais nous ne le sommes pas, et la morale chrétienne, pour conserver une valeur pratique, doit, s’adressant en tout temps à des hommes encore imparfaits, savoir descendre des hauteurs de l’idée souveraine dans les régions visibles et particulières où l’homme est appelé à marcher et à vivre. Saint Paul et les autres auteurs du Nouveau Testament nous ont donné l’exemple de ce double procédé. Comparez en particulier l’épître aux Romains, où la partie morale principielle (chap. 6 à 8) précède les déterminations et applications particulières (chap. 12 à 15). Il en est de même dans les épîtres aux Ephésiens et aux Colossiens.