1.[1] Le roi David, voulant savoir combien de myriades il y avait dans le peuple, oublieux des prescriptions de Moïse, qui avait ordonné, chaque fois qu’on dénombrerait le peuple, d’avoir à payer à Dieu un demi-sicle par tête, chargea son général Joab d’aller procéder à un dénombrement complet de la population. Joab opina qu’une telle mesure n’était pas nécessaire, mais le roi ne voulut rien entendre et lui enjoignit d’y procéder sans autre délai. Joab prit avec lui les chefs de tribus et les scribes, parcourut le pays d’Israël, et, après avoir fait ce recensement, revint auprès du roi à Jérusalem au bout de neuf mois et vingt jours. Il lui apportait le chiffre de la population, hormis la tribu de Benjamin, qu’il n’eut pas le temps de recenser[2], non plus que celle des Lévites : le roi, en effet, s’était déjà repenti de la faute qu’il avait commise envers Dieu. Le nombre des Israélites autres (que Juda) s’élevait à neuf cent mille hommes aptes à porter les armes et à combattre ; la tribu de Juda, à elle seule, en comptait quatre cent mille[3].
[1] II Samuel, XXIV, 1 ; I Chroniques, XXI, 1. Dans la Bible, c’est ou Dieu lui-même (Samuel) ou Satan (Chroniques) qui excite David à procéder au dénombrement du peuple. Il n’est pas question d’une transgression faite par David d’une prescription de Moïse. Josèphe s’est souvenu des versets du Pentateuque (Exode, XXX, 11 et suiv.) où il est prescrit qu’à chaque recensement on doit acquitter un impôt expiatoire d’un demi-sicle destiné à écarter l’épidémie. Le rapprochement des deux textes est fait également par Rabbi Éléazar (Berachot, 62 b).
[2] D’après les Chroniques (v. 6) Joab ne recense ni Benjamin, ni Lévi, parce que l’ordre du roi lui est odieux, non, comme dit Josèphe, parce que le temps lui manque.
[3] Bible : Samuel : 800.000 en Israël, et 500.000 en Juda ; Chroniques : 1.100.000 en Israël et 473.000 en Juda. Les chiffres de Josèphe se retrouvent dans la version L.
2.[4] Les prophètes ayant appris à David que Dieu était courroucé contre lui, il se mit à l’implorer et le conjura de se montrer clément et de lui pardonner sa faute. Alors Dieu lui envoya le prophète Gad qui lui offrit le choix entre trois fléaux : ou qu’une famine sévit dans le pays pendant sept ans[5], ou qu’après une guerre de trois mois il fût vaincu par ses ennemis, ou qu’une maladie pestilentielle infestât les Hébreux durant trois jours. David, ainsi contraint à ce pénible choix entre de si grands malheurs, s’affligeait et demeurait tout interdit. Mais le prophète lui déclara qu’il fallait en venir là de toute nécessité et l’invita à se décider promptement afin qu’il pût annoncer son choix à Dieu. Alors le roi réfléchit que s’il demandait la famine, il paraîtrait avoir sacrifié ses sujets à sa propre conservation, car il n’en souffrirait pas, ayant beaucoup de blé en réserve, mais le fléau serait désastreux pour les autres ; que s’il choisissait les trois mois de revers, on croirait qu’il avait opté pour la guerre parce qu’il était entouré des plus braves et protégé par ses gardes, de sorte qu’il n’avait rien à redouter. Il opta donc pour une calamité commune aux gouvernants et aux gouvernés, où la crainte fût la même pour tous, proclamant qu’il valait mieux tomber entre les mains de Dieu qu’entre celles des ennemis[6].
[4] II Samuel, XXIV, 10 ; I Chroniques, XXI, 7.
[5] Conforme à Samuel ; les Chroniques parlent de trois ans de famine. Les LXX ont partout : trois ans.
[6] La Bible dit simplement (II Samuel, XXIV, 14) : David répondit à Gad : « Je suis dans une grande angoisse ; puissé-je tomber entre les mains du Seigneur, car sa miséricorde est grande, et que je ne tombe pas entre les mains des hommes ! » L’explication que donne Josèphe est midraschique. On trouve l’analogue dans la Pesikta Sabbati, ch. XI (éd. Friedmann, 446). David dit : « Si je choisis la famine, les Israélites diront : c’est qu’il est roi et que ses trésors sont pleins. Si je dis : je serai mis en déroute par les ennemis d’Israël, ils diront : c’est qu’il a des guerriers qui le protègeront. Il dit alors : je vais demander la mort qui met au même rang grands et petits ; que je tombe donc, etc. »
3.[7] Ayant entendu ces paroles, le prophète les rapporta à Dieu. Et Dieu envoya la peste et la mort aux Hébreux. Ils ne succombaient pas tous de la même façon, et il n’était pas facile de reconnaître la maladie. Le fléau, quoique unique, se déguisait en mille formes et trouvait mille occasions pour s’abattre sur eux à l’improviste. Chacun périssait par un accident différent, et le mal survenant sournoisement amenait une mort cruelle : les uns rendaient l’âme subitement au milieu de violentes souffrances et de douleurs aiguës, quelques-uns s’épuisaient lentement et ne laissaient rien même pour leurs funérailles, ayant tout dépensé pendant leur maladie. D’autres, suffoqués soudain par un nuage qui envahissait leur yeux, expiraient dans un gémissement ; certains tombaient morts au moment d’enterrer quelqu’un des leurs, sans pouvoir achever la sépulture[8]. La peste ayant commencé son œuvre de destruction depuis l’aube, il périt jusqu’à l’heure du dîner[9] soixante-dix mille âmes. L’ange étendit son bras même sur Jérusalem, où il déchaîna également le fléau. Le roi, revêtu d’un cilice, était couché à terre et suppliait Dieu, lui demandant de s’apaiser enfin et de se contenter de tant de victimes. Comme il levait les yeux au ciel, il aperçut l’ange le traverser en se dirigeant sur Jérusalem, le glaive tiré, et il dit à Dieu que lui seul, le berger, méritait d’être châtié[10], mais que le troupeau innocent devait être sauvé ; il le suppliait donc de détourner sa colère contre lui-même et toute sa famille et d’épargner le peuple.
[7] II Samuel, XXIV, 13 ; I Chroniques, XXI, 14.
[8] Toute cette description est de Josèphe. Il s’y trouve des traits absurdes, étant donné la courte durée du fléau.
[9] Έως ώρας άρίστον comme dans les LXX (Samuel) : l’hébreu a : « jusqu’au temps marqué ». Les LXX ont peut-être lu un mot formé sur la racine « restaurer ». Pour Rabbi Yohanan, Amora du IIIe siècle (Berachot, 62 b), les mots énigmatiques ad eth moèd signifient «&nbp;jusqu’à midi ».
[10] L’Écriture fait dire à David : « C’est moi qui ai péché et mal agi, mais eux — les brebis, — qu’ont-ils fait ? » L’addition de Josèphe ne mériterait pas d’être notée, car elle est dans l’esprit du texte, si on ne retrouvait l’expression ό ποιμήν dans certains mss. des LXX (έγώ ήμαρτον xαί έγώ ό ποιμήν έxαxοποίησα) Cf. Vetus Latina : ego pastor peccavi.
4.[11] Dieu exauça sa prière et fit cesser la peste ; mais, lui ayant envoyé le prophète Gad, il lui ordonna de monter aussitôt à la grange du Jébuséen Oronnas[12], d’y élever un autel et d’y offrir un sacrifice à Dieu. David entendit et ne perdit pas un instant pour se rendre à l’endroit marqué. Oronnas était en train de battre son blé, quand il vit s’avancer le roi et tous ses enfants ; il accourut au-devant de lui et se prosterna. Quoique de race Jébuséenne, c’était un des meilleurs amis de David, et c’est pourquoi le roi l’avait épargné quand il détruisit la ville, ainsi que nous l’avons rapporté un peu plus haut. Comme Oronnas s’informait pourquoi le maître venait chez son serviteur, David lui dit que c’était pour lui acheter son aire afin d’y construire un autel à Dieu et d’y faire un sacrifice. Le Jébuséen déclara qu’il lui faisait présent et de l’aire et de la charrue et des bœufs pour un holocauste, et qu’il priait Dieu d’agréer le sacrifice. Le roi lui répondit qu’il lui savait gré de sa franchise et de sa générosité et qu’il acceptait son offre ; mais il désirait lui payer le prix de tout cela, car il n’était pas permis d’offrir un sacrifice qui ne coûtât rien. Oronnas s’en étant remis à son estimation, David lui acheta l’aire pour cinquante sicles[13]. Puis, ayant bâti l’autel, il accomplit les rites, fit l’holocauste et offrit des sacrifices de paix. Il apaise ainsi la divinité et elle lui redevient propice. Or, c’était précisément en cet endroit-là qu’Abram avait conduit son fils Isaac pour l’immoler et que, au moment où l’enfant allait être égorgé, un bélier était apparu soudain près de l’autel, bélier qu’Abram sacrifia à la place de son fils, comme nous l’avons dit antérieurement. Le roi David, voyant que Dieu avait exaucé sa prière et accueilli favorablement son sacrifice, décida d’appeler tout cet endroit l’autel du peuple entier et d’y construire un temple à Dieu. Cette parole devait s’accomplir dans l’avenir : Dieu, en effet, lui ayant dépêché le prophète, lui dit qu’un temple serait bâti là par son fils, par celui qui devait hériter après lui de la royauté.
[11] II Samuel, XXIV, 18 ; I Chroniques, XXI, 18.
[12] Josèphe omet le détail important que Dieu avait arrêté l’ange exterminateur au moment où il atteignait l’aire d’Aravna (II Samuel, XXIV, 16).
[13] Josèphe suit le texte de Samuel. Dans Chroniques, ibid., 25, on lit : « des sicles d’or au nombre de 600 ».