On a beaucoup discuté sur la légitimité de la trichotomie, appliquée aux devoirs chrétiens : devoirs envers Dieu, envers le prochain et envers nous-même. D’une part, on a contesté l’existence même des devoirs envers soi-même, et Vinet, dans ses Essais de philosophie morale, s’est fait le représentant de cette opinion. De l’autre, on a demandé de quel droit les devoirs envers soi-même pourraient être coordonnés à ceux envers Dieu et envers le prochain, puisqu’en aimant Dieu et le prochain, je m’aime moi-même de la vraie manière.
La première opposition, consistant à nier la raison d’être des devoirs envers soi-même, ne nous a pas convaincu. On prétend que, parler de devoirs envers soi-même, c’est commettre une contradiction dans les termes ; que la notion de devoir suppose la dualité du ou des sujets et du ou des objets ; qu’instituer des devoirs envers soi-même, c’est, si cette expression doit signifier quelque chose, consacrer la morale indépendante ou la morale de l’égoïsme. Nous disons : non ; et, tout d’abord, le langage ordinaire nous donne raison. Je dis sans scrupule, et tout le monde sait que j’ai le droit de dire : se respecter soi-même, se devoir à soi-même, par la raison qu’en parlant ainsi, je me distingue en sujet et objet ; en moi, sujet voulant, et en moi, objet, image de Dieu dans ma propre âme, empruntant de cette origine même la valeur que je lui attribue.
Saint Paul ne vise-t-il pas dans plusieurs passages le devoir envers soi-même, lorsque, par exemple, il parle de l’amour que je me porte naturellement, et que par conséquent je me dois (Éphésiens 5.28) ? Quand le commandement me dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », l’amour de moi qui figure ici comme mesure légitime de l’amour du prochain, ne paraît-il pas légitime lui-même et défini comme une forme morale, distincte, par son contenu de l’amour pour Dieu et de l’amour pour le prochain ?
La trichotomie des devoirs paraît également être indiquée Tite 2.11-12, dans les trois adverbes « sobrement, justement, pieusement », le premier répondant à ce que nous appelons le devoir envers soi ; le second, aux devoirs envers le prochain ; le troisième, aux devoirs directs envers Dieu.
Dans l’énumération des fruits de l’Esprit, Galates 5.22, le dernier terme nous paraît représenter la catégorie des faits moraux relatifs à soi-même ; et, s’il fallait leur trouver une place dans le décalogue, nous dirions qu’ils sont compris dans le Xe commandement.
Il est certain d’ailleurs qu’à un point de vue purement mécanique, il est une quantité de sujets moraux qu’on ne saurait où traiter sans l’addition de cette troisième catégorie.
Mais, si nous écartons comme non fondée la première opposition faite à la trichotomie des devoirs chrétiens, nous sommes obligé de donner, au moins en partie, raison à la seconde. Il est bien vrai que nous n’avons pas le droit de coordonner l’amour de soi et l’amour de Dieu, et cela pour des raisons exposées déjà dans la première partie de cet ouvrage ; mais nous n’avons pas davantage le droit de coordonner l’amour du prochain à l’amour de Dieu. Nous devons envisager plutôt l’amour du prochain et l’amour de soi comme coordonnés l’un à l’autre, mais subordonnés tous deux à l’amour de Dieu, qui les domine et les comprend en soi. Après cela, on pourra juger plus commode d’admettre, dans la pratique de l’instruction populaire une certaine coordination des trois catégories, et de considérer à part certains devoirs envers Dieu, que l’on distinguera comme tels des devoirs envers Dieu dans le prochain et des devoirs envers Dieu en nous-même ; mais pour rester dans la stricte réalité des faits, les deux catégories de l’obligation morale envers soi et envers le prochain doivent être non coordonnées, mais subordonnées au devoir envers Dieu, à titre de déterminations particulières qui n’épuisent pas le chef principal.
Cette hiérarchie était déjà observée dans le sommaire de la loi, où le grand commandement, ἡ μεγάλη ἐντολή, emprunté à Deutéronome 6.5, occupe la place souveraine, en regard du commandement, emprunté à un autre texte (Lévitique 19.18), qui y a été ajouté postérieurement à titre d’appendice.
Toute morale qui prétend distraire tout ou partie des obligations morales de l’homme de sa relation à Dieu, comme si celle-ci était indifférente à sa pratique, se voue à des contradictions certaines, à des impuissances inévitables, comme nous avons cherché à le montrer dans notre Ire partie. Elle pourra bien nous recommander, sous le nom de respect de soi-même, un certain amour de soi, et, sous le nom de philanthropie, une sorte d’amour du prochain et d’amour de l’humanité ; mais elle ne tracera jamais la limite ferme entre cet amour de soi et l’égoïsme, et elle n’enseignera jamais à sa philanthropie jusqu’à quel degré le sujet doit aimer le prochain : si c’est jusqu’à la limite de son propre intérêt, à supposer qu’on sût commentée propre intérêt lui-même doit être entendu ; si c’est jusqu’à la limite tracée par la réciprocité du prochain et, dans ce dernier cas, au nom de quel principe ; si je dois réellement aimer comme moi-même, à supposer qu’on sût ce que cela signifie ; si cet amour du prochain peut exiger jusqu’au sacrifice du moi, peut et doit aller jusqu’à la mort. Elle ne me renseigne pas non plus sur l’étendue du domaine de ces obligations envers le prochain : jusqu’à quelle limite je dois aimer dans le sein de l’humanité ; si c’est celle de ma famille, de ma nation ou de ma race ; si c’est jusqu’à la limite de l’humanité elle-même ; je lui demande : Qui est mon prochain ? et elle, qui affecte d’ignorer que tout homme est créé à l’image de Dieu et qui se demande s’il n’est point des races à face humaine qui marquent encore la transition de l’animalité à celle dont je fais partie, elle qui répudie par principe toute affirmation dogmatique sur Dieu et sur l’humanité, se voit réduite au silence sur ces questions de pratique si essentielles à résoudre. Cette morale ne m’enseignera pas, enfin, quelles seront les manifestations véritables de mon amour pour le prochain, si je dois secourir en lui avant tout le corps ou l’âme, et quel est l’ordre de ses intérêts que je dois servir.
Supposé donc que Dieu n’eût pas aimé l’humanité, qu’il n’eût pas animé du même sang tous ceux que nous appelons hommes, qu’il ne les eût pas destinés à la même félicité que moi, ou que Dieu ne les eût pas créés ni formés du tout, je ne découvre plus au nom de quel principe ou de quelle autorité personnelle ou impersonnelle, à part le principe de mon intérêt ou de mon caprice, une obligation quelconque me serait imposée à leur égard.
Si c’est Dieu, au contraire, qui m’a créé et qui a créé le prochain, je ne puis honorer et aimer véritablement le prochain, ni me respecter moi-même de la vraie façon, sans honorer et aimer Dieu dans le prochain et en moi. L’amour de soi et l’amour du prochain trouvent tout ensemble leur garantie, leur sanction et leur norme dans l’amour que Dieu lui-même a pour moi et pour mon prochain, ainsi que leur principe dans l’amour que j’éprouve moi-même pour Dieu. Nous devons aimer l’homme, créature de Dieu, et le moi lui-même, comme Dieu aime, en même temps qu’aimer l’un et l’autre en Dieu. Aimer une créature de Dieu autant que Dieu, à côté de Dieu ou sans Dieu, ne serait-ce pas consentir à ce qu’une grande partie de ma vie, de mes forces et de mon activité fût soustraite à mes obligations envers Dieu, à qui pourtant je dois tout et dont je dépends absolument, à ce que ma vie fût scindée en deux parties, dont l’une appartiendrait à Dieu et l’autre au prochain, ou pour mieux dire à moi-même, car alors je m’aimerais moi-même dans le prochain ; et ne serait-ce pas faire injure à Dieu et à la religion, que de leur réserver un cœur et une vie partagés ?
Mais si l’amour véritable du prochain, même que je ne connais point et avec lequel je ne suis jamais entré ni n’entrerai en contact personnel, ne peut dériver que de ma relation à Dieu, la contre-partie de cette vérité n’est pas moins évidente, savoir que l’amour véritable pour Dieu renferme nécessairement l’amour pour le prochain ; qu’en aimant Dieu, je m’engage eo ipso à aimer tous ceux qui comme moi sont nés de lui, et à telles enseignes que l’absence de cet amour de l’être que je vois trahirait l’absence de l’amour de l’être que je ne vois point, puisque celui-ci est plus difficile à réaliser que celui-là. Cette pensée, que l’amour du prochain est le garant de notre amour pour Dieu, qui ne peut pas ne pas le renfermer, est répétée plus d’une fois dans la Ire épître de Jean : Jean 2.9-10 ; 3.10, 18 ; 4.8, 20 ; 5.1.
Aimer une créature ou quelque chose au monde sans Dieu, à côté de Dieu, ou autant que Dieu, c’est une idolâtrie (Matthieu 10.37 ; 1 Jean 5.21).
Dire qu’on aime Dieu sans aimer le prochain, est un mensonge (1 Jean 4.20).
Nous traiterons en trois chapitres de l’amour chrétien envers les créatures, dans ses rapports :
- au sujet lui-même ;
- à ses semblables ;
- aux sociétés humaines.