Le titre même de ce chapitre suppose que nous accordons au moi une valeur indépendante de la volonté du moi lui-même : nous admettons l’existence d’un devoir sacré du sujet envers lui-même, considéré comme objet, devoir qui trouve sa consécration suprême dans son rapport à Dieu.
C’est cette valeur intrinsèque du moi comme créature de Dieu, fait de nature et indépendant de ma volonté, que je suis appelé à reconnaître dans ma conscience et dans ma pratique, avant toute autre obligation soit envers moi-même, soit envers mon prochain, avant toute acceptation soit de sacrifice, soit de jouissance. La conscience que le moi a acquise de ce qu’il est, de ce qu’il veut, en un mot, le respect de moi-même ou de l’œuvre de Dieu en moi, est la présupposition nécessaire de toute détermination morale, en ce qu’il me commande toute œuvre moralement bonne, même sans espoir de succès ou de récompense extérieure, et m’interdit toute œuvre répréhensible, même celle qui n’aurait d’autre témoin que Dieu et ma conscience.
Ce respect de moi-même n’est donc ni incompatible avec l’humilité, qui ne consiste point à évaluer faussement ses avantages, mais à les rapporter à Dieu, dont l’homme les a reçus (1 Corinthiens 4.7), ni identique avec l’orgueil, qui peut s’allier à la prétention d’être issu de l’animal ou d’être un simple composé de matière. Il n’y a point d’humilité, disait Beck, à dire : Ich bin ein Schwein.
C’est ce motif du respect de soi-même que Paul fait valoir dans tous les passages où il nous exhorte à tenir une conduite digne de notre vocation à la fois de chrétien et de créature de Dieu, car cette seconde est comprise dans la première (Éphésiens 4.1 ; 2 Thessaloniciens 1.5, 11 ; comp. 1 Thessaloniciens 2.12).
Comme l’amour de soi est un fait naturel, qui n’a pas besoin d’être commandé, il ne faut plus que l’amender, le corriger, le discipliner, le diriger sur ses véritables objets ; et c’est précisément ce que fait l’Ecriture en intercalant, pour ainsi dire, ce devoir dans la crainte de Dieu qui m’enseigne le respect de moi-même et dans l’amour du prochain qui m’enseigne mes propres limites.
Au respect de soi-même, comme principe général de conservation de soi, s’associe le contentement de soi, comme principe de vraie initiative ; cette disposition accompagne la piété et en est accompagnée (1 Timothée 6.6). C’est la reconnaissance humble et paisible des avantages que Dieu nous a accordés, qui n’a rien de commun avec la satisfaction vaniteuse puisée dans la conscience de ce que l’on a et de ce que l’on est. C’est au contraire la vanité qui engendre l’envie et le murmure.
C’est donc du véritable amour de soi, sanctifié par le rapport à Dieu, amendé par l’amour du prochain, que nous avons à traiter sous le nom de la σωφροσύνη, ou tempérance chrétienne, qui s’affirme dans la possession du moi par le moib.
b – La racine temperare renferme une notion essentiellement positive : faire un mélange. Nous entendons le mot temperantia de la juste proportion à établir entre les divers organes et leurs fonctions.
Nous ne traiterons pas de cet ordre de devoirs à un point de vue exclusivement négatif, prohibitif et ascétique. La σωφροσύνη pour autant qu’elle est définie comme la tempérance, ou la vraie possession du moi par le moi, doit être envisagée comme une vertu essentiellement active et productrice, ainsi que toute vertu spécifiquement chrétienne, et l’élément négatif et restrictif qui y est contenu, ne saurait en constituer l’essence même. En effet, la morale chrétienne offre et donne plutôt qu’elle ne retranche ; si elle commande l’abstinence, ce n’est jamais qu’en vue de l’usage ; elle ne fait pas de la mortification une fin à poursuivre pour elle-même, et les notions restrictives et prohibitives que nous y rencontrons ne peuvent prendre ou conserver leur véritable valeur que dans leur connexité avec l’élément positif.
Le devoir de la tempérance chrétienne comprendra donc deux éléments principaux : l’un, celui de la préservation du moi ; c’est l’élément restrictif, prohibitif et préventif ; l’autre, celui du développement progressif du moi ; c’est l’élément positif et productif : tous les deux compris dans la notion de la pleine possession du moi ou du vrai amour de soi.
Notre chapitre sur les devoirs relatifs à soi-même se décomposera donc en deux paragraphes, le premier traitant des moyens de préservation du moi, compris dans la discipline chrétienne ; le second, de la jouissance chrétienne, ou de l’usage normal des forces et des biens possédés par le moi.