La discipline chrétienne comprend tous les moyens à mettre en œuvre pour préserver le moi de toute atteinte portée soit à sa nature physique, soit à sa nature morale, pour maintenir sans altération l’intégrité de ses organes ou pour les restituer dans l’état normal, s’ils ont été viciés.
Nous traiterons sous ce chef 1° de la tempérance curative, c’est-à-dire du renoncement aux vices qui portent atteinte à la bonne organisation du corps ; et 2° de la tempérance préventive, ou de l’abstinence volontaire de certaines jouissances sensibles, même permises, en vue d’un but moral supérieur à atteindre.
On peut rattacher ces devoirs à deux chefs principaux : ceux qui se rapportent à la préservation du corps lui-même, et ceux qui se rapportent à la sanctification des organes corporels.
Le premier des devoirs de la tempérance qui se présente à l’esprit est d’éviter toute manière de faire portant atteinte à l’existence physique elle-même, et par conséquent de tout faire pour conserver la vie physique que Dieu m’a donnée.
Ce n’est pas purement et simplement pour obéir à l’instinct de la conservation que le chrétien protège sa vie et qu’il n’imite pas la folle et coupable bravoure de ceux qui courent sans obligation au devant de la mort. Le chrétien tient à la vie terrestre parce qu’elle est un don de Dieu, un bienfait, par conséquent, un moyen de le servir ; et le soupir qu’il porte en lui, avec la nature tout entière, après la rédemption parfaite, ne saurait prévaloir sur cette appréciation de la vie comme d’une grâce. Aussi s’abstient-il à la fois du désir désordonné, de l’impatience charnelle du départ, et d’un attachement à la vie terrestre qui étoufferait en lui l’attente du salut accompli et l’espérance de la gloire. C’est ici un des points où il est facile de comparer la sobriété du point de vue scripturaire et apostolique avec les exagérations et les excentricités sublimes qui se sont produites dans l’histoire des martyrs, et pour la première fois dans les lettres d’Ignace, puis chez Origène. Saint Paul n’a pas appelé le départ de ses vœux ; il n’a pas eu soif du martyre ; il exprime simplement sa préférence personnelle qui le porterait à déloger (Philippiens 1.21-23), mais tout en acceptant les temps et les moments que Dieu a fixés, et en se résignant volontiers à demeurer encore quelque temps en ce corps, dans l’intérêt de l’Eglise (v. 24-25). En priant pour le rétablissement d’Epaphrodite (Philippiens 2.27), afin qu’il n’eût pas tristesse sur tristesse, et en constatant que, par l’exaucement accordé à cette prière. Dieu a eu pitié tout ensemble et de lui et d’Epaphrodite lui-même, l’apôtre attribuait à la carrière terrestre du chrétien une valeur en soi. La vie terrestre, au point de vue biblique, soit israélite, soit chrétien, mais ici à un point de vue plus spirituel et plus élevé, doit être considérée comme un bien, qu’il n’est pas permis de mépriser et pour lequel il faut au contraire rendre grâces comme pour toutes choses (1 Thessaloniciens 5.18).
Le suicide est condamné par là sous toutes ses formes, et il n’est pas nécessaire d’en chercher dans l’Ecriture une interdiction expresse. Augustin avait raison de dire qu’il est en tout cas interdit par le VIme commandement.
Le suicide a été l’objet d’appréciations fort diverses dans la suite des temps, et l’opinion a passé tour à tour d’une excessive indulgence, comme ce fut le cas dans l’antiquité, à une sévérité non moins excessive, comme c’est le cas encore aujourd’hui dans les pays catholiques, où un lieu à part lui est réservé dans le cimetière, comme si c’était le plus grand de tous les crimes.
Dans l’antiquité, les opinions des diverses écoles philosophiques divergeaient au sujet du suicide. A côté du stoïcisme, qui approuve et même ordonne le suicide dans certains cas, nous entendons Platon et Aristote le condamner et pour des raisons toutes pareilles à celles que nous tirons du point de vue chrétien, à savoir que l’homme est placé sur la terre comme à un poste qu’il ne lui est pas loisible d’abandonner à son gré.
L’antiquité chrétienne le condamna aussi, cela va sans dire, mais se montra disposée à faire certaines réserves. Ainsi l’exemple d’une mère chrétienne qui, au temps des persécutions de Dioclétien, se jeta à l’eau avec ses deux filles pour les soustraire au déshonneur, fut généralement approuvé, par le motif que la mort valait mieux que le péché. L’erreur ici consistait à confondre la violence subie avec la violence acceptée, qui seule serait coupable. Or, si terrible que soit une alternative telle que celle que nous venons de mentionner, nous ne pensons pas que, même dans ce cas extrême, le chrétien soit autorisé à s’ôter la vie.
Le suicide consiste à avancer par un crise lente ou subite le terme fixé par Dieu à l’existence terrestre de l’homme, dans le but de se soustraire aux souffrances et aux responsabilités qui y sont attachées. A ce point de vue, il est une lâcheté, car il est une désertion. C’est un outrage jeté à la sagesse et à la bonté de Dieu, qui a placé et qui laisse l’homme sur la terre jusqu’à l’accomplissement de l’œuvre qui lui a été d’avance confiée.
Toute mort volontaire n’est donc pas un suicide ; elle devient au contraire un acte de vertu, objet même d’obligation stricte, lorsqu’elle a pour but le salut d’une autre vie ou le triomphe d’une cause sainte et qu’elle est le seul moyen d’atteindre ce but supérieur (exemple de Samson).
Nous rattachons encore à la catégorie du suicide tout acte consistant à exposer témérairement et inutilement sa vie, en bravant un danger auquel Dieu ne nous a pas appelés à nous exposer ; c’est ce que l’Ecriture appelle « tenter Dieu » (Matthieu 4.7 ; comp. un exemple semblable, Matthieu 26.51-52).
Le duel, qui est à la fois un suicide et un meurtre, sera traité dans la section des devoirs relatifs au prochain.
C’est en conformité du devoir de préserver sa vie et de ne pas en hâter arbitrairement le terme, que Jésus-Christ recommande à ses disciples une manière d’agir en temps de persécution qui serait certainement taxée de lâcheté par la morale humaine (Matthieu 10.23). La contre-partie de ce précepte nous est donnée par Jésus-Christ dans Matthieu 10.39 (comp. Luc 12.8-9) et d’autres passages où le désir de conserver sa vie, au prix de l’infidélité à la cause de Dieu, est menacé des peines les plus sévères.
Jésus-Christ et saint Paul nous ont indiqué par leur exemple la ligne de conduite à suivre entre ces deux exagérations opposées. D’une part, Jésus annonce qu’il veut achever, pendant qu’il le peut, toute l’œuvre qui lui est confiée (Jean 9.4), et pour cela ne rien faire pour précipiter un dénouement qui le surprendrait avant le terme providentiel ; d’un autre côté, il se refusera à prolonger d’une seule heure sa carrière terrestre en se dérobant par prudence à une tâche périlleuse (Jean 11.9). Ne rien retrancher de la somme de ses journées et n’y rien ajouter, telle fut sa double norme et sa double devise.
Les excès du travail, de la fatigue ou de la jouissance, de même que la négligence des soins nécessaires au corps, sont compris dans la condamnation du suicide. C’est ici que l’échelle des culpabilités s’étend à l’infini, depuis le degré minimum, représenté par le cas de Timothée (1 Timothée 5.23) ; depuis ces nobles, mais imprudents et par là même blâmables excès d’un zèle qui consume une vie d’homme avant le temps, jusqu’aux déportements du vice qui abrutissent l’âme et abrègent l’existence.
Le devoir de sanctifier le corps renferme et suppose celui de l’estimer à toute sa valeur, et de le mettre à sa place, qui est subordonnée à celle de l’esprit, sans qu’il soit pour cela son rival. Le maintien de cette harmonie ou du rapport normal entre les parties corporelle et spirituelle de notre nature, se nomme en grec εζγκράτεια.
L’Evangile a les expressions les plus fortes sur la dignité du corps et sur l’usage auquel il doit servir. C’est un de ces cas, en effet, où éclate la supériorité de la morale biblique sur la morale philosophique, surtout dans l’antiquité, toujours oscillant entre le matérialisme et le dualisme ou un ultra-spiritualisme hostile à l’élément sensible de notre nature. C’est ce tempérament raisonnable entre le spiritualisme et le matérialisme qui est, selon nous, le trait distinctif de la conception scripturaire et chrétienne. C’est ainsi que Paul appelle le corps un temple, le temple du Saint-Esprit (1 Corinthiens 6.19), nos membres, les membres de Jésus-Christ (v. 15) ; non seulement le corps est pour le Seigneur ; mais, pressant sa pensée jusqu’à un paradoxe apparent, il ira jusqu’à dire que « le Seigneur est pour le corps. » La conclusion pratique à tirer de ces prémisses, c’est que le corps peut et doit servir à la gloire de Dieu (1 Corinthiens 6.20), c’est-à-dire que, même dans les occupations les plus vulgaires, il doit être consacré à Dieu (1 Corinthiens 10.31 ; Colossiens 3.17-24) et qu’il doit être préservé des vices qui le profanent et le souillent (1 Thessaloniciens 4.4). Nous sommes tenté de dire que jamais la morale biblique et chrétienne ne s’est élevée plus haut qu’en transformant même les actes les plus indifférents en apparence à la morale et les plus matériels en un culte rendu à Dieu et digne de le glorifier. Cette conséquence découle de la notion du Dieu véritable, qui est sainteté et amour, et qui étend sa toute-science et son action à la fois sur toutes choses et sur tous les hommes, πάντα καὶ πάντας.
C’est à ce point encore, la relation de l’homme avec Dieu, que le chrétien et le simple honnête homme se séparent. Manger et boire sans excès, voilà la limite fixée par la morale du monde ; manger et boire « pour la gloire de Dieu et avec actions de grâces », voilà la norme chrétienne, et toute jouissance matérielle qui n’est pas sanctifiée par cette relation à Dieu est une idolâtrie ; ne pas dominer la matière, c’est être dominé par elle (Romains 1.21).
Les deux vices principaux qui portent atteinte au caractère de consécration du corps sont l’intempérance et l’impureté ; et le principe commun de l’un et de l’autre, c’est la sensualité, qui consiste, même sous des formes et des dehors honnêtes encore, à se complaire dans la satisfaction de tous les désirs de la chair, c’est-à-dire dans une préoccupation habituellement portée vers ses aises, qui résulte inévitablement de l’abdication des préoccupations supérieures (Romains 13.14) : « Revêtez le Seigneur Jésus-Christ, et ne soignez pas la chair pour les convoitises. » Il y a des habitudes de bonne chère et de bon vin qui, sans être taxées encore de gourmandise et d’ivrognerie, en tiennent et y conduisent. Rentrant en tout cas dans la catégorie morale définie par Paul (Philippiens 3.19) et consistant à faire de son ventre son Dieu, la sensualité de bon ton cherchera sa satisfaction dans le choix des aliments (friandise), si ce n’est dans leur quantité (gourmandise). Ce n’est pas qu’il soit immoral d’apprécier ou de ne pas ignorer le goût des aliments, puisqu’enfin les goûts divers sont l’œuvre du Créateur ; mais cette jouissance est coupable quand elle devient exclusive. Les diverses formes de la sensualité sont énumérées dans Romains 13.13, le passage qui, selon le récit même de saint Augustin, fut l’occasion de sa conversion.
L’ivrognerie et la gourmandise s’opposent l’une à l’autre par leurs effets immédiats, sinon par leurs conséquences dernières. La première est un état de fausse inspiration, triste contrefaçon de l’action de l’Esprit ; c’est la fausse vitalité qui, en surexcitant les organes, ne peut aboutir qu’à la torpeur et à la dissolution (Éphésiens 5.18 ; comp. Actes 2.13-14). Quoique la gourmandise exerce moins de ravages, en fait, elle semble encore plus repoussante et plus brutale, n’ayant pas même l’excuse de la passion et de l’entraînement. Il n’y a plus d’inspiration possible dans les excès du manger, non pas même la mauvaise ; son effet immédiat est l’appesantissement et un commencement d’idiotisme (Luc 21.34)c.
c – L’Ancien Testament paraît être beaucoup plus sévère pour l’intempérance du riche que pour celle du pauvre.
L’exhortation à la sobriété est jointe à celle à la vigilance (1 Pierre 5.8).
Sur ce point encore, la morale de Platon cède le pas à celle de l’Evangile. Dans le Banquet, le philosophe nous représente les convives sortant d’un jour d’ivresse, et prenant sans doute la résolution de faire mieux, mais sans qu’une flétrissure particulière paraisse attachée à la conduite de la veille. D’autre part, c’est Socrate qui, absorbé dans ses pensées, oublie l’heure du repas et se fait attendre. Jésus-Christ s’est fait attendre une fois, lui aussi, de ceux qui lui avaient préparé sa nourriture ; mais c’est qu’il venait de parler à une pauvre femme pécheresse de la vie éternelle (Jean 4). C’est la différence d’un sage à un Sauveur.
La seconde des formes de la sensualité est l’impureté, dont l’apparition la plus fréquente est la fornication (πορνεία), qui reste dans les temps apostoliques la plus dangereuse tentation des chrétiens sortis du paganisme (1 Corinthiens 6). Ajoutons que c’est la principale de la jeunesse dans tous les temps. Toutes les formes, même les plus monstrueuses, de l’impureté, sont signalées dans le code pénal donné au peuple d’Israël, qui devait être mis en garde, par ce qu’on a injustement appelé « les sales litanies du Lévitique », contre les abominations des premiers habitants du pays, tandis que le principe caché de ces crimes, la convoitise, nous est signalé par le Seigneur dans le sermon sur la montagne (Matthieu 5.28 : ὁ βλέπων γύναικα πρὸς τὸ ἐπιθυμῆσαι αὐτήν ; la préposition marque ici l’intention coupable souillant un acte qui en soi n’est pas moralement déterminable).
D’après saint Paul, l’impureté en général, et la fornication en particulier, se distinguent de tout autre péché, en ce qu’elles sont une offense directe faite au corps lui-même, tandis que l’ivrognerie et la gourmandise, tout en affectant le corps, s’accomplissent pourtant en un sens en dehors de lui, en ce qu’elles n’en affectent qu’un des organes, et que d’ailleurs le coupable ne déshonore que lui et n’est déshonoré que par lui ; il semble que l’honneur de l’espèce elle-même soit atteint par la profanation de l’acte qui est destiné à la perpétuer. Les relations contractées par l’impureté paraissent avoir aux yeux de Paul une portée permanente, en ce qu’elles sont la contrefaçon à la fois de l’institution primitive du mariage (1 Corinthiens 6.16 ; comp. Genèse 2.24) et de la plus noble des affections terrestres.
Cependant les péchés contre-nature, traités si légèrement par la conscience hellénique, et justifiés presque ou du moins excusés dans les Dialogues de Platon, au point que les plus grands noms de la nation grecque en paraissent entachés, sont taxés dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament plus sévèrement encore que la fornication et l’adultère ; et l’apôtre des Gentils n’a pas craint de mettre à nu, dans le chapitre premier de l’épître aux Romains, les turpitudes qui se cachaient sous les somptueux décors de la civilisation gréco-romaine. C’est le réquisitoire le plus cru, mais sans appel, dressé au nom de la conscience morale indignée contre le paganisme et ses œuvres. Ce vice est encore flétri et rangé au nombre de ceux qui excluent du royaume des cieux, 1 Corinthiens 6.10 et 1 Timothée 1.10. C’est de l’impureté sous toutes ses formes que nous dirons après Paul, non pas : domptez-la, mais : fuyez-la (1 Corinthiens 6.18).
Les péchés du corps, ivrognerie et impureté, sont de tous ceux qui reçoivent la rétribution la plus immédiate ; et de ces deux-là mêmes, c’est le second qui expose aux conséquences matérielles les plus redoutables.
Par les considérations qui précèdent, nous nous sommes séparés des doctrines qui attribuent au corps comme tel une action malfaisante sur l’âme et en tirent la conséquence qu’il ne doit pas être conservé, préservé et respecté, mais au contraire macéré, mortifié et mutilé. Mais, outre le sacrifice des vices qui portent directement atteinte à la bonne organisation du corps, et dont il vient d’être parlé, la morale impose dans certains cas donnés la privation de jouissances corporelles permises ou indifférentes en soi, et c’est ici le lieu de distinguer entre l’ascèse préventive, qui peut être légitime et même obligatoire, et l’ascèse fausse et malsaine, que nous appellerons plus spécialement ascétique.
La fausse ascèse a reparu dans toutes les religions et dans toutes les philosophies qui aspiraient, en dehors du courant de la révélation, à réaliser un idéal de moralité et de vertu supérieur à l’intérêt. Toutes les fois que la morale a voulu discipliner la nature humaine, ce fut en la mutilant. C’est que toutes ces morales procédaient d’une conception dualiste du monde, selon laquelle la matière, et le corps par conséquent, était d’origine le principe rival de l’esprit et du bien, opposé par sa destination à l’un et à l’autre.
La différence entre la vraie ascèse et la fausse, même quand elles se rencontreraient dans un cas particulier, réside dans leur principe. L’une commande l’abstinence pour elle-même, comme une fin en soi, méritoire en elle-même et indépendante de la disposition qui a inspiré cette pratique. C’est que le caractère moral ou immoral a été attaché à l’objet extérieur, à l’opus operatum. Les formes les plus connues de cette fausse ascétique ont été le jeûne et le célibat, considérés comme ayant une valeur morale intrinsèque et imposés à certaines classes d’hommes ou dans certains jours déterminés, dans des conditions, par conséquent, qui n’avaient aucune relation à l’ordre moral.
La fausse ascétique a été condamnée surtout dans le passage classique Colossiens 2.20-23. L’invasion dans l’Eglise en est annoncée 1 Timothée 4.3. Sous ses apparences recommandables et vertueuses, l’apôtre a discerné l’essence commune à toutes les formes du péché, l’amour du moi, l’égoïsme cherchant à se satisfaire par la poursuite d’un idéal de sainteté qui n’est pas conforme à la volonté de Dieu et qui n’est par conséquent encore et toujours que l’expression de la volonté propre du sujet. En mourant avec Christ, le chrétien est mort à toutes ces pratiques, qui ne sont que les manifestations les plus subtiles et par là même les plus dangereuses de la vie de la chair, sous couleur de mortification de la chair.
Il faut que cette tendance, si opposée qu’elle paraisse au penchant naturel, réponde cependant à des instincts bien invétérés au cœur de l’homme, pour que, proscrite si absolument par l’esprit du véritable Evangile, elle ait reparu, comme une plante parasite non encore entièrement extirpée, sur le sol de la chrétienté, dans le catholicisme et même dans le protestantisme.
La pratique ascétique redevient légitime, morale, et peut devenir par conséquent obligatoire, lorsque, au lieu d’être considérée comme une fin en soi, elle ne l’est que comme un moyen nécessaire pour atteindre un but supérieur, comme une mesure préventive qui a pour but de neutraliser d’avance les influences pernicieuses qui pourraient s’étendre du corps à l’âme. Dans un cas, l’acte d’abstinence, accompli dans un certain temps, dans un certain lieu, est considéré comme réalisant, au profit d’une classe d’hommes déterminée, une œuvre bonne en soi et même un idéal de perfection supérieure ; dans l’autre, les actes d’abstinence ne sont envisagés que comme auxiliaires de la disposition morale, et, bien loin de représenter par conséquent une perfection supérieure, sont toujours un indice d’infirmité morale. La nécessité ou l’opportunité de l’ascèse, au lieu d’être déterminée ici par des conditions extérieures et matérielles, comme celles de temps, de lieu et de caste, ne l’est plus que par des raisons individuelles, dont le sujet seul peut être juge, et qui ne doivent jamais être imposées à la conscience d’autrui. Sous ces réserves, certaines pratiques ascétiques peuvent trouver leur place dans la morale évangélique, et c’est ce que le protestantisme a quelquefois méconnu. Le Nouveau Testament ne les proscrit ni ne les prescrit ; il se borne à les mettre à leur juste place. C’est ainsi que, sans commander le jeûne, Jésus-Christ l’admet et le réglemente (Matthieu 6.16). Nous remarquons que le jeûne, moyen ascétique peut-être nécessaire sous certains climats, peut aller directement à rencontre de ce but, et devenir moralement pernicieux, en arrêtant ou en paralysant l’essor de la dévotion au lieu de le favoriser. Il est évident que, dans ce dernier cas, le jeûne ne peut plus avoir sa place dans la morale. Et sur ce point particulier encore, le Seigneur a opposé la vraie ascèse, qui naît de la disposition intérieure et du besoin du cœur, à la fausse, qui n’est qu’une observance formaliste, en répondant à la question : « Pourquoi tes disciples ne jeûnent-ils point ? » (Matthieu 9.14-15). Le jeûne étant l’expression de la tristesse, il y aurait eu contradiction en soi et mensonge à le pratiquer dans la joie.
Saint Paul va plus loin, en ce qui le concerne personnellement, lorsqu’il semble faire de la mortification de son corps une condition de salut pour son âme (1 Corinthiens 9.27). Nous le voyons même pratiquer des vœux prescrits par la loi juive, et cela, non pas seulement par manière d’accommodation aux scrupules de ses compatriotes, ni par mômerie, comme le pense M. Renan, mais parce qu’il y voit un instrument de discipline utile en soi et pour lui-même (Actes 18.18 ; 21.23).
D’un autre coté, le Nouveau Testament ne recommande nulle part la mutilation matérielle des organes ; et les deux paroles de Jésus-Christ, Matthieu 5.29 et Matthieu 19.12, qui ont été interprétées dans ce sens, sont suffisamment circonscrites dans leur portée spirituelle et morale par le contexte et par l’ensemble même de la doctrine, en particulier Marc 7.20-22, pour qu’il soit impossible de s’y méprendre. La castration volontaire (à laquelle Origène s’était, dit-on, cru obligé par la parole de Jésus, Matthieu 19.12) est aussi contraire à l’esprit de l’Evangile qu’elle est peu conforme à la lettre même de ce passage.
De la comparaison de ces différents passages, tant ceux qui condamnent la fausse ascèse que ceux qui mentionnent les cas où une certaine ascèse est légitime, résultera pour nous la notion vraiment chrétienne, d’où sont exclus les deux extrêmes, l’ascétisme monacal, d’un côté, le spiritualisme absolu, de l’autre, qui taxerait de légalisme l’abstinence même volontaire et temporaire d’une jouissance permise. Nous accordons sans doute que toute pratique ascétique trahit une faiblesse ou une accommodation à l’état d’une nature charnelle, que c’est une restriction apportée à la liberté parfaite et glorieuse du chrétien, qui affirme, et avec raison, que « toutes choses sont pures à celui qui est pur » (Tite 1.15), que « toute créature de Dieu est bonne, et qu’aucune n’est à rejeter, quand elle est prise avec actions de grâces » (1 Timothée 4.4) ; mais on tombe dans l’exagération que nous appelons spiritualiste, lorsque, sous prétexte de libéralisme et au nom du principe de la liberté chrétienne, on me conteste le droit de renoncer pour un temps à la jouissance d’un don de Dieu en vue d’un résultat supérieur à la jouissance elle-même. Il y aurait d’ailleurs dans cette interdiction une inconséquence et une contradiction en soi ; car ma liberté chrétienne, si elle est complète, implique évidemment le droit de me restreindre, dans l’intérêt du prochain et de moi-même. C’est une de ces restrictions que Paul mentionne et qui est présentée à l’imitation des chrétiens de tous les temps (1 Corinthiens 9.22).
La forme la plus connue de l’abstinence est celle qui est pratiquée dans les sociétés de tempérance. Les principes que nous avons exposés retrouvent ici leur application. L’abstinence même totale peut devenir moralement obligatoire, lorsqu’elle est indispensable pour atteindre un but moralement bon et par conséquent nécessaire qui ne pourrait être obtenu par un autre moyen, que le résultat recherché soit l’amélioration du sujet lui-même ou celle d’autrui ; et le modéré même peut se juger appelé à pratiquer, par l’abstinence totale du vin pendant un temps plus ou moins long, le principe de l’apôtre : « se faire tout à tous pour en sauver quelques-uns » (1 Corinthiens 9.22). L’erreur commence dans ce domaine, dès qu’on fait de l’abstinence un devoir général, imposé à tout chrétien, que l’on y attache un mérite intrinsèque, et que l’on assume des engagements et des responsabilités disproportionnés avec le résultat à atteindre. Nous ne saurions, par exemple, trouver justifiés les engagements à vie, et nous sommes disposé à les considérer comme téméraires.
Nous en restons à admettre qu’il peut y avoir des chrétiens appelés par vocation péremptoire à s’abstenir du vin, en vue du relèvement des ivrognes, et que d’autres chrétiens sont au contraire appelés à user du vin, comme le firent Jésus et les apôtres aux noces de Cana (Jean 2) et comme saint Paul y exhorte son disciple Timothée (1 Timothée 5.23), soit pour raison de santé, soit pour affirmer le principe de la liberté chrétienne dans la jouissance de tous les dons de Dieu.
L’âme n’est pas exposée seulement aux influences du corps, mais aux assauts de toutes sortes de convoitises qui lui sont propres et qui lui font la guerre (1 Pierre 2.11), en l’empêchant de vaquer à ses devoirs religieux et en particulier à la prière. Mais nous dirons des convoitises de l’âme ce que nous avons dit des vertus morales, qu’elles sont à la fois produits pervertis et forces perverses. Dans 1 Pierre 5.8, sont associés l’un à l’autre les deux devoirs de la sobriété et de la vigilance : νήψατε, se rapportant sans doute à la discipline corporelle dont nous venons de traiter, et γρηγορήσατε, aux précautions à employer à l’égard de l’âme pour la préserver de chute. Dans Matthieu 26.41, l’exhortation à la vigilance précède celle à la prière, comme s’il nous appartenait de nous mettre dans des états d’âme où la prière soit sincère et efficace.
La vigilance aura pour objet ou bien des principes déjà existants en moi, mais cachés, à découvrir et à combattre, ou bien des éventualités funestes, soit internes, soit externes, des chances de chute existant soit en moi à l’état de possibilité, soit à l’état de réalité, mais encore extérieures et par conséquent étrangères à moi.
Dans le premier cas se rangent évidemment les convoitises dont Jacques nous décrit la genèse (Jacques 1.14-15). La « conception » dont il parle, c’est la rencontre de la volonté du moi avec la cause objective de la sollicitation ; je dis objective et non pas externe, car elle peut être interne, si elle réside dans la connaissance.
Nous traitons ici des principes viciés de l’âme avant même le moment où ils sont passés dans les actes.
Les « convoitises qui font la guerre à l’âme » sont rangées sous trois chefs principaux par l’apôtre Jean (1 Jean 2.15-17). Ces trois expressions : « convoitise de la chair, convoitise des yeux, orgueil de la vie », désignent l’ensemble de séductions, de tentations et d’influences qui peuvent hanter l’âme humaine dans un monde d’origine et de création divine, sans doute, mais plongé dans le mal. Ce sont là les principaux types que l’amour du monde, c’est-à dire l’amour de soi dans les choses et les créatures de ce monde, peut revêtir dans l’âme, et dans lesquels nous ne devons pas chercher des vices particuliers et concrets. Ces trois types peuvent se rattacher au double récit de la tentation du premier Adam (Genèse 3.6) et de celle du second (d’après la version de Luc).
Ce sont là autant de contrefaçons — encore à l’état de principes — des caractères essentiels que l’amour du bien peut revêtir, selon les formes et les aspects qui lui sont propres. A la notion du bien s’associent celles de l’utilité, de la beauté et de la grandeur, et l’amour du bien sera tout ensemble une jouissance, un acte d’admiration et une gloire, fondée sur la pleine possession de la force ou de l’être. Dès lors, la contrefaçon dans le mal de cette triple expression de l’amour du bien sera : la jouissance matérielle et sensible, dont la cause est renfermée encore dans le sujet lui-même, et qui consiste dans les satisfactions de l’ordre inférieur dont nous nous, sommes occupés tout à l’heure, les satisfactions charnelles, pour autant qu’elles sont privées de tout principe spirituel ou supersensible ; — la jouissance psychique ou esthétique, « convoitise des yeux », qui ne trouve plus son objet en elle-même, mais le contemple du dehors et dans la perspective d’une possession possible ; c’est la jouissance artistique faussée et dégradée, la représentation du mal idéal devant l’imagination surexcitée soit par une lecture malsaine, soit par un spectacle séducteur ; elle comprend toutes les formes de la convoitise des yeux, depuis l’avarice qui contemple cet or dont elle ne compte pas même faire usage, jusqu’au regard de l’ivrogne qui considère avec délices le vin pétillant dans la coupe (Proverbes 23.31), ou à celui de l’adultère (Matthieu 5.28) ; — enfin, l’amour de la gloire, faussé et dénaturé, devient « l’orgueil de la vie » ; c’est le sentiment insolent de sa force propre, qui fait dire à la créature : Je suis Dieu, et il n’y en a point d’autre.
Le second objet de la vigilance comprend, disons-nous, les éventualités dont les facteurs existent déjà autour de nous ou au-dessus de nous (Éphésiens 6.12), ou peuvent être créés par notre initiative propre, recherche de mauvaises lectures ou de spectacles corrupteurs, soit qu’ils le soient nécessairement, soit qu’ils le soient, en fuit, pour nous. C’est à ce dernier cas que se rapporte le précepte Matthieu 5.29, où Jésus nomme l’emploi de l’œil ou du pied pour désigner les jouissances les plus permises en elles-mêmes, mais qui peuvent avoir, dans tel moment donné, une influence malfaisante.
Tels sont les principaux ennemis de l’âme à l’égard desquels la vigilance est obligatoire, parce que ces affections sont incompatibles avec l’amour de Dieu. Les moyens tour à tour préventifs et curatifs, défensifs et offensifs, dont la vigilance chrétienne doit user, sont énumérés Éphésiens 6.12-16. Les armes défensives comprises dans la panoplie du chrétien sont la vérité, la justice, la paix, la foi, l’espérance, et les armes offensives, la Parole de Dieu et la prièred. C’est que, dans l’ordre moral, comme partout ailleurs, on ne conserve efficacement qu’en faisant des acquisitions nouvelles, on ne se défend bien qu’en attaquant ; on ne préserve l’âme des suggestions mauvaises qu’en l’occupant de saintes pensées et de saintes affections. Or, ici, les ennemis, ce ne sont pas seulement la chair et le sang, c’est-à-dire les éléments de la nature subjective, relativement faciles à dompter, mais les êtres surnaturels qui hantent les airs, et dont les influences mystérieuses excitent et raniment sans cesse les principes latents et assoupis de notre nature propre (σὰρξ καὶ αῖμα).
d – Sur l’interprétation de la panoplie du chrétien, voir le Commentaire d’Ad. Monod.
Martensen traite longuement dans son Ethique, §168. de l’utilité de faire un journal intime. Nous n’y croyons guère et nous en redoutons les inconvénients, dont le principal est de s’habituer à se rechercher soi-même, à se regarder marcher, pour ainsi dire, à se mettre à l’affût de ses moindres impressions, à s’objectiver en prêtant pour mieux se voir et s’examiner une consistance et une durée à des phénomènes passagers ou insignifiants, et tout cela dans le secret espoir que ce journal prétendu intime pourra bien être livré quelque jour aux regards du public ou du moins d’autrui.