Pour peu que nous soyons instruits de ce qui se passe au dedans de nous, nous trouverons non seulement qu’il y a un commerce d’erreur et d’illusion entre les deux principales facultés de notre âme, qui fait que le cœur trompe l’esprit, et que l’esprit trompe le cœur ; mais encore nous sentons qu’on ne peut presque entreprendre de guérir ou de satisfaire l’un, sans augmenter les désordres de l’autre.
Si vous guérissez l’ignorance de l’esprit par l’acquisition des connaissances qui vous manquaient, vous enflez le cœur, qui s’enorgueillit de les posséder. Si vous satisfaites le cœur par l’assouvissement des passions qui l’agitent, vous flattez les plus dangereux principes des erreurs et des faux préjugés qui obscurcissent l’esprit ; et c’est une vérité trop connue par l’expérience, que la science qui éclaire l’esprit corrompt le cœur, et que la débauche qui satisfait le cœur corrompt l’esprit.
C’est ce qui a fait le mauvais succès de tous ceux qui ont entrepris de régler et de satisfaire l’homme. Les uns ont choqué les droits de la raison, pour avoir eu de la complaisance pour les passions : comme les épicuriens, qui font cesser l’homme d’être raisonnable, pour le rendre plus heureux, en l’engageant dans la volupté. Les autres ont fait naître un orgueil prodigieux dans la volonté, pour attribuer trop à la raison : comme les stoïciens, qui se sont méconnus eux-mêmes à force de lumière et de connaissance, et qui ont voulu élever l’homme au-dessus de l’homme, en l’enivrant de l’opinion de sa propre sagesse.
Mais Dieu qui connaît mieux que les hommes les remèdes qui nous sont propres, nous a donné une religion qui satisfait le cœur sans corrompre l’esprit, et qui étend les lumières de l’esprit sans corrompre le cœur. Comment cela ? C’est qu’elle satisfait le cœur et le mortifie, comme elle éclaire l’esprit et le confond. L’entendement, qui connaît des vérités grandes et sublimes, n’a aucun sujet de s’élever, puisqu’il ne les connaît que par la révélation, et qu’il demeure convaincu qu’elles sont au-dessus de sa portée. Le cœur, qui trouve dans la religion des objets qui le remplissent et qui répondent à l’infinité de ses désirs, n’en est ni enflé ni corrompu, puisque ces biens spirituels lui coûtent la perte de ses plus doux attachements et de ses plus chères habitudes. Le seul moyen qu’il y avait d’éclairer la raison et de l’humilier tout à la fois, était de mêler des ténèbres à la lumière de la révélation ; et la seule voie qu’on pouvait trouver de satisfaire le cœur, et de l’empêcher de s’enfler tout ensemble, était de mêler des devoirs tristes et mortifiants aux promesses magnifiques de l’Évangile. Ainsi la sévérité de la morale chrétienne et l’obscurité mystérieuse de la doctrine sont deux moyens en la main de Dieu, pour éclairer l’esprit sans enfler le cœur, et pour remplir le cœur sans flatter les passions qui corrompent l’esprit. Ce qui montre d’abord non seulement que la religion chrétienne a un caractère divin, puisqu’elle enferme la véritable manière de corriger et de régler l’homme ; mais encore, que ce qui choque le plus les incrédules dans le christianisme, savoir, la sévérité de la morale et la difficulté des mystères, est précisément ce qui est le plus dans le conseil de Dieu, et le plus propre à la sanctification de l’homme, qui est la grande fin de la religion chrétienne.
Voilà en effet les deux parties essentielles et importantes de la religion, la morale et le mystère : l’un qui regarde la foi, et l’autre qui est la règle de ce que Dieu veut que nous fassions pour parvenir à la vie. Il n’est point nécessaire de marquer ici quels sont les dogmes ou les préceptes qui sont contenus dans la révélation. La sagesse divine n’a point permis qu’on en pût prétexter l’ignorance ; et d’ailleurs, comme c’est de la vérité de la religion en général qu’il s’agit à présent, c’est de la morale chrétienne en général et de la doctrine de la foi en gros, que nous devons traiter ici.
La morale de Jésus-Christ a un grand nombre de caractères remarquables, sur lesquels on ne peut réfléchir sans reconnaître sa divinité.
Car, 1° c’est le paradoxe des sens, du cœur, de l’esprit et de la nature. On n’avait jamais su qu’il fallût porter sa croix, estimer bienheureux les pauvres en esprit, ceux qui mènent deuil et ceux qui sont persécutés pour la justice ; qu’on dût aimer ses ennemis, et prier pour ceux qui courent sur nous et qui nous persécutent ; qu’il fallût non seulement se consoler au milieu des maux et des traverses, mais se réjouir d’être affligé et regarder la mesure de ses souffrances comme la mesure de sa gloire et de son bonheur. Les hommes n’avaient jamais eu de telles pensées. Les paradoxes des stoïciens cèdent beaucoup à ceux-ci ; et nous trouvons avec surprise que des pêcheurs simples et grossiers dans leur langage, débitent des maximes aussi élevées au-dessus de la portée ordinaire de l’esprit, qu’elles se trouvent contraires aux penchants du cœur.
2° En effet, il faut remarquer que la morale chrétienne est triste et mortifiante. Elle contraint toutes nos passions. L’amour-propre s’en plaint. La volupté ne la peut souffrir. L’orgueil y trouve son tombeau. Ceux qui l’approuvent davantage ne peuvent s’empêcher de la haïr en secret, lorsqu’ils ont le cœur rempli de quelque passion. On a vu, dans tous les siècles, des chrétiens qui tâchaient d’en changer le sens par des explications plus conformes à leurs penchants qu’à la vérité ; l’anéantissant indirectement, parce qu’ils n’osaient le faire d’une façon plus ouverte. Et qu’on ne s’imagine pas qu’on ait fait recevoir cette morale en la déguisant. Jésus-Christ, qui parmi tant de caractères admirables de sa vocation en a un fort remarquable, qui est de ne flatter jamais les penchants des hommes, déclare que pour être du nombre de ses vrais disciples, il faut s’arracher les yeux, et se couper les mains, se haïr soi-même, renoncer à soi-même, haïr son âme, etc., expressions qui s’expliquent les unes les autres, et qui nous marquent que les efforts et les douleurs de ceux qui pratiquent sa morale, sont comme des personnes qui se coupent les bras, qui s’arrachent les yeux, ou qui se séparent en quelque sorte d’elles-mêmes. Ce ne sont point ici les adresses et les ménagements des docteurs du monde. Il paraît bien que Jésus-Christ est le docteur venu de Dieu.
3° Considérez, pour le mieux comprendre, que tous ses principes roulent sur le fondement de l’humilité. Il faut que nous soyons débonnaires, simples de cœur, pauvres en esprit, travaillés et chargés, petits à nos yeux, des agneaux, des petits enfants sans malice, les serviteurs des autres, pour prétendre à la qualité de ses disciples. Jésus-Christ unit deux qualités qui n’avaient jamais été d’accord, en joignant l’humilité du cœur et les lumières de l’esprit, et nous ordonnant d’être prudents comme des serpents et simples comme des colombes. On voit bien que cette union était nécessaire pour sanctifier véritablement les hommes ; mais c’est là un secret que les hommes n’avaient jamais trouvé. On en a vu qui ont renoncé à leur intérêt, qui se sont fait ou brûler ou couper les bras et les mains, et qui ont affronté la mort, soutenus par un prodigieux orgueil, qui leur faisait préférer la gloire à toutes choses ; mais l’on n’a jamais vu que l’amour-propre ait permis aux hommes ce sacrifice, à moins qu’il n’ait pu se dédommager du côté de !a gloire. Il n’y a que la morale chrétienne qui nous fasse voir ce miracle.
4° On s’étonnera moins après cela qu’elle coupe la racine à tous les vices. Il n’y en a point qui ne viennent de l’orgueil, ou de la volupté. La morale de Jésus-Christ, qui détruit l’une par les austérités de la repentance, et l’autre par les idées de la grandeur de Dieu opposée a notre bassesse, enferme donc tout ce qui est nécessaire pour détruire les vices dans leur source. On peut dire même qu’elle comprend tout en un mot ; et qu’en donnant leur juste étendue à ces paroles du législateur : Tu ne convoiteras point, et en prescrivant si soigneusement la pureté du cœur et de la conscience, contre la fausse glose des scribes et des pharisiens, qui négligeaient le dedans, et n’avaient soin que du dehors ; Jésus-Christ établit la véritable source de la sanctification, que peu de gens avaient connue, et qu’aucun ne se mettait plus en peine de rechercher.
5° C’est encore un divin caractère de sa morale d’établir en deux mots le principe de toutes les vertus. Il ne faut avoir qu’une connaissance fort médiocre du cœur de l’homme, pour savoir que l’amour-propre rapporte tout à soi, et nous met en la place de Dieu, auquel toutes choses doivent tendre. Il se sacrifie tout. Il désire tout ; et trompé par ses propres affections, il veut tout ce qui lui est contraire. Tous ses mouvements ne sont que des manières particulières de tendre à ce but, des désirs de ce qui ne lui appartient pas, des élans vers la gloire, ou vers le plaisir, qui sont ses deux grands objets ; des démarches mystérieuses pour y parvenir, ou des désintéressements hypocrites qui ont pour but de surprendre ce qu’ils refusent. Qu’importe que le corps se plonge dans la volupté, ou que l’orgueil enivre l’âme de plaisir ; que l’intérêt dérobe, ou que l’hypocrisie surprenne, ou que l’ambition attente sur ce qui ne lui appartient pas ? Qu’on donne aux choses tel nom que l’on voudra, et vices et vertus dans le cœur des hommes du monde ne sont qu’un pur trafic d’amour-propre. Que peut-on faire pour corriger ce désordre, et pour établir un principe de vertu aussi véritable et aussi légitime que l’amour-propre en est une source impure et corrompue ? Engagez les hommes à aimer Dieu par-dessus toutes choses, et vous avez obtenu le but que vous vous étiez proposé.
Car, comme la préférence que nous faisons de nous-mêmes à Dieu fait l’esprit de tous les vices, on ne peut douter que la préférence que nous ferons de Dieu à nous-mêmes, ne soit l’âme de toutes vertus. L’amour divin corrigera même tous les dérèglements de l’amour-propre, auquel l’on ne reprochera plus qu’il veut rapporter tout à soi, puisque nous nous rapporterons nous-mêmes à Dieu. Cet amour propre ne sera plus aveugle, puisqu’il connaîtra son véritable intérêt, qui est de plaire à celui de qui il tient tout ce qu’il a et tout ce qu’il possède. Il est impossible que l’homme aime Dieu sans qu’il aime à penser à lui, ni qu’il pense à lui sans qu’il s’humilie soi-même. S’il aime Dieu, il s’élèvera au-dessus de ses mauvais désirs pour porter son image, et pour vivre conformément à sa volonté par la justice et par la tempérance. Ainsi, voilà toutes les vertus, mais des vertus véritables et solides, qui sortent du fond de l’amour divin. Comment Jésus-Christ a-t-il rencontré si juste en établissant le fondement de sa morale ?
6° Ce qui ne nous permet point de douter que sa morale ne rencontre juste sur ce sujet, c’est que nous n’avons qu’à suivre les idées qu’elle nous donne de la vertu pour parvenir aux sources du véritable bonheur. Les hommes avaient espéré vainement cette heureuse alliance de deux choses que la raison et la nature nous disent devoir aller ensemble : comme ils n’avaient point de solide vertu, ils n’avaient point aussi de véritable félicité. A des vertus en peinture répondait une béatitude en idée, et à des vertus formées par l’orgueil, un bonheur qui n’était qu’une espèce d’enivrement, ou une joie fausse et insensée de leur vanité ; ce que Brutus lui-même confessa en mourant. Mais ici, la satisfaction que la morale de Jésus-Christ nous procure assortit merveilleusement la solidité des vertus qu’elle nous recommande ; l’esprit de la sainteté fait le principe essentiel de notre bonheur. Suivez le chemin de la vertu que Jésus-Christ vous prescrit, et vous marcherez dans celui du bonheur. Si vous retranchez la cupidité, vous coupez une source abondante de misère, et vous vous épargnez un nombre infini de soins et de fatigues qui tendent à ce centre. De même aussi, si vous aimez Dieu comme vous devez, vous vous réjouirez de sa gloire, de ses perfections infinies, et de sa félicité, comme si toutes ces choses vous appartenaient en propre. Vous aurez la même joie en considérant les beautés et la magnificence du monde, qu’un fils en trouve à contempler la grandeur ou les biens de son père. La gloire de Dieu fera votre gloire, ses avantages vos avantages, et à force d’aimer Dieu vous participerez à son bonheur. Toutes ces vérités sont incontestables, si vous consultez la raison et l’expérience.
Car puisque l’expérience ne nous permet point de douter que celui qui aime ne tire sa satisfaction de la connaissance de l’objet aimé, qui doute qu’un homme ne soit heureux en aimant Dieu, puisqu’il trouve en ce seul objet tout ce qui suffit à tous ses besoins ? Il vivra en assurance, parce qu’il se reposera en Dieu ; il ne craindra point de rien perdre, sachant que tout passe, mais que Dieu ne passe point. L’avenir ne lui fera point de peine, parce que Dieu demeure éternellement. La solitude lui plaira, parce qu’elle lui donnera occasion de s’entretenir avec Dieu. Il ne craindra point les afflictions, qu’il regardera comme des châtiments paternels, ou comme des épreuves qui se rapportent à son bien. Il est assuré d’avoir et joie, et honneur, et immortalité, parce qu’il sait que toutes ces choses sont en Dieu. Qu’on tourne les choses comme l’on voudra, il est impossible que nous aimions Dieu sans être dans cette disposition ; et nous ne pouvons être dans cette disposition sans être satisfaits, mais d’une satisfaction pleine, et telle que doit être celle de ceux qui croient ne manquer de rien, et avoir trouvé tout dans un seul objet.
Il est donc vrai que l’idée du devoir nous conduit aux sources du bonheur : preuve évidente que ce devoir est légitime, et que la morale qui l’enseigne ne peut être que véritable et salutaire.
7° Mais ce n’est pas assez, que la mesure de la vertu prescrite par Jésus-Christ comme le fondement de la loi et de l’Évangile, fasse la mesure du bonheur particulier de chaque personne ; elle établit encore le bien et le repos de la société ; et par un heureux privilège, elle fait rencontrer le bien public dans celui des particuliers, et le bien des particuliers dans l’intérêt du public. Que résultera-t-il de la pratique de la charité, qui nous fera aimer Dieu de tout notre cœur, et le prochain comme nous-même ? Il en résultera que les intérêts des uns seront les intérêts des autres ; qu’il n’y aura ni haine, ni jalousie, ni concurrence ; que chacun remerciera Dieu des biens qu’un autre aura reçus ; que la charité nous rendra tout propre ; que nous serons heureux par les avantages des autres, comme un fils l’est par ceux de son père, et comme un père l’est par ceux de son fils ; que la société ne fera qu’une même famille, d’autant plus étroitement unie, que la charité égalera tout ce que les passions humaines distinguaient auparavant ; et d’autant plus heureuse, que le bonheur d’un seul fera le bonheur de tous, et le bonheur de tous le bonheur d’un seul.
Il est facile de prévoir ce que les incrédules répondront à toutes ces choses. Ils diront que la morale chrétienne est une idée de perfection, fort belle sans doute, mais aussi fort inutile, parce qu’elle est trop élevée au-dessus de notre portée et de nos forces. La réponse à cette objection dépend des réflexions que nous continuerons à faire sur le caractère de cette morale.
8° Nous disons donc qu’encore que dans cette lutte de la chair et de l’esprit que nous éprouvons, nous ne puissions pas pratiquer la morale chrétienne dans toute sa perfection, ni par conséquent en goûter les avantages dans toute leur étendue, il suffit que, pratiquée selon l’état où nous nous trouvons, elle produise mille effets avantageux pour nous faire voir qu’elle n’est point une simple idée de perfection. Or, c’est là une vérité que l’expérience rend incontestable ; et il est si vrai que l’observation de cette divine morale est utile et salutaire, que les pères la souhaitent à leurs enfants, les maris à leurs femmes, les femmes à leurs maris, les maîtres à leurs serviteurs, les serviteurs à leurs maîtres, les princes à leurs sujets, les sujets à leur prince, les créanciers à leurs débiteurs, les débiteurs à leurs créanciers, comme un principe de fidélité, d’amour, d’intelligence, de vertu, et même de satisfaction et de joie.
L’amour-propre la trouve une simple idée de perfection, lorsqu’elle lui ordonne de renoncer à ses mauvais penchants ; il ne croit point avoir assez de force pour la pratiquer ; mais il la trouve juste, solide, sensée et parfaite, lorsqu’il s’agit de réprimer les vices et les défauts des autres ; et à moins qu’il ne soit tombé dans le dernier dérèglement, il est bien aise que ce frein arrête, du moins en autrui, la cupidité et les passions qui tendent à tout perdre et à tout violer.
9° Mais ce qui défend entièrement la morale chrétienne du reproche qu’on lui a fait à cet égard, c’est qu’elle enferme elle-même des forces qui élèvent l’âme de l’homme, ou des objets qui, avec l’efficace de l’esprit qui les accompagne, balancent le poids des objets sensibles, et l’inclination que nous avons pour le monde. C’est aux philosophes qu’on peut reprocher que leur morale n’est qu’une spéculation, parce que leurs belles maximes ne sont point accompagnées de puissants motifs. Ils nous apprennent qu’il faut se vaincre, et renoncer à ses désirs ; mais quand on leur demande pourquoi, ils sont bien embarrassés. La morale est belle, mais les motifs sont faibles ; et un peu de fumée qu’il y a à gagner en pratiquant la vertu qu’ils recommandent, le titre de sages, et cette augmentation de vanité qui le suit, sont au fond des raisons bien légères pour obliger le cœur à se défaire de ses attachements.
Mais il n’en est pas de même de la morale de Jésus-Christ, laquelle est admirablement soutenue par les motifs qu’elle nous propose. Tout s’y suit ; tout y est proportionné. Elle nous demande de nous attacher à la pratique de devoirs tristes et mortifiants ; elle contraint le cœur ; elle mortifie la chair. Mais comme c’est là un effort difficile et sublime, elle lui propose aussi un prix magnifique et glorieux. La grandeur de la promesse est même soutenue par des menaces effroyables, et l’un et l’autre de ces deux objets, par des bienfaits infiniment propres à nous gagner le cœur.
Les bienfaits nous sont en quelque sorte garants de la vérité des promesses, et la vérité des promesses nous fait connaître celle des menaces. Les promesses que Dieu nous fait dans l’Évangile, de nous donner la vie et l’immortalité bienheureuse, sont grandes et magnifiques, je l’avoue ; mais elles ne le sont pas plus que celle que Jésus-Christ fit autrefois à deux de ses disciples, en les appelant et leur disant : Venez après moi, et je vous ferai pêcheurs d’hommes. Il y avait moins d’apparence que de pauvres pêcheurs pussent prendre dans leurs rets la doctrine, l’autorité, l’esprit, l’éloquence des hommes, qu’il n’y en a que nous voyions Dieu après la mort.
La vérité de ses promesses ne peut subsister sans celle de ses menaces ; et il est évident qu’en promettant de se faire voir à ceux qui sont nets de cœur, il menace de son éloignement tous ceux qui ne le seront pas.
Que les hommes ne se flattent donc pas et qu’ils cessent d’être incrédules sur le sujet des peines qui attendent les méchants après cette vie. La raison leur dit que Dieu ne peut moins faire que d’éloigner de lui ceux qui ont persévéré dans le dessein de l’offenser par leurs crimes, et que cet éloignement est accompagné d’une souveraine misère, qui est autrement appelée la mort éternelle. La conscience nous fait entendre la même chose par ses remords. Les promesses mêmes de Dieu nous l’enseignent ; sa justice nous y conduit ; la loi nous l’apprend, l’Évangile nous l’enseigne, et la nature même des choses ne nous permet point d’en douter, puisque Dieu ne peut adresser l’homme à sa véritable fin sans se révéler à lui, ni se révéler à lui sans lui faire connaître sa volonté, de quelque manière que cela se fasse ; ni se faire connaître à lui sans lui donner une loi, ni lui donner une loi sans l’accompagner de motifs, qui ne peuvent être que des promesses ou des menaces gravées dans le fond de la conscience lorsqu’elles accompagnent la loi naturelle, et rédigées par écrit lorsqu’elles suivent la loi écrite ; ni faire aux hommes des promesses ou des menaces, sans être fidèle dans l’accomplissement des unes et des autres. Peut-il y avoir de plus grande nécessité que celle qui est fondée sur la fidélité de Dieu, et sur la nature des choses ?
Il n’y a rien qui puisse soustraire l’homme à cette nécessité. Il ne faut point, alléguer sa bassesse, car on sait que cette circonstance aggrave le crime au lieu de le diminuer, et qu’on n’excuse point un sujet qui a offensé son roi, en disant que c’est un artisan, et non pas un gentilhomme. Il ne faut point se défendre sur la force du tempérament. Si elle cède aux raisons que vous avez de ne commettre rien d’indécent devant un souverain, et si elle est suspendue avec toutes ses passions, lorsque vous êtes en quelque danger, ou que vous attendez la sentence de votre mort, elle a dû l’être par la présence, la volonté et les jugements de Dieu. Il ne faut point se défendre sur le défaut de connaissance. Il nous justifierait s’il était véritable, puisqu’il a accoutumé d’excuser les bêtes, les enfants et les fous. Mais où sont les hommes qui ne connaissent leurs devoirs ? La considération de la miséricorde de Dieu ne doit point les rassurer, puisqu’elle n’a point pour objet les pécheurs impénitents, et que Dieu ne sauve que ceux qui veulent être sauvés. Qu’on ne nous dise point que des peines éternelles sont disproportionnées à la faiblesse de notre état ; car Dieu, que vous avez offensé, n’est-il point éternel ? et votre âme, qui a péché, n’est-elle pas éternelle ? Une éternité de vie ne déplaît point à l’amour-propre le plus aveugle ; il n’y trouve rien de disproportionné à notre condition. Mais une éternité de misère le choque, et lui paraît impossible et chimérique. Pourquoi cela, si ce n’est parce, qu’il veut, à quelque prix que ce soit, se faire illusion à soi-même ?
Cependant, comme vous ne pouvez anéantir ni l’éternité de Dieu, ni l’éternité de l’âme, que la raison même vous fait reconnaître, il faut ou que vous supposiez que l’âme doit être éternellement avec Dieu, ou éternellement éloignée de Dieu, c’est-à-dire qu’elle doit vivre ou mourir éternellement ; puisque vivre avec Dieu enferme la perfection du bonheur, et être éloigné de Dieu le comble de la misère. Dès que l’on a reconnu l’existence de Dieu, et que l’on a su que l’âme n’a point de parties, qu’elle n’est point capable d’aucune dissolution de parties, que sa nature étant tout à fait différente de celle de la matière, elle n’est point ensevelie sous les ruines du corps, il est difficile que l’on résiste à ce que l’Évangile nous apprend de l’état des âmes après la mort : c’est même une nécessité de le recevoir ; car si les âmes des méchants et celles des gens de bien sont également éloignées de Dieu, la conscience, la raison, la nature et toutes nos connaissances nous avaient trompés en nous faisant espérer la rémunération ; et si les âmes des méchants et celles des gens de bien sont toutes avec Dieu, ces mêmes principes nous avaient séduits en nous faisant craindre ses jugements ; et partout sa justice et sa fidélité se trouvent anéanties avec toutes nos lumières. Reconnaissez donc que les âmes des bons doivent être avec Dieu, et celles des méchants éloignées de lui, et vous dites la chose du monde qui a le plus de rapport avec toutes nos lumières, et qui coule le plus clairement de la nature des choses.
Les bienfaits de Dieu répondent à la magnificence de ses promesses, et à la sévérité redoutable de ses menaces. Toutes les créatures visibles concourent à nous faire du bien ; car outre les bénédictions temporelles, la terre remplie de la connaissance de Dieu, les cœurs sanctifiés, les âmes consolées, l’Évangile prêché partout l’univers, le. Fils de Dieu mort pour nos offenses, et ressuscité pour notre justification, ce crucifié sortant du tombeau pour nous apporter la paix de Dieu, et pour sceller la vérité de son Évangile par ses fréquentes apparitions, le Saint-Esprit se répandant visiblement et communément sur les hommes, une multitude de martyrs envoyés de Dieu pour retirer les hommes du vice et de la superstition par leurs paroles et par leurs exemples, sont des bienfaits qui assortissent merveilleusement les promesses et les menaces, et qui nous persuadent que la morale de Jésus-Christ a autant de ce qui élève et qui fortifie les âmes, que de ce qui frappe et qui surprend les esprits.
10° Mais pour nous montrer que cette morale n’est pas une simple idée de perfection, la sagesse divine a voulu que non seulement elle fût écrite dans les livres du Nouveau Testament, mais encore qu’elle fût gravée premièrement dans la vie de Jésus-Christ, et ensuite dans la pratique des premiers fidèles. Ce ne sont point ici des docteurs qu’on puisse accuser de parler bien et d’agir mal, comme l’on accusait Sénèque de faire de très beaux discours sur la pauvreté et sur le mépris des biens de la fortune, pendant qu’il possédait plus de richesses et de plus belles maisons de plaisance, que les plus riches citoyens de Rome. Ceux-ci confirment tout ce qu’ils disent ; et par l’anéantissement de leurs mauvaises passions, ils forment une société entièrement conforme à celle que nous avons entrevue tantôt, en suivant l’idée du devoir ; ils renoncent aux passions qui les distinguaient ; ils oublient leur rang et leur condition, pour se traiter en frères ; ils confondent leurs intérêts ; ils vendent leurs professions pour en soulager les nécessités les uns des autres ; ils se réjouissent d’avoir été trouvés dignes de souffrir pour le nom de Dieu. Tout sert à leur bonheur, jusqu’aux afflictions. Il prient Dieu pour ceux qui les persécutent ; et comme c’est la charité, et non l’amour-propre, qui est la règle de leurs affections, tous les mouvements de leur cœur n’ont qu’un même centre, qui est la gloire de Dieu et le bien du prochain : ce qui fait dire à l’Écriture, qu’ils n’étaient qu’un cœur et qu’une âme.
J’avoue que cet état n’a pu subsister toujours dans l’Église ; mais la sagesse de Dieu a permis qu’il durât quelque temps, pour nous laisser entrevoir une image du ciel sur la terre, et pour confirmer par la beauté de cet exemple une morale qui était déjà soutenue par de si grands et de si puissants motifs.