Les mystères que Dieu nous a révélés dans sa Parole, ressemblent à cette colonne de nuée qui conduisait les enfants d’Israël dans le désert ; ils ont comme elle un côté lumineux, et un côté obscur.
Si vous considérez le côté lumineux des mystères, vous trouverez qu’ils sont grands, sublimes, conformes à la nature des choses, dignes de Dieu, et très étroitement liés avec les principes les plus inviolables de notre cœur et de notre esprit.
Leur grandeur et leur sublimité ont donné à ceux-là même qui les ont annoncés, une admiration qu’ils n’ont pu cacher. Tantôt ils déclarent que ce sont là des choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point ouïes, et qui ne montèrent jamais au cœur de l’homme : expression aussi naturelle qu’énergique, qui nous fait voir combien ils en étaient remplis. Tantôt ils s’en expliquent en ces termes : Et sans contredit, le mystère de piété est grand. Dieu manifesté en chair, justifié en esprit, etc. Tantôt ils appellent ces choses des trésors de sagesse, et toujours ils paraissent être en peine pour trouver des expressions dignes de les représenter.
Ce sont là des objets infiniment élevés au-dessus des sens, éloignés de l’apparence, très contraires aux idées du paganisme, et aux opinions charnelles des Juifs, au-dessus de la conjecture des hommes ; et cependant ce sont des objets dignes de Dieu : ils le glorifient d’une façon très excellente, et nous font voir combien Dieu est grand et magnifique, soit dans les dons qu’il fait aux hommes, soit dans la sublimité des devoirs qu’il leur prescrit, soit dans l’excellence du prix qu’il leur destine, soit dans l’emploi des moyens ’par lesquels il les y conduit. Comparez les idées de la religion chrétienne avec toutes les autres, et vous n’en douterez point. Mais ce n’est pas assez que les mystères nous paraissent au-dessus des hommes, qui n’auraient pu les inventer, et dignes de Dieu, qui seul peut nous les avoir révélés, on peut dire encore que tous les principes qui sont en nous s’unissent parfaitement avec eux.
Ce ne sont point ici ces fables et ces rêveries des poètes, que le cœur des hommes recevait avec avidité, pendant que la raison les condamnait. La création du ciel et de la terre par un Dieu tout-puissant, la rédemption du genre humain par le ministère d’un médiateur, le sacrifice expiatoire de Jésus-Christ, la communion des saints, la résurrection des morts, la rémission des péchés, la vie éternelle, sont des objets également majestueux et raisonnables ; leur perte entraînerait nécessairement celle de nos plus pures connaissances, et détruirait même la nature de l’Être souverain.
Que deviendrait, en effet, la sagesse de Dieu ? Laisserait-elle les hommes se rapporter à des fins contraires à leur destination ? Permettrait-elle les désordres et les confusions de la société, pour ne les réparer jamais, elle qui tient les créatures inanimées dans une si belle intelligence, et dans un si parfait accord ? A quoi serviraient les principes de droiture, et cette loi naturelle qu’elle a mise dans notre cœur ? Pourquoi aurait-elle rapporté tant de choses au bien de l’homme, afin que l’homme lui-même se rapportât à une fin légitime ? Que deviendrait la justice de Dieu ? Quelle serait la vérité des sentiments de la conscience ? Quelle serait la punition des méchants, et la rémunération des justes ? Que deviendrait notre âme, puisque la raison nous a appris que ce qui pense est différent de ce qui est matériel, et que l’esprit ne relève point de la dissolution de quelques parties de matière ? Pourquoi cette âme a-t-elle des sentiments de son immortalité ? A quoi serviraient l’équité et la justice ? Pourquoi ne pas plutôt s’abandonner au vice, qui serait entièrement préférable à la vertu ?
Et qui ne reconnaîtra pour légitimes et raisonnables des principes sans lesquels il n’y a que confusion et désordre dans la société, qu’incertitude et ténèbres dans l’esprit, que fausseté et illusion dans la conscience et dans la loi naturelle, etc., que préjudice et misère dans la pratique de la vertu, et dont l’anéantissement enferme celui de la bonté, de la sagesse et de la justice de Dieu, ces vertus qui nous avaient montré la vérité de son existence ?
Ce ne sont point ici des spéculations qui sortent du loisir de quelques contemplatifs, ou des raffinements de l’école, mais des vérités qui coulent de la nature des choses, et qui s’unissent excellemment avec la dernière fin de l’homme. Mais, quelque lumineux que soit ce côté des mystères, il est certain qu’ils en ont un autre obscur et difficile ; non que ces mystères aient ou puissent avoir rien de contraire à la raison saine et dépréoccupée, mais c’est qu’ils sont impénétrables à notre esprit, et qu’il n’est ni sûr, ni permis, ni possible d’en sonder la profondeur.
Or, bien qu’il ne soit pas absolument nécessaire de rechercher pourquoi il a plu à Dieu d’assaisonner ses mystères de quelques difficultés, et qu’il suffise de dire pour toute raison, que c’est là sa volonté et le conseil de sa sagesse, néanmoins nous ne devons point négliger de donner sur ce sujet les éclaircissements que l’Écriture et la raison nous fournissent.
Chacun sait la différence qu’il y a entre voir et croire. La vue n’enferme aucune difficulté ; mais la foi est mêlée d’obscurité et de connaissance : leurs objets sont différents. On ne voit point ce qu’on croit, et l’on ne croit point, à parler exactement, ce qu’on voit. Voir, c’est apercevoir par soi-même ; et croire, c’est apercevoir par les yeux d’autrui. La vue est double : celle des sens, qui connaissent les objets qui leur sont proportionnés ; celle de l’esprit, lorsqu’il juge des choses par leurs propres lumières. La foi de même est de deux ordres, la foi humaine et la foi divine : la première est la persuasion qui est fondée sur le témoignage des hommes ; et l’autre celle qui est établie sur le témoignage de Dieu. Il n’est pas difficile, après cela, de comprendre la pensée d’un apôtre qui nous fait entendre que le dessein de Dieu est que nous marchions par foi, et non point par vue : cela veut dire que nous devons renoncer aux vues de notre esprit, pour suivre les lumières de la révélation, et pour n’embrasser les vérités du salut que sur le témoignage de Dieu.
Il est aisé cependant de connaître la répugnance que nous y avons. Cette conduite de Dieu contraint la liberté de nos esprits ; elle abaisse la raison superbe de l’homme ; elle lui ôte le privilège de la vue dans des matières qui lui sont infiniment importantes. S’agissant de renoncer au monde que nous voyons, nous voudrions voir les objets que la religion met dans l’autre balance ; cependant Dieu ne le veut point. Il faut se contenter de croire les objets qui nous font renoncer à ce que nous voyons ; et quelque convenance qu’ils puissent avoir avec les principes du sens commun, ce n’est pas la raison mais la foi qui doit principalement nous les faire recevoir : or, par le même principe qui fait que le cœur s’irrite contre la loi qui lui impose la nécessité d’agir, l’esprit se soulève contre la révélation qui lui impose la nécessité de croire.
Il est certain néanmoins que cette conduite de Dieu est conforme à la nature des choses, très convenable à l’état où nous nous trouvons, nécessaire à notre sanctification, et utile à la gloire de Dieu. Il n’est pas étrange que l’économie de la foi précède celle de la vue, puisque nous voyons les ténèbres précéder la lumière par un ordre naturel, et que nous sommes enfants avant que d’être hommes. L’expérience et la raison nous enseignent que nos connaissances sont trop imparfaites dans cette vie, où l’âme est appesantie par le corps, pour nous permettre de marcher sûrement à la faveur de nos propres lumières : les païens qui l’ont entrepris n’ont fait que s’égarer dans leurs voies.
Il y a deux dérèglements dans l’homme, qui sont la source de tous les autres, l’orgueil et la volupté : celle-ci naît dans la plus basse partie de l’âme, et les sens y ont beaucoup de part ; mais l’orgueil est proprement le crime de l’esprit. Comme donc l’on n’a point encore trouvé de meilleur remède contre la volupté, que celui d’affliger les sens, en leur refusant le plaisir qu’ils cherchent avec tant d’ardeur, on ne voit point aussi qu’il y eût de meilleur moyen de guérir l’orgueil de l’esprit, que celui de l’humilier, en captivant ces lumières qui l’enflent, et en l’affligeant par le sacrifice qu’on lui demande de ses faibles conjectures, et de ses vains raisonnements.
Et certainement ce sacrifice est bien dû à la Divinité ; car il n’y a pas plus de raison que nous lui soumettions notre volonté par notre obéissance à ses lois, qu’il y en a que nous lui assujettissions notre esprit par la foi. Par l’un de ces actes, nous le reconnaissons pour un maître qui a droit de nous commander ; et par l’autre, nous avouons qu’il est souverainement véritable, et que nous ne devons point craindre de nous tromper en recevant ce qu’il nous dit.
L’homme qui s’était perdu pour vouloir tout connaître, doit faire une espèce de réparation de son crime s’il est permis de parler ainsi, en ne voulant rien connaître par lui-même : il avait voulu être aussi éclairé que Dieu ; il ne veut plus rien connaître que dépendamment de Dieu.
Il avait été aveugle dans le beau jour de la nature, il faut qu’il voie clair dans les obscurités de l’économie de la foi : Car depuis qu’en la sapience de Dieu le monde n’a point connu Dieu par sapience, le bon plaisir du Père a été de sauver les hommes par la folie de la prédication.
Il est certain que, si Dieu se révélait ordinairement et familièrement par des miracles sensibles et continuels, nous marcherions par vue, et non point par foi ; et il est vrai aussi que, si les objets de la révélation n’étaient revêtus de quelques ténèbres, il n’y aurait ni effort, ni difficulté, ni sacrifice de raison à croire.
Les difficultés qui accompagnent les mystères font à peu près, à l’égard de notre esprit, le même effet que les afflictions font à l’égard de notre cœur ; elles le soumettent : c’en sont tout de même les épreuves. Et comme il a plu à Dieu que notre patience fût exercée par deux sortes de souffrances, les unes qu’il nous dispense immédiatement lui-même, et les autres qui nous viennent du côté des hommes du monde qui sont ses ennemis, aussi a-t-il voulu que notre foi fût exercée par deux sortes de difficultés, dont les unes viennent de Dieu immédiatement, et les autres sortent du cœur et de l’esprit des hommes.
Car il faut distinguer les ténèbres de Dieu, et les ténèbres des hommes : les premières sont encore ou nécessaires, comme toutes les difficultés qui naissent de la disproportion essentielle qui est entre des objets infinis, tels que sont ceux de la révélation, et un esprit borné comme le nôtre ; ou volontaires, et qui entrent dans le dessein et dans le plan même de la religion.
On peut distinguer celles-ci selon la diversité que, dans notre manière de concevoir, nous sommes obligés de supposer dans les vertus de Dieu : il y en a qui sortent du conseil de sa sagesse ; d’autres, de celui de sa justice ; d’autres de celui de sa majesté, d’autres, enfin, de celui de sa bonté et de sa miséricorde.
Ainsi, la sagesse divine a mêlé quelques obscurités aux prophéties les plus expresses, de peur que la clarté n’en détruisît l’événement. Il faut rapporter à ce principe les énigmes, les figures, les représentations paraboliques, le mélange des objets sensibles avec les biens spirituels, de l’état de l’Église avec l’état d’Israël selon la chair, et tous les autres moyens que le Saint-Esprit a mis en usage, pour couvrir en partie des événements qu’il annonce plusieurs siècles avant leur accomplissement.
Elle a couvert dans l’Ancien Testament les vérités les plus essentielles et les plus capitales, comme l’immortalité de l’âme, la Trinité, la rédemption, etc., de quelques ténèbres mystérieuses, afin qu’une révélation distincte de tous ces objets fût un caractère incontestable du Messie, et que ses disciples pussent dire hardiment : La vie est révélée en Jésus-Christ ; la grâce est clairement apparue en lui : Nul ne vit jamais Dieu ; c’est le Fils unique qui est au sein du Père, qui l’a manifesté. Rapportez à cette source ces ménagements du Saint-Esprit, qui inspire les patriarches pour leur faire voir une meilleure vie, et pour les obliger à s’écrier en mourant : Seigneur, j’ai attendu ton salut ; mais qui ne leur fait voir ces objets qu’en énigmes, et par des sentiments et des notions qu’ils ne démêlent pas bien eux-mêmes, réservant une connaissance de ces mystères plus abondante à ce temps qu’il avait destiné à l’accomplissement des oracles, et à la manifestation de celui qui est le centre de la religion : c’est pour cela qu’il n’est presque fait mention que de promesses et de menaces temporelles dans les écrits de Moïse ; que Jésus-Christ lui-même, disputant contre les sadducéens, n’en tire la résurrection des morts que par conséquence.
Cette même sagesse a voulu que Jésus-Christ naquît dans l’obscurité et dans l’abaissement, afin que ces tristes dehors, choquant les préjugés des hommes charnels et des Juifs mondains, donnassent lieu par accident à l’exécution des choses que la main et le conseil de Dieu avaient déterminées devoir être faites. Voilà une des causes de sa pauvreté, de sa bassesse, de l’obscurité de sa naissance, du genre de sa première possession, du choix de ses disciples, etc.
La justice de Dieu, agissant de concert avec sa sagesse, l’oblige à parler un langage énigmatique aux profanes et contempteurs de ses mystères : il leur cache ses perles, de peur que, comme des animaux immondes, ils ne les foulent sous leurs pieds : c’est la raison qu’on peut donner du refus que Jésus-Christ faisait quelquefois de signaler son pouvoir devant les incrédules, des soins qu’il prenait parfois de cacher ses miracles : c’est pour cela qu’il parlait quelquefois en paraboles aux étrangers, et qu’il s’expliquait clairement à ses disciples, leur faisant entendre le sens de ses similitudes, et leur déclarant que pour eux ils avaient le privilège de voir toutes choses à découvert.
La majesté de Dieu ne lui permet point de se révéler à l’homme criminel aussi familièrement qu’il ferait à l’homme innocent. Il n’y a là rien d’extraordinaire : les hommes ont accoutumé d’en user ainsi. Les grands bannissent de leur présence ceux qui, ont attiré leur colère. Il faudrait concevoir une moindre idée de la majesté de Dieu, que de celle des monarques du monde, pour trouver étrange qu’il se cache au pécheur : c’est de là que viennent ces soins mystérieux que Dieu prenait de se cacher, lors même qu’il se manifestait. C’est pour cela qu’il ne se montrait qu’en songe et en vision, caché dans la nuée et dans l’arche, ou revêtu d’autres voiles ; c’est la raison pour laquelle il bannissait de sa présence tous ceux qui avaient la moindre tache dans leurs personnes. Il ordonnait au ministre du sanctuaire de se sanctifier. Le peuple reçut ordre de laver ses vêtements, lorsqu’il fut averti que dans trois jours Dieu descendrait vers lui ; et il fallait une pureté extérieure et corporelle pour approcher d’un lieu ou la Divinité se manifestait sous des symboles corporels. Jésus-Christ accomplissant en esprit tout ce qui était caché dans la lettre de la loi, nous enseigne que ceux-là verront Dieu qui seront nets de cœur. Il ne faut pas s’étonner si, lorsque l’homme se cache à Dieu par ses vices, Dieu se cache à l’homme par sa majesté.
Enfin, la bonté et la miséricorde de Dieu couvrent la révélation de quelques obscurités pour exercer notre foi, pour tenir en haleine nos esprits qui s’endormiraient s’ils n’étaient piqués par ces difficultés qui assaisonnent les mystères ; pour humilier une raison superbe qui s’enfle de ses connaissances ; pour régner sur nous par la soumission de nos esprits qui croient des vérités incroyables, parce que c’est lui qui les révèle, aussi bien que sur nos cœurs qui reçoivent des objets tristes et mortifiants, parce qu’il le veut ; pour ôter à notre orgueil toutes ses prétentions, et mettre notre esprit dans la nécessité de reconnaître que notre bien vient de Dieu, et cela d’autant plus tôt que nous parvenons à la vie par des moyens et par des objets qui nous passent entièrement. Il faut qu’il paraisse que notre suffisance vient de Dieu, et que l’Évangile est la vertu de Dieu salutaire à tout croyant. Rapportez à ce principe le choix des personnes que Dieu emploie pour évangéliser, la nature du paradoxe qu’il fait annoncer, contraire à toutes nos lumières et à tous nos préjugés, le silence du Saint-Esprit sur des matières que huit ou dix paroles rendraient palpables et sans difficultés.
Mais Dieu ne se contente pas d’exercer notre foi par les ténèbres qu’il répand lui-même dans sa révélation, il permet encore les erreurs, les hérésies, les schismes, la superstition, pour éprouver ceux qui sont de mise ; il permet que toute l’Egypte soit couverte de ténèbres, afin que la merveille de sa protection paraisse davantage lorsqu’il éclaire la terre de Gossen de la lumière de sa vérité, c’est-à-dire qu’il nous donne une religion accompagnée d’une évidence que les hommes mondains et charnels n’apercevront jamais, parce qu’ils sont mondains et charnels, et que leur propre cœur tire de sa propre corruption les voiles et les nuages qui leur dérobent la vérité. Dieu éclaire les hommes, mais les hommes s’aveuglent, et Dieu le permet ainsi pour les confondre, et nous montrer qu’il est le Père des lumières. Mais voyons les principes de cette obscurité qui vient du côté des hommes.
1° Les préjugés des sens et de l’imagination sont si grossiers, qu’il n’y a personne qui n’ait honte de les suivre ouvertement ; cependant il est certain qu’ils font un assez grand, effet dans le cœur de la plupart des hommes qui n’ont point de honte de dire : Je n’ai jamais rien vu de pareil : je le croirais si je le voyais. Qui est-ce qui a vu des morts revenir de l’autre monde ? Qui est-ce qui est monté au ciel, ou descendu dans l’abîme ? Raisonnements dont l’absurdité est assez évidente : car y a-t-il une plus grande folie que de ne vouloir rien croire que ce qu’on voit, lorsqu’il s’agit d’objets qui ne seraient pas s’ils n’étaient invisibles ? Voyez-vous le passé, l’avenir, votre âme, la Divinité ? Car c’est le passé, l’avenir, les objets et les intérêts de l’âme, et les bienfaits de Dieu, que la foi nous propose.
2° L’éducation nous a de même accoutumés à ne croire que les choses qui arrivent ordinairement. Nous nous renfermons dans un certain cercle d’objets que nous recevons, parce qu’ils ne choquent ni l’expérience ni la probabilité ; et cette habitude de refuser notre créance à toutes les autres choses, s’étendant jusque dans les matières de la religion, nous jette dans l’incrédulité. Cependant, à bien considérer ces objets qui sont d’une connaissance et d’une expérience communes, on trouvera qu’ils sont en eux-mêmes tout aussi surprenants et aussi incompréhensibles que les objets de la religion. Vous trouvez étrange que l’âme survive aux ruines de la matière ; soyez surpris plutôt de la voir liée à un sujet si différent de son excellence : c’est l’union de l’âme avec le corps, et non pas sa séparation, que nous devons admirer. Comprenez, si vous pouvez, cette alliance d’une chose étendue, qui occupe un lieu qui a des bornes qui la contiennent, qui n’agit que dans le présent sur les autres sujets, et sur celui qui lui est proche, avec une chose qui n’a ni figure, ni étendue, ni couleur, ni fluidité, ni solidité, qui est partout en quelque sens, sans avoir des parties qui occupent de lieu ; qui agit sur le passé, sur l’avenir, sur soi-même, et sur sa manière d’agir, par une merveille qui nous persuadera, malgré nous, notre spiritualité.
Vous trouvez étrange qu’on vous parle d’un créateur et conservateur de toutes choses ; soyez plutôt étonnés d’avoir été si longtemps dans le monde sans vous être demandé : Pourquoi suis-je ? D’où viens-je ? Que deviendrai-je ? Et qui a tout fait ce que je vois ?
Ce n’est point le jugement dernier, de quelque manière qu’il se fasse, qui doit vous surprendre ; mais plutôt le support de Dieu, qui permet tout pour juger tout. C’est cette confusion apparente de la société qui aurait lieu de vous faire de la peine, si elle ne devait être terminée par un événement qui justifiera la justice et la sagesse de Dieu. A entendre ces messieurs-là, on dirait qu’il n’y a rien d’extraordinaire ni de surprenant dans le monde ; cependant il n’y a rien qui ne le soit.
3° Mais la principale source de notre incrédulité, c’est que nous avons des passions qui, ayant de l’intérêt à nous faire haïr la religion, nous donnent du penchant à tous les doutes qui les favorisent.
C’est ici le fond et la source de toutes les difficultés. Les hommes sont incrédules, parce qu’ils veulent l’être ; ils veulent l’être, parce que c’est là l’intérêt de leurs passions ; de là il arrive que tout sert par accident à une si malheureuse fin, les sciences, l’éloquence, la politique, etc., non par elles-mêmes, mais par le mauvais usage qu’on en fait.
4° L’orgueil, qui est de toutes les passions la plus dangereuse et la plus invétérée, ne nous permet point de persévérer dans la disposition que Dieu veut que nous ayons pour sa révélation. Cette disposition a deux parties : elle consiste, premièrement à recevoir les vérités qui nous sont révélées ; deuxièmement à les recevoir, encore que nous ne les comprenions pas, sans vouloir trop sonder les abîmes de Dieu. Il faut donc, pour croire, non seulement être persuadé des vérités révélées, mais savoir ignorer ce qu’il a plu à Dieu de nous en cacher ; être dans une disposition à dire : Je ne sais et je ne comprends pas aussi bien que je crois. Il faut baisser la vue devant le côté obscur, comme il faut se réjouir en contemplant le côté lumineux. L’incrédulité nous fait rejeter des vérités qui devraient frapper nos yeux ; et la curiosité déréglée de l’esprit nous empêche de respecter les saintes obscurités qui les environnent.
Et de ce principe, on peut conclure qu’il n’y a rien de plus extravagant ni de plus impie en même temps, que le dessein de quelques docteurs, illustres d’ailleurs par leur érudition et par leurs lumières, qui ont voulu faire comme une religion de plein pied, et en ôter toutes les difficultés, coupant souvent des nœuds qu’ils ne pouvaient dénouer. C’est ignorer que les ténèbres de la religion suivent la nature des choses, ou entrent dans le plan et dans le dessein de Dieu ; comme les apôtres nous le font comprendre, lorsqu’ils nous apprennent que le dessein de Dieu a été d’anéantir l’intelligence des sages, et lorsqu’ils s’écrient : O profondeur des richesses de la sapience et de l’intelligence de Dieu ! Que ses jugements sont incompréhensibles, et ses voies difficiles à trouver ! On peut en inférer, en second lieu, que la curiosité humaine, qui a tant multiplié les questions de la théologie, est un des plus grands obstacles à la foi véritable.
On ne se contente point de savoir les choses, on veut sonder la manière ; et c’est la manière que Dieu ne veut point que nous sachions : c’est là le côté obscur qui doit être respecté.
Il nous suffisait de savoir que nous sommes corrompus, que nous le sommes dès notre origine, et qu’il n’y a que la grâce de Dieu qui puisse nous retirer de cet état ; mais on n’avait garde de s’en tenir là. On veut savoir comment le péché est entré au monde ; quels ressorts de notre âme ont été les premiers en détrac ; comment s’est faite la propagation du péché. Le Saint-Esprit est comme le vent, dont on entend le son sans qu’on sache d’où il vient ni où il va ; cependant on veut savoir sa manière d’agir, on marque les degrés de ses opérations, on décide, on coupe : ce ne sont que distinctions barbares à l’Écriture, de grâce antécédente, grâce conséquente, grâce suffisante, grâce efficace, grâce universelle, grâce particulière, grâce médiate et grâce immédiate : distinctions que les hommes semblent avoir inventées, comme des détours et des fuites pour se dispenser de reconnaître que, quoi que nous fassions, c’est Dieu qui produit en nous avec efficace la volonté et l’action selon son bon plaisir. Nous ignorons pourtant la manière dont il agit. Y a-t-il néanmoins rien de si juste et de si raisonnable qu’un pareil aveu ? Et ne vaut-il pas bien toutes les spéculations de l’école qui se confond elle-même, et tombe d’abîme en abîme pour vouloir connaître ce que Dieu lui a caché.
Le mal de tout cela est que les chrétiens, ayant grossi prodigieusement leur théologie de ces spéculations qui vont à connaître la manière des choses que Dieu nous révèle, forment les difficultés les plus considérables des incrédules, qui se servent de ces spéculations humaines pour attaquer les fondements de la religion, ou qui concluent des contestations, de la curiosité humaine, que la religion n’a rien de solide et d’assuré ; mais il est facile de leur montrer leur injustice.
La foi a deux sortes d’ennemis : les incrédules qui l’attaquent du côté qu’elle éclate ; et les téméraires qui n’en respectent point l’obscurité sacrée ; ceux qui nient tout, et ceux qui veulent connaître tout. Faites voir à ces curieux insensés qu’ils se trompent, à la bonne heure ; mais ne croyez pas que leur défaite fasse aucun préjudice à la religion, puisque la curiosité déréglée n’est guère moins contraire au génie de la religion et à la nature de la foi que l’incrédulité elle-même.
5° Cette curiosité est essentiellement jointe à la témérité ; et l’on ne saurait dire à quels étranges excès l’une et l’autre ont conduit les hommes. On en rapporte un exemple important et nécessaire ; c’est celui de la Trinité et de l’Incarnation, un des plus profonds et des plus impénétrables mystères de notre religion. La curiosité a porté les hommes à franchir les bornes de la révélation à cet égard, et la témérité les a obligés à anéantir la foi.
L’Écriture nous enseigne qu’il y a un seul Dieu et un seul médiateur ; elle nous apprend d’un autre côté que Jésus-Christ est Dieu ; qu’il n’a point réputé à rapine d’être égal à Dieu ; qu’il a fait le monde, les siècles, toutes choses ; elle lui attribue tous les attributs, tous les ouvrages et tous les noms de la Divinité, sa puissance, sa sagesse, son éternité, son immensité, etc. ; elle nous apprend que le Saint-Esprit est Dieu ; elle dit que ces trois ne sont qu’un ; que nous devons tous être baptisés au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ; elle nous parle du Père comme d’une personne ; du Fils comme d’une personne ; du Saint-Esprit comme d’une personne. Pourquoi ne pas s’arrêter là ?
C’est qu’il n’a pas plu à l’orgueil des hommes. Le je ne sais, ou le je ne comprends point, est un mot si terrible, qu’il n’y a rien qu’ils n’inventent pour se dispenser de le prononcer. Ils veulent savoir comment cela se fait que trois personnes subsistent dans une même essence : ils nous parlent de modes, de relations, de subsistances, de distinctions modales, de distinctions formelles ; d’être absolu, d’être relatif, etc. On dit que l’entendement divin produit le Verbe, et que le Saint-Esprit est la production incréée de la volonté, et mille autres choses qui ne sont ni sûres ni révélées. Pourquoi cela ? C’est pour faire comprendre un mystère que Dieu veut qui soit incompréhensible, et qui exerce notre foi.
Les autres, ne pouvant se satisfaire de toutes ces spéculations scolastiques, conçoivent le dessein impie d’anéantir ce mystère qu’ils ne peuvent comprendre, et par une insigne impiété, ou ils rejettent les livres de l’Écriture qui en font mention, ou ils donnent des explications si violentes aux passages, qu’il faudrait que le Saint-Esprit eût eu dessein de nous tromper, s’il avait parlé dans le sens de ces docteurs : Je suis avant qu’Abraham fût, veut dire : Je suis avant que s’accomplit la prophétie qui est enfermée dans le nom d’Abraham, et qu’il fût devenu le père des nations. Glorifie-moi de la gloire que j’ai eue avant la fondation du monde, signifie : Glorifie-moi de la gloire dont tu as résolu de m’orner. Il était au commencement, et toutes les choses ont été faites par lui, ne veut dire, sinon, il était dès le temps de Jean-Baptiste, et c’est par lui que toutes ces choses ont été faites dans l’Église, etc.
Pourquoi toutes ces subtilités si contraires à la simplicité évangélique ? C’est pour anéantir les sacrées obscurités que la sagesse de Dieu a répandues dans les mystères, et pour sauver par la sagesse humaine ceux que Dieu veut conduire à la vie éternelle par la folie de la prédication.
6° On doit joindre la superstition à la témérité et à la curiosité déréglée de l’esprit ; celle-là se forme peu à peu par l’effort des passions qui cherchent des voiles extérieurs pour se cacher, des prétextes pour éviter la mortification de la repentance, et des moyens pour éluder la sévérité de la morale chrétienne, et qui, pour cet effet, occupent l’homme à des exercices corporels qui sont profitables à peu de choses, ou l’attachent à quelques cultes charnels. Or après que la superstition s’est formée insensiblement, elle se met en crédit ; elle prend droit de bourgeoisie dans la religion, s’il m’est permis de parler de la sorte : on confond ses imaginations les plus monstrueuses avec les plus sacrés mystères ; et alors tout ce que les passions humaines ont pu enfanter d’absurdités et d’extravagances, sert aux incrédules pour attaquer la religion qui s’en trouve en quelque sorte revêtue. On veut tout sauver, ou faire tout périr. Attaquez la superstition, vous passez pour être ennemi du christianisme. Défendez la gloire et la sainteté du christianisme, on veut vous engager à défendre les extravagances de la superstition.
Le dessein que nous avons d’écrire pour les chrétiens en général, nous défendent toute application. Il me suffit que tout cela est vrai dans la thèse : qu’on en cherche des exemples là où l’on voudra, ils ne sont pas trop difficiles à trouver.
Nous nous contenterons de dire sur ce sujet que cette multitude de sectes qui déchire si pitoyablement la chrétienté, et qui fait que le nom de notre commun maître est blasphémé parmi les infidèles, ne vient que de ces trois principes : la curiosité déréglée, la témérité de l’esprit, et la superstition ; comme ces trois principes eux-mêmes viennent d’une source plus ancienne, qui est le dérèglement de nos passions.
Demander donc pourquoi Dieu permet cette multitude de religions et de sectes, c’est à peu près demander pourquoi Dieu permet qu’il y ait des méchants. Celui qui permet la licence des passions, en permet nécessairement les effets naturels et les suites infaillibles.
7° Cela étant ainsi, on ne doutera point que la philosophie ne soit une autre source de difficultés, quand on veut la joindre à la religion. En effet, leurs fins sont si différentes, qu’on peut assurer qu’elles sont opposées. La philosophie se propose de satisfaire la curiosité, et la religion de la mortifier. La philosophie recherche la manière des choses, la religion fait profession de l’ignorer. La philosophie enfin enfle l’homme en étendant ses lumières, et la religion l’humilie en lui demandant le sacrifice de ses connaissances. La philosophie veut tout comprendre, et une partie essentielle de la religion consiste à reconnaître qu’on ne comprend rien.
Aussi la philosophie ne trouve-t-elle pas trop son compte dans la religion, ni la religion dans la philosophie, s’il m’est permis de parler ainsi. Copernic et Descartes ne seront pas sans doute fort satisfaits, ni de la description que l’auteur de la Genèse fait de la création, ni des deux grands luminaires, ni du miracle de Josué lorsqu’il arrêta le soleil, ni du troisième ciel dont parle saint Paul, ni des nouveaux cieux et de la nouvelle terre que les écrivains sacrés nous font attendre, ni de l’embrasement des cieux, de la dissolution des éléments, et de l’obscurcissement des astres, qui doivent signaler le jour du jugement. Ces philosophes s’écrieront, que ces objets n’ont aucun rapport avec leurs idées astronomiques.
Mais qu’ils ne s’en étonnent point. Les écrivains sacrés ont prétendu parler le langage du peuple, et non pas celui des philosophes : ils ont voulu sanctifier les hommes, et non pas expliquer la nature. Il a donc fallu qu’ils s’accommodassent aux idées du vulgaire ; il a plu même au Saint-Esprit qu’ils n’en eussent point d’autres, afin que ses mystères, revêtus de ces idées populaires, fussent proportionnés à la portée de tout le monde par la manière de leur révélation, ne pouvant l’être par eux-mêmes.
Ce n’est point là une conduite qui lui soit extraordinaire : c’est ainsi que la sagesse divine en use, lorsqu’il s’agit de représenter aux anciens Israélites les merveilles de l’économie évangélique ; elle se sert d’expressions empruntées des usages communément reçus ; elle dit que tous les peuples aborderont à la montagne de Sion ; qu’il y aura un autel dressé au milieu de l’Egypte ; qu’on offrira partout des sacrifices de prospérité ; que le pavillon de la gloire de Dieu, ou son tabernacle, sera transporté parmi les nations. D’où vient que les prophètes annoncent en ces termes la vocation des païens ? C’est que c’étaient là les idées du vulgaire ; qu’il fallait se servir d’expressions connues, et que la révélation deviendrait inintelligible sans cette condescendance de Dieu, qui se proportionne à la portée de tous sans exception.
Imaginons-nous, en effet, que Dieu eût attendu à nous révéler la vérité de la création, le miracle de Josué, la gloire des bienheureux, le jugement dernier, etc. jusqu’à ce qu’on eût fait comprendre à tous les hommes, par les principes de la philosophie, que les étoiles sont plus grandes que la lune ; que c’est la terre et non pas le soleil qui se meut ; que les cieux ne sont que des espaces vides et étendus à l’infini ; que le soleil est si essentiellement lumineux, qu’il ne saurait perdre sa clarté, à moins qu’il ne soit anéanti, etc. Où en serions-nous, et que serait-ce si tous les hommes devaient être philosophes avant qu’ils pussent apprendre à craindre Dieu ?
La sagesse de Dieu est admirable non seulement en ce qu’il se proportionne aux idées de tout le monde, afin de se rendre intelligible, mais aussi en ce qu’alors il pourvoit à ce qu’on ne puisse se tromper en pressant la lettre de ces façons de parler populaires.
Il n’y a rien, par exemple, de plus ridicule que les railleries que les incrédules font du feu de l’enfer ; ils se jouent eux-mêmes, lorsqu’ils prétendent jouer la religion ; car celui qui considérera bien ce que l’Écriture nous dit là-dessus, trouvera qu’elle assemble diverses images pour nous représenter, par des idées connues, un objet inconnu, et pour mettre devant les yeux, par plusieurs images, ce qu’une seule idée n’était point capable de nous représenter : elle emprunte pour cet effet le feu et le soufre de Sodome, l’affliction des jours de Noé, les jugements que Dieu exerça sur les nations dans la vallée de Josaphat ; les ténèbres horribles qui couvrirent toute l’Egypte pendant qu’Israël jouissait de la lumière de Dieu dans la terre de Gossen ; le feu perpétuel, et le ver qui ne meurt point de la vallée des enfants de Hinnom, etc., les pleurs et le grincement des dents des enfants qu’on immolait à Moloc, en les mettant entre les bras de cette statue brûlante.
Il y aurait autant de raison à presser quelqu’une de ces idées, qu’à fonder de grandes difficultés sur celle de paradis, de sein d’Abraham, de Canaan céleste, de Jérusalem d’en haut, etc., qui sont employées pour nous représenter la félicité qui attend les fidèles. Ces idées seraient fausses et contradictoires, si elles étaient littérales, puisqu’un paradis n’est point une Canaan, qu’une Jérusalem n’est point le sein d’Abraham.
La variété de ces images nous fait voir qu’elles ne sont point littérales, et nous montre aussi que l’objet qu’on prend soin de nous représenter en tant de manières, était trop grand pour être représenté par une seule de ces idées.
En suivant cette vue, rien n’est si facile que de répondre à une objection qu’on fait sur le jugement dernier, et qui avait paru considérable. On dit que la description que l’Écriture nous fait du dernier jour, nous disant que le Fils de Dieu doit venir précédé des anges qui sonneront d’une trompette, et qu’il mettra les hommes les uns à sa main droite et les autres à sa gauche, etc., ne s’accorde, ni avec l’idée que nous avons des esprits, ni avec celle que nous devons avoir d’un si grand événement.
Pour répondre, il ne faut que distinguer l’objet et la manière dont il est représenté. Le premier est raisonnable, grand, magnifique, digne de remplir nos esprits, et capable de toucher nos cœurs. Nous avons assez justifié qu’il est conforme à notre raison, en faisant voir qu’il faut anéantir toutes nos lumières avec la nature des choses, ou reconnaître un jugement dernier. Et qu’y a-t-il de plus grand qu’un objet qui justifie la sagesse de Dieu, sa justice et toutes ses vertus sans exception, et qui soumet tous les hommes, toutes les actions des hommes, toutes les pensées de l’esprit, et tous les mouvements du cœur à son examen ? Or l’objet est ce qu’il y a de réel et d’invariable.
Pour la manière dont il est proposé, elle ne serait point proportionnée à nos connaissances et à notre faiblesse, si elle était aussi sublime que l’objet : nous n’y comprendrions rien, et il nous éblouirait, si Dieu nous le représentait précisément tel qu’il est en lui-même.
Jésus-Christ a fait assez connaître que ces images ne doivent point être pressées par la variété et la multitude de celles qu’il emploie pour nous représenter ce jugement. Tantôt il se sert pour cela de la parabole de l’époux et des vierges, tantôt il nous le représente par le jugement d’un maître envers ses serviteurs à qui il avait confié ses talents ; tantôt il montre le Juge du monde comme un berger qui sépare les brebis d’avec les boucs ; tantôt sous l’image d’un père de famille qui arrache l’ivraie, et la sépare du bon grain, pour brûler au feu la première, et pour assembler celui-ci dans ses greniers ; tantôt comme un monarque glorieux et triomphant, précédé de légions d’anges ou de messagers qui sonnent de la trompette. Les traits de cette description se détruiraient, s’ils étaient tous pris à la lettre.
On doit en faire le même jugement que de l’histoire du Lazare et du mauvais riche, qui, quelque longue et quelque raisonnée qu’elle soit, n’est, au jugement de tout le monde, qu’une parabole, dont il serait ridicule de vouloir presser le sens littéral.
Que la philosophie ne se choque donc plus des expressions de l’Écriture ; qu’elle ne nous objecte plus qu’un feu matériel ne saurait brûler les âmes ; que les anges n’ont point une bouche pour sonner de la trompette ; que la vallée de Josaphat est trop petite pour contenir tous les hommes, etc. Ce sont des difficultés puériles, et qui ne font point de peine à ceux qui sont tant soit peu instruits à parler le langage de Canaan.
Au reste, on ne peut douter que le mélange qu’on a fait de la philosophie avec la religion n’ait apporté un préjudice considérable à notre foi ; car premièrement, la philosophie entassant spéculation sur spéculation, nous parle d’une étendue infinie de matière, d’autres globes habités, de mondes qui se forment par le concours des atomes, de lois de la nature inviolables, etc., d’éternité de matière, et d’autres imaginations qui semblent ne point s’unir avec les principes de la religion : là, dessus, les passions, qui sont comme en sentinelle pour saisir et adopter tout ce qui les favorise en combattant la foi, autorisent les plus légères conjectures, et donnent du crédit à ce qu’on regarderait sans cela comme des extravagances. Ainsi les doutes de la philosophie sont changés en certitude, par l’envie que nous avons de changer la certitude de la religion en doutes.
En second lieu, la philosophie forme en nous l’habitude de vouloir juger de tout par nous-mêmes ; disposition entièrement contraire à la foi, qui nous fait croire sur le témoignage de Dieu. On ne cesse de nous demander des démonstrations ; on en veut de pareilles aux démonstrations géométriques ; c’est-à-dire qu’ils veulent une lumière sans aucunes ténèbres. O l’admirable prétention ! Nous avons véritablement des démonstrations, mais des démonstrations de foi ; et qui dit foi, dit lumières et ténèbres.
Le troisième effet dangereux de la philosophie consiste en ce qu’elle tourne la religion de la pratique à la spéculation. Plus nous nous guindons en raisonnements philosophiques sur les mystères, plus le corps de la religion se perd et plus sa majesté disparaît, parce qu’elle est essentiellement pratique : à force de la chercher, nous ne la trouvons plus. L’expérience devrait nous avoir appris que le progrès du raisonnement nous éloigne du centre véritable, qui est la piété : plus il est métaphysique, moins il nourrit l’esprit, et plus il fait naître de doutes ; au contraire, plus nous descendons dans la pratique, plus nous connaissons la religion, en sentant sa divinité efficace par notre propre expérience, et la reconnaissant pour ce qu’elle est aux impressions qu’elle laisse dans nos cœurs. Si la religion nous avait été donnée pour nous apprendre à philosopher sur la nature des choses, la connaissance théorétique de l’esprit serait la règle à laquelle nous devrions la mesurer ; mais puisqu’elle nous a été donnée pour sanctifier notre cœur, il est juste que la contemplation cède à la pratique et au sentiment.
8° La politique est encore plus véritablement ennemie de la religion, que la philosophie ; ce n’est pas qu’elle ne se serve de la religion avec succès pour retenir les peuples dans leur devoir, mais c’est qu’elle prétend être supérieure : elle veut que la religion fléchisse sous ses ordres ; et la religion ne plie que sous les ordres de Dieu. La politique regarde ordinairement la plupart des hommes comme des esclaves des grands. La religion, malgré la politique, les fait tous égaux ; elle ôte efficacement les inégalités que les passions humaines avaient produites. La politique, suivant les préjugés de l’orgueil et de l’ambition, agit comme si la vie des hommes n’était point de plus grande considération que celle des bêtes. La religion nous apprend que l’âme d’un paysan est aussi chère à Dieu que celle d’un monarque. Quoi ! tous ces gens-là seront-ils mes égaux, dit l’ambitieux ? Oui, et plus heureux que toi si tu ne te repens, répond la religion. Grand caractère ! qui nous persuade que c’est de Dieu, qui n’a aucun égard à l’apparence des personnes, et non des hommes accoutumés à s’encenser les uns les autres, qu’elle tire son origine.
Les politiques raisonnent à peu près de cette sorte : La religion nous sert à retenir les peuples dans leur devoir, pour les soumettre au souverain et aux lois de l’État : donc elle n’est destinée à autre chose. La conséquence n’est pas juste.
Si l’on veut comprendre que la religion a une fin plus élevée, on doit considérer qu’elle n’est pas moins contraire à l’ambition des souverains, qu’à la rébellion des peuples ; qu’elle ne se rapporte point au bien d’un État particulier, mais qu’elle tend essentiellement à augmenter la paix entre les États, et l’intelligence qui doit être entre les hommes ; qu’elle se moque des défenses, des lois politiques et du bras séculier, lorsque les puissances veulent la contraindre ; que toute la politique romaine, armée des plus cruels supplices qui furent jamais inventés, n’a pu en arrêter les effets ; qu’enseignant aux hommes à mépriser la mort, et à espérer une meilleure vie, elle les met au-dessus des promesses et des menaces de la politique ; et que sanctifiant le cœur et la conscience, elle fait ce que la politique n’a jamais entrepris.
9° La rhétorique a tout de même produit des effets assez désavantageux à la religion, par le mauvais usage que les hommes en ont fait. D’abord les objets de l’Évangile, proposés sans étude et sans art, frappèrent les esprits de surprise et d’admiration, et touchèrent les cœurs jusqu’à les faire renoncer à leurs attachements ; c’était toute l’éloquence des premiers temps. Mais ensuite l’Église adoptant les vanités des Grecs et des Romains, les mystères de l’Évangile commencèrent à devenir ou des matières de contestation philosophique, ou des sujets d’éloquence ; et comme celle-ci tient de la poésie, dont la principale louange consiste dans la fiction, on déguisa tout, on exagéra tout ; de là viennent les panégyriques, les oraisons funèbres, et ces paradoxes qui produisent avec le temps des opinions si monstrueuses. Il ne faut pas s’étonner de cela. L’éloquence et les paroles charmantes de la sagesse humaine ne sont pas moins contraires à la religion que la philosophie ; car si c’est un dérèglement de vouloir comprendre par la philosophie des mystères que Dieu veut qui nous soient incompréhensibles, c’en est un autre peu différent de vouloir revêtir des faux ornements d’une éloquence mondaine, des objets que la sagesse de Dieu veut proportionner à la portée de chacun, par la manière simple dont elle veut qu’ils soient proposés.
10° Enfin, il n’y a point jusqu’à la grammaire qui, en la main de nos passions, ne serve à jeter quelques ténèbres sur la religion. On se plaint que la grammaire des Juifs est incertaine ; que la ponctuation est douteuse ; qu’il y a des diverses leçons dans le Vieux et dans le Nouveau Testament ; qu’on ignore qui c’est qui a recueilli les livres de l’Écriture, et qui a fait le canon ; que les apôtres citant les prophéties, se servent de la version grecque des Septante ; qu’ils ne sont pas fort exacts à rapporter toutes les paroles des passages qu’ils citent ; qu’il y a des endroits imparfaits, et où il manque des paroles, etc.
Il est certain que cette exactitude grammaticale, ou cette superstition de grammaire, a peu de rapport avec notre foi. Quelqu’un l’a dit fort bien : Scriptura non amat nimium diligentesa. Les raisons qu’on en peut donner sont, premièrement, que les objets de l’Évangile sont et trop grands et trop importants pour que la sagesse de Dieu ait permis qu’ils dépendissent des pointilleries de la grammaire. On ne s’avise point de rechercher si les ordonnances d’un roi sont énoncées en termes que l’usage autorise, ou s’il y a des transpositions et des parenthèses, ou si les lois de la grammaire y sont observées, ou qui c’est qui les a recueillies ; et pourvu que nous sachions que ce sont là les ordonnances du prince, et qu’elles soient assez claires pour être entendues de tout le monde, nous nous disposons à nous y soumettre. Pourquoi donc forme-t-on toutes ces difficultés sur le sujet des livres de l’Écriture, qui ont cet avantage sur les ordonnances des princes, que les mêmes choses y sont mille et mille fois répétées, et qu’ainsi elles sont à l’épreuve de toutes les révolutions grammaticales ?
a – L’Écriture n’aime point qu’on pointille trop.
D’ailleurs, si le fond et la substance de la religion dépendaient de ces changements extérieurs, il s’ensuivrait qu’on ne pourrait être chrétien jusqu’à ce qu’on fût critique ; qu’il faudrait posséder les langues avant que d’être admis à étudier la science du salut ; et qu’ainsi on ferait des progrès dans la religion à mesure qu’on aurait bien étudié au collège : ce qui est la chose du monde la plus contraire au dessein de Dieu, qui est d’appeler toutes sortes d’hommes à sa connaissance.
Ajoutez à cela, que si le salut était attaché à l’arrangement des mots et des syllabes, les hommes changeraient le respect qu’ils doivent avoir pour les mystères, en celui qu’ils auraient pour les syllabes et pour les mots, et qu’ainsi nous tomberions dans les extravagances de la superstition cabalistique.
Imaginez-vous que vous eussiez été du temps des apôtres, et qu’alors vous les eussiez entendus les uns après les autres annonçant les mystères du royaume des cieux, mais s’énonçant chacun en sa manière particulière ; vous n’auriez pas fait dépendre votre salut de leur manière de s’exprimer, mais des objets qu’ils vous auraient mis devant les yeux, d’un commun consentement ; et pour peu que vous eussiez été touchés de tant de choses magnifiques qu’ils annonçaient, et qu’ils répétaient en cent manières, vous n’auriez pas chicané sur quelque mot équivoque qui leur serait échappé, ou sur l’arrangement de leurs paroles, ou sur d’autres vétilles de cette nature. Or, la parole qu’ils ont écrite est la même que celle qu’ils ont annoncée, et nous devons en faire le même jugement. Ces bons et saints personnages, qui parlent ainsi que l’Esprit leur donne à parler, c’est-à-dire avec simplicité, parce que cela est nécessaire pour le dessein de Dieu, n’avaient garde de penser qu’on dût porter le raffinement si loin, et qu’on formerait tant de doutes sur leurs expressions, qui sont si naïves et si naturelles.
Le principal est de s’arrêter à la substance de leur prédication. Le conseil de Dieu, qui consiste dans le dessein qu’il a de sauver les hommes par la mort de son Fils, fait comme le fond et la substance de la religion. Tout se rapporte à ce centre. Il y a trois grands objets qui soutiennent celui-là, qui sont la résurrection de Jésus-Christ attestée par les apôtres, l’accomplissement des oracles contenus dans les écrits des prophètes, et les dons miraculeux du Saint-Esprit ; objets qui ont été sensibles aux apôtres, que les apôtres ont très clairement enseignés aux hommes, et qu’ils ont rédigés par écrit par la direction de la sagesse de Dieu, lorsque toute la terre en était comme pleine, voyant les dons extraordinaires que Dieu répandait sur les hommes, tous les oracles accomplis en Jésus-Christ, et les souffrances et les épreuves des témoins de Dieu.
C’est là la substance des écrits des apôtres, aussi bien que de leur prédication. La Providence a voulu que ces choses fussent rédigées par écrit dans un temps où elles ne pouvaient être supposées ; que ces livres fussent reçus par toutes les sociétés chrétiennes ; qu’ils fussent d’abord répandus partout par des versions et des exemplaires sans nombre, cités ensuite par une infinité de docteurs, conservés en une infinité de lieux, portés partout où la persécution jetait les chrétiens. Elle a voulu que ces écrivains nous apprissent la même chose, en suivant chacun sa manière ; que leur façon d’écrire fût toute semblable à leur manière de parler ; qu’ils suivissent dans leurs citations la version grecque qui était connue du peuple, sans embarrasser la foi des simples de remarques de critique, qui auraient été trop indignes de ceux qui avaient vu et touché la Parole de vie, qui annonçaient les choses magnifiques de Dieu, et qui avaient reçu le don de parler toutes sortes de langues pour se faire entendre à toutes les nations. Il a fallu que ces écrivains admirables eussent plutôt égard aux choses qu’à l’arrangement des mots, pour soutenir ce grand caractère, et afin que nous apprenions à attacher notre confiance aux choses qu’ils nous disent, et non pas à la manière dont ils les expriment. Ils ont expliqué suffisamment toutes les vérités salutaires et fondamentales, qui sont en petit nombre et répétées presque dans toutes les pages de leurs écrits ; ils ont laissé à leurs disciples le soin de recueillir ces écrits, et d’en composer le canon qui nous sauve, non en tant que c’est le recueil de tous les écrits des apôtres, mais en tant qu’il contient des objets que les apôtres ont mille et mille fois répétés pour la sanctification des hommes. Pour les diverses leçons, elles sont en si petit nombre, si peu considérables, qu’elles n’apportent aucun changement sensible à ces livres, bien loin de changer la substance de la religion inaltérable parce qu’elle est liée à tout et répétée partout.
Quand ce qu’on nous dit de la grammaire hébraïque, et de l’autorité des livres de l’Ancien Testament, serait aussi certain qu’il l’est peu, nous devrions nous en mettre peu en peine, depuis que Jésus-Christ et les apôtres l’ont confirmée. Ces petites difficultés ne sont en aucune sorte préjudiciables à notre foi, puisqu’il suffit à cette dernière de savoir que l’Écriture est la parole de Dieu, ce qu’elle reconnaît à ces marques, et d’être assurée qu’il est absolument impossible que, ni par le défaut des copistes, ni par la négligence des hommes, ni par l’infidélité des versions, ni par la multitude des termes équivoques, elle soit vide de ces objets importants et salutaires qui nous sauvent, nous sanctifient, et dont elle est une continuelle répétition ; parce qu’il faudrait, ou que Dieu nous eût trompés, ou que sa sagesse se fût trompée, en manquant à conserver un moyen qu’il destine à entretenir la foi des hommes.
Notre dessein n’est point ici de condamner ni le soin qu’on prend d’étudier les règles de la critique sainte, ni le respect qu’on a pour les expressions de l’Écriture dignes d’être préférées à toutes autres. A Dieu ne plaise que nous ayons une vue si impie et si insensée, Nous prétendons seulement deux choses ; l’une, que toutes ces petites difficultés de critique ne doivent nullement être considérées comme capables d’ébranler le fondement de notre foi, et que la sagesse divine a pourvu à ce que nous ne puissions douter avec raison à cet égard ; l’autre, que ces difficultés elles mêmes servent non seulement à nous humilier, mais encore à nous défendre de la superstition littérale, ou de ce que nous pouvons nommer justement l’idolâtrie des termes.
Il est donc vrai que toutes choses, les sens, l’éducation, la curiosité de l’esprit, la superstition, la philosophie, la politique, l’éloquence humaine et la grammaire, sont des instruments dont nos passions se servent pour anéantir la soumission que notre foi doit à Dieu ; que par le mauvais usage que nous en faisons ce ne sont que des manières différentes de secouer ce joug divin ; et que les spéculations qui viennent de tous ces principes, tendent à affaiblir notre foi, de même que les maximes des casuistes relâchés vont à anéantir la morale, n’étant pas moins dur à l’esprit de croire qu’au cœur de se mortifier.
Cependant on peut dire, 1. que cette soumission est nécessaire, et que si vous ne la donnez à Dieu en recevant les principes de la religion, vous serez obligés de la donner à la matière, en vous jetant dans les obscurités de l’impiété, étant certain que vous comprendrez tout aussi peu l’éternité, l’infinité, l’étendue, la manière, et la nécessité de l’existence de la matière que vous connaissez ce qui se passe en Dieu. 2. Vous avez cette disposition de cœur dans les choses civiles et naturelles ; vous n’attendez point à manger jusqu’à ce que vous ayez su la manière en laquelle se fait la nutrition ; et vous croyez que l’aimant attire le fer, encore qu’on ne vous ait jamais dit comment cela se fait : pourquoi de même ne croyons-nous pas les mystères, encore que nous n’en puissions pénétrer la manière ? 3. Cette soumission est tellement raisonnable, qu’il faut être insensé pour ne pas le voir ; car jusqu’à ce que notre esprit soit infini, il n’y aura qu’un côté des choses que nous puissions voir, et il sera nécessaire que l’autre nous soit inconnu. 4. Elle est juste et légitime, s’il en fut jamais, elle ne va qu’à nous faire reconnaître notre ignorance ; et qu’étant dans le danger de nous tromper, nous devons suivre la révélation comme un guide fidèle. Nous sommes bien extravagants si nous ne reconnaissons point notre ignorance, ou si nous craignons que Dieu puisse nous tromper, lorsqu’il lui plaît de se faire connaître à nous.
5. Mais ce qu’il y a de plus remarquable, ce qui est infiniment glorieux à la religion, et qui la fait reconnaître pour divine, c’est que ce renoncement à ses lumières est le seul moyen que nous ayons de sortir d’erreur, et de voir clair dans les matières de la religion.
C’est un miracle propre à la religion chrétienne, de nous rendre heureux en nous obligeant à renoncer à nous-mêmes ; mais c’en est un aussi grand de nous rendre clairvoyants en nous faisant sacrifier les lumières de notre raison.
On s’aveugle en portant une vue trop fixe et trop hardie sur les mystères ; mais on aperçoit la lumière de Dieu lorsqu’on baisse les yeux. L’on est savant lorsqu’on ne veut rien savoir que ce que Dieu nous révèle, et l’on ne sait rien lorsqu’on veut tout savoir. Partout ailleurs le degré de connaissance fait le degré de l’habileté ; mais ici c’est le degré de la soumission ; et c’est plus par l’humilité du cœur que par les lumières de l’esprit, qu’on s’instruit dans la science du salut : la preuve n’en est pas difficile. On a vu quelles ténèbres les spéculations d’une raison indépendante jettent sur les mystères, et voici comment la soumission de l’esprit change ces ténèbres en lumière, ou du moins empêche que nous n’en soyons obscurcis.
Si je suis dans cette disposition d’humilité toutes les difficultés perdront leur force. Je ne serai point surpris de ne pouvoir bien comprendre la nature de Dieu, ni sa manière de connaître, d’aimer et d’agir, ni son éternité, ni son immensité ; et je serai plutôt ravi en admiration de ce que moi, qui ne suis qu’un ver et un atome, je suis honoré de sa connaissance, et suis élevé à la gloire d’entrevoir ses merveilles.
Je ne trouverai encore rien qui me choque dans cet abandon que Dieu avait fait autrefois des païens, et qu’il a fait de tant de nations infidèles qui croupissent dans des ténèbres si profondes, encore qu’il n’y ait peut-être rien de si difficile et de si incompréhensible dans la conduite de Dieu. Je me regarderai, je tâcherai de me connaître ; je me trouverai abîmé, pour ainsi dire, dans un coin de ce vaste univers, dans un temps ou dans une conjoncture qui n’est qu’un point auprès de ces espaces de durées immenses qui ont coulé, et de cette éternité qui coulera encore. Je n’aperçois dans cet état que quelques années et quelques peuples que je donne pour objet à la Providence, comme si c’étaient là ses bornes. Mais faible et imbécile que je suis ! je ne vois point cette succession infinie d’objets qui roulent dans le plan de l’intelligence souveraine ; je ne vois ni les liaisons de ce siècle avec le monde à venir, ni la place que ces peuples dont je déplore l’ignorance, tiennent dans cet enchaînement, ni les droits que la justice de Dieu a sur eux, ou du moins je ne les connais qu’imparfaitement. Je ne considère pas que mille ans sont comme un jour, et un jour comme mille ans ; qu’un peuple est comme cent peuples, et cent peuples comme un peuple à l’égard de celui qui en peut tirer une infinité du néant, d’où il nous a tirés nous-mêmes. Nous sommes comme ceux qui veulent voir toute l’étendue des cieux, encore qu’ils soient dans un puits.
Si nous nous connaissons nous-mêmes, nous ne serons ni curieux, ni téméraires, et nous craindrons le sort de ceux qui furent frappés pour avoir voulu regarder dans l’arche. Il nous sera même facile de reconnaître les dogmes que la philosophie et la témérité auront inventés ; car, en nous arrêtant dans les barrières sacrées de la révélation, nous reconnaîtrons ceux qui sont assez hardis pour les franchir. Nous discernerons la religion qui nous confond et nous mortifie, de la superstition qui nous flatte et nous trompe agréablement. Les hauteurs et les fiertés de la politique qui nous regardent comme des bêtes, ne nous empêcheront point de nous regarder comme enfants de Dieu ; et ni les illusions de l’éloquence ni les vétilles de la grammaire ne troubleront point une foi qui se repaît des objets de l’Évangile, trop manifestés, trop répétés, trop liés avec le principe du sens commun, trop confirmés par les événements, trop attestés, trop dignes de Dieu, et trop utiles à notre sanctification, pour être révoqués en doute. En un mot, nous cesserons d’être incrédules, lorsque nous aurons renoncé à ce qui nous en inspirait le secret désir.
Il est donc vrai que Dieu a répandu une sainte obscurité sur les mystères de la religion, et a même permis que les hommes y joignissent leurs propres ténèbres : mais, ce qui est également admirable et consolant, ce ne sont point les habiles, mais ceux qui renoncent à leur habileté, qui voient clair dans la religion. C’est la pensée de Jésus-Christ, qui dit à son Père : Père, je te rend grâces de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux entendus, et les as révélées aux petits enfants.
C’est ici où je tremble de respect et d’admiration, lorsque je joins ce caractère de la divinité de ma religion à tous les autres. Je renonce à moi-même, et demande à Dieu son illumination, lorsque je vois qu’une science si élevée, et qui nous propose des objets si magnifiques, n’est pourtant comprise que par les simples de cœur et d’intelligence. Je dis : Quelle divine religion qui m’éclaire et m’humilie tout à la fois, qui confond et rectifie mon entendement, qui me conduit à la science salutaire par l’aveu de mon ignorance, et qui guérit tous les défauts de mon esprit en le soumettant ! Où est le sage ? Ou est le disputeur de ce siècle ?