1. Titus César, comme nous l'avons dit[1], passa quelque temps à Bérytus. Puis il repartit et donna dans toutes les villes de Syrie par où il passait de superbes spectacles : il employait les prisonniers juifs à s'entre-détruire sous les regards du public. Sur sa route, il observa un fleuve dont les particularités naturelles méritent d'être signalées. Il coule entre Arcée[2], possession d'Agrippa, et Raphanée et il offre une singularité merveilleuse, car, bien qu'il ait, quand il coule, un débit considérable et un courant assez rapide, il perd ensuite, sur toute son étendue, l'afflux de ses sources et, après six jours. laisse voir son lit desséché : puis, comme s'il n'était survenu aucun changement, il reprend son cours accoutumé le septième jour. On a observé qu'il gardait toujours exactement cet ordre : de là vient ce nom de Sabbatique qu'on lui a donné, d'après le septième jour de la semaine qui est sacré chez les Juifs[3].
[1] Plus haut, VI, 39.
[2] Arka, au nord-est de Tripoli : voir Antiq., I, 138.
[3] Pline, Hist. Nat., XXXI, 11 : In Judea rivus sabbatis omnibus siccatur. L'identification est incertaine. Cette rivière joue un rôle dans le folklore juif ; voir Rev. des Études juives, XXII. p. 285 (I. L.).
2. Quand le peuple d'Antioche apprit que Titus était tout près, la joie ne lui permit pas de rester à l'intérieur des murs, et tous se précipitèrent à la rencontre du prince. Ils s'avancèrent à plus de trente stades : et ce n'étaient pas seulement les hommes qui s'étaient ainsi répandus hors de la ville, mais la foule des femmes avec les enfants. Quand ils virent venir Titus. ils bordèrent les deux côtés de la route, étendant les mains vers lui et l'acclamant ; puis ils retournèrent derrière lui à la ville, avec toute sorte de bénédictions. A toutes ces louanges se mêlait continuellement une prière : celle de bannir les Juifs de la cité. Titus, insensible à cette pétition, écouta tranquillement ce qu'on lui disait : les Juifs, incertains de ce que pensait et ferait le prince, étaient saisis d'une terrible crainte. Titus ne resta pas à Antioche, mais se dirigea aussitôt vers Zeugma, sur l'Euphrate[4], où des envoyés du roi des Parthes Vologèse vinrent lui apporter une couronne d'or en l'honneur de sa victoire sur les Juifs. Il la reçut, offrit un festin aux ambassadeurs et de là retourna à Antioche.
Comme le Sénat et le peuple d' Antioche le priaient instamment de se rendre au théâtre où toute la population s'était rassemblée pour le recevoir, il accepta avec affabilité. Entre temps. les citoyens redoublaient leurs instances et réclamaient continuellement l'expulsion des Juif. Titus leur fit une réponse ingénieuse : « La patrie des Juifs, où l'on aurait dû les reléguer, dit-il, est détruite, et aucun lieu ne saurait plus les recevoir. » Alors les citoyens d'Antioche, renonçant à leur première demande, lui en adressèrent une autre : ils le priaient de détruire les tables de bronze où étaient inscrits les droits des Juifs. Titus n'acquiesça pas davantage et, sans rien changer au statut des Juifs d' Antioche, il partit pour l'Égypte. Sur la route, il visita Jérusalem ; il compara la triste solitude qu'il avait sous les veux à l'ancienne splendeur de la cité ; il se rappela la grandeur des édifices détruits et leur ancienne magnificence et déplora la ruine de cette ville. Ses sentiments n'étaient pas ceux d'un homme qui est fier d'avoir pris de force une cité si grande et si puissante, car il maudit fréquemment les criminels auteurs de la révolte qui avaient attiré ce châtiment sur elle. Il montrait ainsi qu'il n'eût pas voulu tirer du malheur des coupables punis, la glorification de sa valeur. On retrouvait alors dans les ruines de la ville des restes assez considérables de ses grandes richesses ; les Romains en exhumèrent beaucoup ; mais les indications des prisonniers leur en firent enlever plus encore : c'étaient de l'or, de l'argent et d'autres objets d'ameublement très précieux, que leurs possesseurs avaient enfouis en terre comme des trésors, à l'abri des vicissitudes incertaines de la guerre.
[4] Sur la rive droite de l'Euphrate, non loin de Samosate.
3. Titus, poursuivant vers l'Égypte la route qu'il s'était tracée, franchit le plus rapidement possible le désert et arriva à Alexandrie. Là, comme il avait décidé de s'embarquer pour l'Italie, il renvoya les deux légions qui l'accompagnaient dans les pays d'où elles étaient venues, la cinquième en Moesie, la quinzième en Pannonie. Il choisit parmi les prisonniers leurs chefs, Simon et Jean, et dans le reste[5] sept cents hommes remarquables par leur taille et leur beauté qu'il ordonna de faire transporter aussitôt en Italie, car il voulait les mener à sa suite dans son triomphe. La traversée s'acheva comme il le désirait. Rome lui fit une réception et lui marqua son empressement comme à l'arrivée de son père ; mais ce qui fut plus glorieux pour Titus, c'est que son père vint à sa rencontre et le reçut lui-même. La foule les citoyens témoigna d'une joie débordante en voyant les trois princes réunis[6]. Peu de jours après, Vespasien et Titus résolurent de ne célébrer qu'un seul triomphe commun à tous deux, quoique le Sénat en eût voté un pour chacun. Quand partit le jour où devait se déployer la pompe de la victoire, aucun des citoyens composant l'immense population de la ville ne resta chez lui ; tous se mirent en mouvement pour occuper tous les endroits où l'on pouvait du moins se tenir debout, ne laissant que l'espace tout juste suffisant pour le passage du cortège qu'ils devaient voir.
[5] Lire, avec Destinon, τῶν τ'ἄλλων (R. H.).
[6] Vespasien, Titus, Domitien.
4. Il faisait encore nuit quand toute l'armée, groupée en compagnies et en divisions, se mit en route sous la conduite de ses chefs et se porta non autour des portes du palais, placé sur la hauteur, mais dans le voisinage du temple d' Isis[7] où les empereurs s'étaient reposés cette nuit-là. Dès le lever de l'aurore, Vespasien et Titus s'avancent, couronnés de lauriers, revêtus des robes de pourpre des ancêtres et gagnent les portiques d'Octavie[8] où le Sénat, les magistrats en charge et les citoyens de l'ordre équestre les attendaient. On avait construit devant les portiques une tribune où des sièges d'ivoire étaient placés pour les princes ; ils s'avancèrent pour s'y asseoir, et aussitôt toute l'armée poussa des acclamations à la gloire de leur vertu. Les empereurs étaient sans armes, vêtus d'étoffes de soie et couronnés de lauriers.
Vespasien, après avoir fait bon accueil aux acclamations que les soldats auraient voulu prolonger, fit un signe pour commander le silence qui s'établit aussitôt ; alors il se leva, couvrit d'un pan de son manteau sa tête presque entière et prononça les prières accoutumées ; Titus fit de même. Après cette cérémonie, Vespasien s'adressa brièvement à toute l'assistance et envoya les soldats au repas que les empereurs ont coutume de leur faire préparer. Lui-même se dirigea vers la porte qui a tiré son nom des triomphes, parce que le cortège y passe toujours[9]. Là, ils prirent quelque nourriture et revêtus du costume des triomphateurs, sacrifièrent aux Dieux dont les images sont placées sur cette porte ; puis ils conduisirent le triomphe par les divers théâtres, pour que la foule pût le voir plus aisément.
[7] C'est-à-dire au champ de Mars, non au Palatin.
[8] A l'ouest du Capitole.
[9] Porta triomphalis, entre le Capitole et le Tibre.
5. Il est impossible de décrire dignement la variété et la magnificence de ces spectacles, sous tous les aspects que l'on peut imaginer, avec ce cortège d'œuvres d'art, de richesses de tout genre, de rares produits de la nature. Presque tous les objets qu'ont jamais possédés les hommes les plus opulents pour les avoir acquis un à un, les œuvres admirables et précieuses de divers peuples, se trouvaient réunis en masse ce jour-là comme un témoignage de la grandeur de l'Empire romain. On pouvait voir des quantités d'argent, d'or, d'ivoire, façonnées suivant les formes les plus différentes, non pas portées comme dans un cortège, mais, si l'on peut dire, répandues à flots comme un fleuve : on portait des tissus de la pourpre la plus rare, des tapisseries où l'art babylonien avait brodé des figures avec une vivante exactitude : il y avait des pierreries translucides, les unes serties dans des couronnes d'or, les autres en diverses combinaisons et si nombreuses que nous pouvions craindre de nous abuser en les prenant pour les raretés qu'elles étaient.
On portait aussi des statues de leurs dieux[10], de dimensions étonnantes et parfaitement travaillées, chacune faite d'une riche matière. On conduisait aussi des animaux d'espèces nombreuses, tous revêtus d'ornements appropriés. La foule des hommes qui les tenaient en laisse étaient parés de vêtements de pourpre et d'or : ceux qui avaient été désignés pour le cortège offraient, dans leur costume, une recherche, une somptuosité merveilleuses. Les captifs eux-mêmes, en très grand nombre, étaient richement parés, et l'éclat varié de leurs beaux costumes dissimulait aux yeux leur tristesse, effet des souffrances subies par leur corps. Ce qui excitait au plus haut degré l'admiration fut l'aménagement des échafaudages que l'on portait : leur grandeur même éveillait des craintes et de la méfiance au sujet de leur stabilité. Beaucoup de ces machines étaient hautes, en effet, de trois et quatre étages et la richesse de leur construction donnait une impression de plaisir mêlé d'étonnement. Plusieurs étaient drapées d'étoffes d'or, et toutes encadrées d'or et d'ivoire bien travaillé. La guerre y était figurée en de nombreux épisodes, formant autant de sections qui en offraient la représentation la plus fidèle ; on pouvait voir une contrée prospère ravagée, des bataillons entiers d'ennemis taillés en pièces, les uns fuyant, les autres emmenés en captivité : des remparts d'une hauteur surprenante renversés par des machines ; de solides forteresses conquises ; l'enceinte de villes pleines d'habitants renversée de fond en comble : une armée se répandant à l'intérieur des murs ; tout un terrain ruisselant de carnage ; les supplications de ceux qui sont incapables de soutenir la lutte ; le feu mis aux édifices sacrés ; la destruction des maisons s'abattant sur leurs possesseurs : enfin, après toute cette dévastation, toute cette tristesse, des rivières qui, loin de couler entre les rives d'une terre cultivée, loin de désaltérer les hommes et les bêtes, passent à travers une région complètement dévastée par le feu. Car voilà ce que les Juifs devaient souffrir en s'engageant dans la guerre.
L'art et les grandes dimensions de ces images mettaient les événements sous les yeux de ceux qui ne les avaient pas vus et en faisaient comme des témoins. Sur chacun des échafaudages on avait aussi figuré le chef de la ville prise d'assaut, dans l'attitude où on l'avait fait prisonnier. De nombreux navires venaient ensuite[11]. Les dépouilles étaient portées sans ordre, mais on distinguait dans tout le butin les objets enlevés au Temple de Jérusalem : une table d'or, du poids de plusieurs talents[12], et un chandelier d'or du même travail, mais d'un modèle différent de celui qui est communément en usage, car la colonne s'élevait du milieu du pied où elle était fixée et il s'en détachait des tiges délicates dont l'agencement rappelait l'aspect d'un trident. Chacune était, à son extrémité, ciselée en forme de flambeau ; il y avait sept de ces flambeaux, marquant le respect des Juifs pour l'hebdomade. On portait ensuite, comme dernière pièce du butin, une copie de la loi des juifs. Enfin marchaient un grand nombre de gens tenant élevées des statues de la Victoire toutes d'ivoire et d'or Vespasien fermait la marche, suivi de Titus, en compagnie de Domitien à cheval, magnifiquement vêtu ; le coursier qu'il présentait au public attirait tous les regards.
[10] C'est-à-dire des dieux romain ; Joseph écrit pour des Juifs.
[11] En souvenir du combat sur le lac de Tibériade plus haut, III, 322.
[12] Table des pains de proposition. Ces objets sont figurés sur l'arc de Titus (S. Reinach, Rép. des reliefs, I, p. 273-4, avec bibliographie).
6. Le cortège triomphal se terminait au temple de Jupiter Capitolin ; arrivé là, on fit halte, car c'était un usage ancien et traditionnel d'attendre qu'on annonçât la mort du général ennemi. C'était Simon, fils de Gioras ; il avait figuré parmi les prisonniers ; on l'entraîna, la corde au cou, vers le lieu qui domine le Forum[13], parmi les sévices de ceux qui le conduisaient ; car c'est une coutume, chez les Romains, de tuer à cet endroit ceux qui sont condamnés à mort pour leurs crimes. Quand on eut annoncé sa mort, tous poussèrent des acclamations de joie ; les princes commencèrent alors les sacrifices et après les avoir célébrés avec les prières accoutumées, ils se retirèrent vers le palais. Quelques assistants furent admis par eux à leur table ; tous les autres trouvèrent chez eux un beau repas tout préparé. Ainsi la ville de Rome fêtait à la fois en ce jour la victoire remportée dans cette campagne contre les ennemis, la fin des malheurs civils et ses espérances naissantes pour un avenir de félicité.
[13] La prison Mamertine.
7. Après ce triomphe et le solide affermissement de l'Empire romain, Vespasien résolut de bâtir le temple de la Paix[14] ; il fut achevé en très peu de temps et avec une splendeur qui passait toute imagination. Le prince sut, en effet, faire emploi de ses prodigieuses richesses et il l'embellit encore par d'anciens chefs d'œuvre de peinture et de sculpture. Il transporta et exposa dans ce temple toutes les merveilles que les hommes avant lui devaient aller chercher dans divers pays, au prix de longs voyages. Il y consacra les vases d'or provenant du Temple des Juifs, butin dont il était particulièrement lier. Quant à la loi des Juifs et aux voiles de pourpre du sanctuaire, ils furent, par son ordre, déposés et gardés dans le palais.
[14] Au sud-est du Forum.