1. Dans la quatrième année du règne de Vespasien, il arriva qu'Antiochos, roi de Commagène, tomba avec toute sa famille dans de grands malheurs pour les raisons que voici. Caesennius Paetus[1], alors nommé gouverneur de Syrie, écrivit à César, soit qu'il fût sincère, soit par haine d'Antiochus (ce point n'a pas été bien élucidé) ; il y disait qu'Antiochos et son fils Epiphanes avaient résolu de se révolter contre les Romains et conclu une alliance avec le roi des Parthes. Il convenait donc à César de s'assurer d'eux, de crainte que, prenant les devants, ils n'entreprissent des opérations et ne troublassent tout l'Empire romain par la guerre. César ne pouvait négliger une telle dénonciation qui le surprit ; car le voisinage des deux rois rendait l'affaire très digne d'attention. Samosate, qui est la ville la plus importante de la Commagène, est, en effet, située sur l'Euphrate, en sorte que les Parthes, s'ils avaient conçu un tel dessein, eussent trouvé un passage facile et une réception assurée. Paetus, dont le témoignage avait trouvé crédit, eut l'autorisation de faire ce qu'il jugerait opportun. Aussitôt sans qu'Antiochos et ses amis s'y attendissent, il envahit la Commagène, à la tête de la sixième légion, accrue de cohortes auxiliaires et de quelques escadrons de cavalerie. Il avait en outre pour alliés deux rois : celui de Chalcis[2], Aristobule, et celui de la principauté dite d'Emèse, Scemus.
Leur invasion ne se heurta à aucune résistance : car nul des habitants du pays ne voulut lever les mains contre eux. Antiochos, à qui cette nouvelle parvint à l'improviste, n'accepta pas même l'idée d'une guerre contre les Romains ; il se décida à laisser toute la résidence royale dans l'état où elle était et à se retirer dans un char avec sa femme et ses enfants, pensant qu'il se justifierait ainsi aux yeux des Romains de l'accusation lancée contre lui.
Il s'avança donc à cent vingt stades de la ville dans la plaine, où il établit son camp.
[1] Voir plus haut, VI, 59.
[2] Χαλκίδος et non Χαλκιδικῆς. Cette région du Liban n'est pas identifiée.
2. Paetus envoya un détachement prendre possession de Samosate, et tint ainsi la ville en son pouvoir. Lui-même, avec le reste de ses troupes, se lança à la poursuite d'Antiochos. Le roi ne se laissa pas contraindre, même par la nécessité, à commettre quelque acte d'hostilité contre les Romains ; déplorant son sort, il se résigna à souffrir ce qu'il fallait supporter. Mais ses fils, jeunes, ayant l'expérience de la guerre, et remarquables parleur vigueur physique, ne devaient pas facilement accepter leur malheur sans résistance. Epiphanes[3] et Callinicos recoururent donc à la force. Il s'ensuivit une bataille acharnée qui dura tout le jour ; les princes montrèrent un brillant courage et se retirèrent, le soir venu, avec leurs troupes, qui n'avaient pas été entamées. Cependant Antiochos ne put se résoudre à rester en place, après une bataille dont l'issue avait été indécise ; il prit sa femme et ses filles et s'enfuit avec elles en Cilicie. Cette conduite ébranla le moral de ses troupes qui, le considérant comme ayant condamné lui-même sa royauté, firent défection et, désespérés, passèrent aux Romains. Craignant donc d'être complètement abandonnés par leurs compagnons de lutte, Epiphanes et son entourage durent nécessairement chercher leur salut dans la fuite ; il n'y eut en tout que dix cavaliers pour passer l'Euphrate avec ceux. De là ils se rendirent sans péril auprès du roi des Parthes, Vologèse, qui, loin de les mépriser comme des fugitifs leur accorda tous les honneurs comme s'ils jouissaient encore de leur ancienne félicité.
[3] Voir plus haut, V. 460.
3. Quand Antiochos fut arrivé à Tarse, ville de Cilicie, Paetus envoya pour l'arrêter un centurion et le fit conduire enchaîné à Rome. Vespasien ne put souffrir que ce roi fût amené devant lui en cet état ; il aima mieux prendre en considération leur ancienne amitié que de lui témoigner, sous prétexte de guerre, une colère inexorable. Il ordonna donc, pendant qu'Antiochos était encore en route, de lui enlever ses liens et, le dispensant du voyage à Rome, de le laisser vivre pour le moment à Lacédémone. Il lui accorda, en outre, une pension considérable, qui lui permit de mener une existence, non seulement aisée, mais digne d'un roi. Quand Epiphanes et ses compagnons apprirent cela, après avoir conçu de fortes craintes au sujet d'Antiochos, ils furent délivrés de leurs graves et pénibles inquiétudes. Ils espérèrent même se réconcilier avec César, car Vologèse lui avait écrit à leur sujet ; ils ne pouvaient, en effet, malgré les agréments de leur existence, se résigner à vivre hors de l'Empire romain. Aussi, quand César les y autorisa avec bienveillance, ils se rendirent à Rome ; le père y vint bientôt lui-même de Lacédémone. Ils y demeurèrent désormais, traités avec toutes les marques de considération.
4. Nous avons précédemment exposé quelque part[4] que les Alains sont une tribu de Scythes, habitant aux bords du Tanaïs et du marais de la Méotide[5]. A cette époque, ils formèrent le dessein d'envahir, pour les piller, la Médie et les régions au delà. Ils traitèrent avec le roi d'Hyrcanie[6], maître du passage que le roi Alexandre a fermé avec des portes de fer[7]. Quand ce prince leur en eut ouvert l'accès, ils se précipitèrent en masse, sans que les Mèdes en eussent rien pressenti, dans une contrée fort peuplée, remplie de troupeaux de diverses espèces, qu'ils ravagèrent : personne n'osa s'opposer à leur marche, car le roi de ce pays, Pacoros[8], s'était enfui épouvanté dans des lieux inaccessibles, abandonnant tout le reste ; et c'est à peine s'il put racheter aux Alains sa femme et ses concubines prisonnières, au prix de cent talents. Pillant sans danger et sans résistance, les Alains s'avancèrent, en ravageant tout sur leur passage, jusqu'en Arménie. Tiridate[9], roi de ce pays, marcha à leur rencontre. Dans le combat qu'il livra, il s'en fallut de peu qu'il ne fût pris vivant ; l'un des Alains lui avait jeté de loin une corde qui l'enserra et allait la tirer à lui quand le prince la coupa rapidement avec son épée et prit la fuite. Cependant les Barbares, que ce combat avait encore rendus plus sauvages, dévastèrent tout le territoire, emmenèrent des deux royaumes un grand nombre de prisonniers et beaucoup d'autre butin, puis retournèrent dans leur pays[10].
[4] Encore une référence à un passage qui manque à notre texte.
[5] Le fleuve Don et la mer d'Azof.
[6] Au sud de la mer Caspienne.
[7] Les Portes Caspiennes, défilé du Taurus.
[8] Il était le frère du roi Vologèse mentionné ci-dessus (VI, 237).
[9] Autre frère de Vologèse.
[10] Ces renseignements que Josèphe donne avec tant de précision sur les attaques des Scythes offrent beaucoup d'intérêt. On comprend mieux pourquoi Valerius Flaccus, contemporain de Vespasien, a donné une si grande place, dans son poème des Argonautiques, à la description des mœurs des Scythes. Il les montre luttant contre Jason et certains détails semblent pris sur le vif. Cf. R. Harmand, de Valerio Flacco Apollinii Rhodii imitatore, 1898, et du même, Revue de philologie, janvier 1899 (Valerius Flaccus et les Barbares) (R. H.)