Considérons maintenant l'action de la créature corporelle (Q. 115) ; nous étudierons ensuite le destin, qui dépendrait de certains corps (Q. 116).
- Un corps peut-il être actif ?
- Y a-t-il dans les corps des raisons séminales ?
- Les corps célestes sont-ils la cause de ce qui se passe dans les corps ici-bas ?
- Sont-ils la cause des actes humains ?
- Les démons sont-ils soumis à leur action ?
- Les corps célestes rendent-ils nécessaire ce qui est soumis à leur action ?
Objections
1. S. Augustin dit que parmi les êtres, on en trouve certains qui sont produits et n'agissent pas, comme les corps ; un autre qui agit et n'est pas produit, c'est Dieu, et d'autres qui agissent et sont produits, comme les substances spirituelles.
2. Tout être qui agit, sauf le premier agent, a besoin dans son action d'un sujet qui puisse recevoir cette action. Mais, au-dessous de la substance corporelle, il n'y a pas d'autre substance qui puisse recevoir son action, puisqu'elle tient le dernier rang parmi les êtres. Donc aucune substance corporelle n'est active.
3. Toute substance corporelle est limitée par la quantité. Mais la quantité empêche la substance de se mouvoir et d'agir, puisqu'elle l'enferme et que la substance est noyée en elle, comme l'air chargé de nuages ne peut recevoir la lumière. Nous constatons d'ailleurs que plus la quantité d'un corps augmente, plus il est pesant et difficile à mouvoir. Donc aucune substance corporelle n'est active.
4. Tout agent reçoit sa puissance d'action de sa proximité avec le premier agent. Mais les corps, qui sont très composés, sont très éloignés du premier agent, qui est simple au maximum. Donc aucun corps n'est actif.
5. Si un corps est actif, son action produit soit une forme substantielle, soit une forme accidentelle. Ce ne peut être une forme substantielle, puisqu'il n'y a pas dans les corps d'autre principe d'action qu'une certaine qualité active qui leur est accidentelle. Or l'accident ne peut être la cause d'une forme substantielle, puisque la cause doit être supérieure à l'effet. Ce ne peut être non plus une forme accidentelle, puisque l'accident ne peut s'étendre au-delà de son sujet, selon S. Augustin. Donc aucun corps n'est actif.
En sens contraire, Denys, énumérant les propriétés du feu corporel, dit que, « actif et puissant il manifeste sa propre grandeur dans les matières qu'il pénètre ».
Réponse
Il apparaît aux sens que certains corps sont actifs. Mais au sujet des actions des corps, les philosophes ont émis trois opinions erronées. Certains exclurent totalement l'action des corps ; c'est l'opinion d'Avicébron dans son livre De la source de Vie. Il s'efforce d'y prouver par les arguments cités que nul corps n'agit : toutes les actions qui semblent provenir des corps seraient l'effet d'une puissance spirituelle qui pénétrerait tous les corps ; selon lui, ce n'est pas le feu qui chauffe, c'est une puissance spirituelle qui exerce son action à travers lui. Cette opinion semble dériver de celle de Platon. Car Platon affirma que toutes les formes qui sont dans la matière corporelle sont participées, déterminées et limitées à cette matière, tandis que les formes séparées sont absolues et quasi universelles. Aussi affirmait-il que ces formes séparées étaient les causes des formes qui sont dans la matière. Donc, puisque la forme qui est dans une matière corporelle est déterminée à cette matière, individuée par la quantité, Avicébron disait que la forme corporelle est retenue et enfermée par la quantité en tant que celle-ci est principe d'individuation, de telle sorte qu'elle ne peut s'étendre, par son action, à une autre matière. Seule la forme spirituelle et immatérielle, qui n'est pas restreinte par la quantité, peut influencer un autre être par son action.
Cet argument ne permet pas de conclure que la forme corporelle ne soit pas active, mais seulement qu’elle n'est pas agent universel. En tant qu'elle participe de quelque chose, il est nécessaire qu’elle participe de ce qui est propre à cette chose ; par exemple, ce qui participe de la lumière participe de la visibilité. Agir, qui n'est pas autre chose que faire quelque chose en acte, est le propre de l'acte en tant qu'acte ; c'est pourquoi tout agent produit un semblable à lui-même. Ainsi donc, du fait qu'une chose est une forme non délimitée par la matière soumise à la quantité, cette chose sera un agent indéterminé et universel. Si au contraire une chose est délimitée par telle matière, ce sera un agent restreint et particulier. Par conséquent, si le feu était une forme séparée, comme l'affirmèrent les platoniciens, il serait de quelque manière cause de toute combustion. Mais nous voyons que la forme du feu qui se trouve dans telle matière corporelle est cause de telle combustion déterminée, produite par tel corps dans tel corps.
Cependant, cette opinion d'Avicébron va plus loin que celle de Platon. En effet, Platon ne reconnaissait pas d'autres formes séparées que les formes substantielles. Il réduisait les accidents à des principes matériels, le grand et le petit, qu'il présentait comme premiers principes contraires, ainsi que d'autres présentaient le rare et le dense. C'est pourquoi aussi bien Platon qu'Avicenne, qui le suivait sur ce point, disaient que les agents corporels agissent selon les formes accidentelles, en disposant la matière à recevoir la forme substantielle ; mais la perfection ultime, par l'introduction de la forme substantielle, vient d'un principe immatériel. C'est la deuxième opinion au sujet de l'action des corps, dont nous avons parlé en traitant de la création.
La troisième opinion est celle de Démocrite, qui pensait que l'action vient de l'émission des atomes par le corps qui agit, et que la modification subie vient de la réception de ces atomes dans les pores du corps du patient. Aristote attaque cette opinions : il en résulterait en effet que le corps ne subirait pas l'action par tout lui-même, et que la quantité du corps agissant diminuerait du fait de son action ; ce qui est manifestement faux.
On doit donc dire que le corps agit, en tant qu'il est en acte, sur un autre corps en tant que celui-ci est en puissance.
Solutions
1. Ce mot de S. Augustin doit être entendu de toute la nature corporelle considérée dans son ensemble ; comme telle, elle n'a pas au-dessous d'elle de nature inférieure, sur laquelle elle pourrait agir, comme la nature spirituelle sur la nature corporelle et la nature incréée sur la créature. Au contraire, tel corps est inférieur à tel autre en tant qu'il est en puissance à ce que l'autre corps possède en acte.
2. De là découle la solution de la deuxième objection. On doit cependant savoir que quand Avicébron argumente ainsi : « Il y a quelque chose qui meut sans être mû, à savoir le premier producteur des choses ; donc il doit y avoir à l'opposé quelque chose qui est mû et patient sans agir », on doit le lui concéder. Mais il s'agit de la matière première, qui est pure puissance, comme Dieu est acte pur. Le corps est composé de puissance et d'acte ; comme tel, il est à la fois agent et patient.
3. La quantité n'empêche pas tout à fait la forme corporelle d'agir, nous venons de le dire ; elle l'empêche d'être agent universel, en tant que la forme est indivisible et liée à une matière soumise à la quantité. La preuve qu'on apporte sur le poids des corps est étrangère au sujet. Premièrement, parce que l'addition de la quantité ne cause pas la gravité, comme cela est prouvé dans le traité Du Ciel. Deuxièmement, parce qu'il est faux que le poids retarde le mouvement. Tout au contraire : plus un corps est lourd plus il se meut de son propre mouvement. Troisièmement, parce que l'action ne se fait pas par mouvement local, comme disait Démocrite, mais par le fait que quelque chose passe de la puissance à l'acte.
4. Le corps n'est pas ce qui est le plus éloigné de Dieu : en effet il participe en quelque chose d'une ressemblance avec l'être divin, par la forme qu'il a. Ce qui est le plus distant de Dieu, c'est la matière première, qui n'agit en aucune manière, puisqu'elle est seulement en puissance.
5. Le corps agit pour produire des formes accidentelles et des formes substantielles. En effet, une qualité active, comme la chaleur, bien qu'accidentelle, agit pourtant en vertu d'une forme substantielle à titre d'instrument ; elle peut donc produire une forme substantielle ; c'est ainsi que la chaleur naturelle, en tant qu'instrument de l'âme, agit dans la génération de la chair ; elle produit au contraire un accident par sa propre puissance. — Et il n'est pas contraire à la raison d'accident qu'il dépasse son sujet dans l'action, mais seulement qu'il le dépasse en son essence ; à moins d'imaginer qu'un accident numériquement identique passe de l'agent dans le patient, comme le supposait Démocrite, qui pensait que l'action se réalisait par un flux d’atomes.
Objections
1. Il semble que dans la matière corporelle il n'y ait pas de raisons séminales. Le mot « raison » implique une existence spirituelle. Mais dans la matière corporelle rien n'existe spirituellement ; tout existe selon le mode de la matière, où existe l'être corporel. Il n'y a donc pas de raisons séminales dans la matière corporelle.
2. S. Augustin dit que les démons réalisent certaines œuvres en utilisant, par des mouvements occultes, certaines semences qu'ils connaissent dans les éléments. Mais les choses qu'on utilise grâce au mouvement local sont des corps, non des raisons. Il est donc illogique de dire qu'il y a dans la matière corporelle des raisons séminales.
3. La semence est un principe actif. Mais, dans la matière corporelle, il n'y a pas de principe actif, puisqu'il n'appartient pas à la matière d'agir par elle-même, on l'a dit. Il n'y a donc pas de raisons séminales dans la matière corporelle.
4. On dit que dans la matière corporelle il y a des raisons causales, qui semblent suffisantes pour expliquer la production des choses. Mais les raisons séminales diffèrent des raisons causales, puisque les miracles sont accomplis en dépassant les raisons séminales, non les raisons causales. Il est donc incohérent de dire que dans la matière corporelle il y a des raisons séminales.
En sens contraire, S. Augustin affirme : « De toutes les choses qui naissent corporellement et visiblement, il existe des semences occultes, cachées dans les éléments corporels de notre monde. »
Réponse
Les dénominations se font habituellement à partir des choses les plus parfaites, dit Aristote. Mais dans toute la nature corporelle les corps vivants sont les plus parfaits. Aussi est-ce à partir des choses vivantes qu'on prend les noms attribués à toutes les choses naturelles. En effet, le nom même de « nature », dit Aristote, fut d'abord employé pour signifier la génération des vivants, qu'on appelle « native ». Et puisque les vivants sont engendrés par un principe conjoint, comme le fruit par l'arbre, et le foetus par la mère à laquelle il est uni, on a appliqué le nom de nature à tout principe de mouvement existant en celui qui se meut. Il est manifeste que le principe actif et le principe passif de la génération des êtres vivants sont les semences par lesquelles les vivants sont engendrés. C'est donc à juste titre que S. Augustin appelle « raisons séminales » toutes les puissances actives et passives qui sont les principes des générations et des mouvements naturels.
On peut observer de pareilles puissances actives et passives en des ordres multiples. En effet, dit S. Augustin . elle sont d'abord principalement, et originellement dans le Verbe de Dieu lui-même, en tant que raisons idéales. Deuxièmement, elles sont dans les éléments du monde où elles ont été produites ensemble dès le commencement, dans leurs causes universelles. Troisièmement, elles sont dans les êtres qui sont produits au cours des temps par les causes universelles, comme dans telle plante et tel animal, en tant que causes particulières. Quatrièmement, elles sont dans les semences produites par les animaux et les plantes qui, dans la production des autres effets particuliers, jouent le rôle des causes primordiales universelles produisant les premiers effets.
Solutions
1. Ces puissances actives et passives des choses naturelles, s'il est vrai qu'on ne peut les appeler raisons en tant qu'elle sont dans la matière corporelle, peuvent cependant être dénommées ainsi par rapport à leur origine, en tant qu'elles procèdent de raisons idéales.
2. Ces puissances actives et passives se trouvent dans certaines parties corporelles ; et quand les démons s'en servent pour accomplir quelques effets, grâce au mouvement local, on dit que ce sont des semences employées par les démons.
3. La semence du mâle est le principe actif de la génération de l'animal ; mais on peut aussi appeler semence ce qui vient de la femelle, et qui est le principe passif. Sous ce terme de semence on peut donc comprendre des forces actives et passives.
4. Par ces paroles de S. Augustin au sujet de ces raisons séminales, on peut suffisamment comprendre que ces raisons séminales elles-mêmes sont aussi des raisons causales, comme la semence est aussi une sorte de cause. Car S. Augustin dit encore, au même livre : « De même que les mères portent leurs foetus, de même le monde porte des causes de ce qui va naître. » Pourtant, les raisons idéales peuvent être dites causales, mais non proprement séminales, parce que la semence n'est pas un principe séparé, et parce qu'il n'y a pas de miracle qui échappe aux « raisons idéales ». De même, il n'y en a pas qui transgresse les puissances passives inscrites dans la créature, de telle sorte que puisse s'accomplir en elle tout ce que Dieu commandera. Mais on dit que des miracles s'accomplissent au-dessus des puissances actives naturelles et des puissances passives qui leur sont ordonnées, quand on affirme qu'ils dépassent le pouvoir des raisons séminales.
Objections
1. S. Jean Damascène déclare : « Nous disons que les corps célestes ne sont pas la cause de quelqu'une des choses qui se font, ni de la corruption de celles qui se défont, ils sont plutôt les signes des pluies et du changement de l'atmosphère. »
2. Pour accomplir quelque chose, il suffit qu'il y ait un principe actif et la matière. Mais dans les corps inférieurs nous trouvons la matière passive, et aussi des principes actifs contraires, la chaleur et le froid, etc. Il n'est donc pas nécessaire pour causer les choses qui arrivent ici-bas, de faire appel à la causalité des corps célestes.
3. Tout principe actif produit un être semblable à lui. Mais nous voyons que tout ce qui se fait dans notre monde inférieur s'accomplit parce que les choses sont chauffées ou refroidies, humectées ou desséchées, et subissent d'autres modifications du même genre. Cela ne se trouve pas dans les corps célestes. Ceux-ci ne sont donc pas la cause de ce qui arrive ici-bas.
4. Selon S. Augustin « rien n'est plus corporel que le sexe du corps. » Mais celui-ci n'est pas causé par les corps célestes, comme nous en voyons la preuve dans le fait que, de deux jumeaux nés sous une même constellation, l'un est mâle, l'autre femelle. Donc les corps célestes ne sont pas la cause des êtres corporels qui se font ici-bas.
En sens contraire, S. Augustin dit : « Les corps lourds et inférieurs sont réglés dans un certain ordre par les corps plus subtils et plus puissants. » Et Denys : « La lumière du soleil contribue à la génération des corps sensibles, elle exerce une impulsion sur la vie, la nourrit, l'augmente et la perfectionne. »
Réponse
Puisque d'une part toute multiplicité procède de l'unité, et que d'autre part, ce qui est immobile n'a qu'une manière d'être, tandis que ce qui se meut en possède de multiples, on observe dans toute la nature que tout mouvement procède d'un être immobile. C'est pourquoi, plus certains êtres sont immobiles, plus ils sont la cause des êtres les plus mobiles. Or, parmi tous les autres corps, les corps célestes sont les plus immobiles ; en effet, ils ne se meuvent que par mouvement local. C'est pourquoi les mouvements des corps inférieurs, qui sont variés et multiples, se ramènent au mouvement des corps célestes comme à leur cause.
Solutions
1. La parole de S. Jean Damascène doit être prise en ce sens que les corps célestes ne sont pas la cause première de la génération et de la corruption des choses d'ici-bas, comme le disaient ceux pour qui les corps célestes étaient des dieux.
2. Les principes actifs dans les corps inférieurs ne se rencontrent que dans les qualités actives des éléments, qui sont la chaleur, le froid, etc. Si les formes substantielles des corps inférieurs ne se diversifiaient que d'après ces accidents auxquels d'anciens physiciens ont attribué pour principes le rare et le dense, il ne faudrait pas supposer d'autre principe actif au-dessus de ces corps inférieurs : ils suffiraient pour agir. Mais, si l'on observe bien, il apparaît que ces accidents se comportent comme des dispositions matérielles aux formes substantielles des corps naturels. Mais la matière ne suffit pas pour agir. Et c'est pourquoi l'on doit poser un autre principe actif au-dessus de ces dispositions matérielles.
Aussi les platoniciens affirmèrent-ils l'existence d'espèces séparées. Ce serait en participant d'elles que les corps inférieurs obtiennent leurs formes substantielles. Mais cela ne semble pas suffire. Car les espèces séparées se comporteraient toujours de la même manière, puisqu'elles sont supposées immobiles. Et il s'ensuivrait qu'il n'y aurait aucune variation dans la génération et la corruption des corps inférieurs ; or il est clair que c'est faux.
C'est pourquoi, selon Aristote, il est nécessaire de reconnaître l'existence d'un principe actif mobile, qui par sa présence et son absence cause une variation dans la génération et la corruption des corps inférieurs. Ce principe, ce sont les corps célestes. C'est pourquoi tout ce qui engendre dans les corps inférieurs, meut vers une espèce déterminée, comme étant l'instrument du corps céleste ; d'où l'axiome, d'Aristote : « Ce qui engendre l'homme, c'est l'homme et le soleil. »
3. Les corps célestes ne sont pas semblables aux corps inférieurs par une similitude d'espèce, mais en tant que, par une puissance universelle, ils contiennent en eux tout ce qui est engendré dans les corps inférieurs ; de la même manière, nous disons que toutes choses sont semblables à Dieu.
4. Les actions des corps célestes sont reçues dans les corps inférieurs de manière diverse, selon la disposition diverse de la matière. Il arrive parfois que la matière de la conception humaine n'est pas disposée totalement en vue du sexe masculin ; alors elle forme en partie un mâle, en partie une femelle. S. Augustin introduit cet argument pour réfuter la divination par les astres : car les effets des astres varient aussi dans les choses corporelles selon la disposition diverse de la matière.
Objections
1. Il semble que oui. En effet, les corps célestes, quand ils sont mus par les substances spirituelles, comme on l'a dit plus haute, agissent sous leur impulsion comme des instruments. Mais ces substances spirituelles sont supérieures à nos âmes. Il semble donc qu'elles puissent agir sur nos âmes, et, de la sorte, causer nos actes humains.
2. Tout ce qui est multiforme se ramène à un principe uniforme. Or les actes humains sont variés et multiformes. Il semble donc qu'ils se ramènent aux mouvements uniformes des corps célestes comme à leurs principes.
3. Les astrologues annoncent fréquemment la vérité au sujet de déclarations de guerres et d'autres actes humains, dont les principes sont l'intelligence et la volonté ; ils ne pourraient pas le faire si les corps célestes n'étaient pas la cause des actes humains.
En sens contraire, S. Jean Damascène dit que « les corps célestes ne sont aucunement la cause des actes humains ».
Réponse
Les corps célestes agissent directement et par eux-mêmes sur les êtres corporels, mais seulement indirectement et par accident sur les puissances de l'âme, lesquelles sont les actes des organes corporels ; car les actes de ces puissances sont nécessairement empêchés par ce qui empêche le jeu des organes, ainsi par exemple, l'œil trouble ne voit pas bien. Si l'intelligence et la volonté étaient des puissances liées à des organes corporels (comme l'ont affirmé certains qui prétendaient que l'intelligence ne diffère pas du sens), il s'ensuivrait nécessairement que les corps célestes seraient la cause des choix et des actes humains. Et il en résulterait que l'homme serait poussé à ses actes par un instinct naturel, comme les autres animaux, chez lesquels il n'y a que des puissances liées à des organes corporels. En effet, ce qui s'accomplit dans ces vivants inférieurs à la suite de l'impulsion des corps célestes s'accomplit naturellement. Il s'ensuivrait que l'homme ne posséderait pas le libre arbitre, mais que ses actes seraient déterminés comme ceux des êtres naturels, ce qui est manifestement faux, et contraire au comportement humain.
Mais on doit admettre que les impulsions des corps célestes peuvent agir indirectement et par accident sur l'intelligence et la volonté, en tant que l'intelligence aussi bien que la volonté sont plus ou moins tributaires des puissances inférieures qui sont liées à des organes. Mais sur ce point l'intelligence et la volonté se comportent différemment. En effet, l'intelligence est nécessairement tributaire des puissances inférieures de connaissance ; c'est pourquoi son activité est nécessairement troublée si les puissances de l'imagination, de la cogitative ou de la mémoire le sont elles-mêmes. Tandis que la volonté ne suit pas fatalement l'inclination de l'appétit inférieur. Car, bien que les passions de l'irascible et du concupiscible exercent une certaine pression pour incliner la volonté, celle-ci garde le pouvoir de les suivre ou d'y résister. C'est pourquoi l'impulsion des corps célestes, capable de modifier les puissances inférieures, influence moins la volonté, qui est la cause immédiate des actes humains, qu'elle n'influence l'intelligence.
Affirmer que les corps célestes sont la cause des actes caractérise donc ceux qui disent que l'intelligence ne diffère pas du sens. C'est pourquoi certains d'entre eux disaient que « la volonté chez les hommes est telle que l'a mise au jour le père des hommes et des dieux ». Donc, puisqu'il est clair que l'intelligence et la volonté ne sont pas les actes d'organes corporels, il est impossible que les corps célestes soient la cause des actes humains.
Solutions
1. Les substances spirituelles qui meuvent les corps célestes agissent sur les êtres corporels par l'intermédiaire des corps célestes ; elles agissent sur l'intelligence sans intermédiaire, en l'éclairant. Mais elles ne peuvent pas modifier la volonté, comme nous l'avons vue.
2. De même que la multitude des formes des mouvements corporels se ramène à l'uniformité des mouvements célestes comme à sa cause, ainsi la multitude des actes produits par l'intelligence et la volonté remonte au principe uniforme qui est l'intelligence et la volonté de Dieu.
3. Le plus grand nombre des hommes suivent leurs passions, qui sont des mouvements de l'appétit sensible auxquels peuvent coopérer les corps célestes ; mais un petit nombre sont des sages qui résistent à ces passions. C'est pourquoi les astrologues peuvent prédire l'avenir dans le plus grand nombre des cas, surtout d'une façon générale. Mais non pour des cas spéciaux, car rien n'empêche qu'un homme résiste aux passions par son libre arbitre. C'est pourquoi les astrologues eux-mêmes disent que l'homme sage domine les astres, en tant qu'il domine ses passions.
Objections
1. Il semble que les corps célestes puissent exercer une action sur les démons eux-mêmes. En effet, les démons tourmentent, selon les phases de la lune, certains hommes, qu'on appelle à cause de cela des lunatiques, comme on le voit chez S. Matthieu (Matthieu 4.24 ; 17.14) : Mais cela ne serait pas s'ils n'étaient pas soumis aux corps célestes. Les démons sont donc soumis à l'action de ces corps célestes.
2. Les nécromanciens observent certaines constellations pour invoquer les démons. Ils ne les invoqueraient pas à partir des corps célestes, si les démons ne leur étaient pas soumis.
3. Les corps célestes sont plus puissants que les corps inférieurs. Mais les démons sont soumis à certains corps inférieurs ; comme « des herbes, des pierres, des animaux, certains sons, des formules déterminées, des figures ou des images » selon le mot de Porphyre cité par S. Augustin. A plus forte raison les démons sont-ils soumis à l'action des corps célestes.
En sens contraire, les démons, selon l'ordre de la nature, sont supérieurs aux corps célestes. Or, l'agent est supérieur au patient, comme dit S. Augustin. Les démons ne sont donc pas soumis à l'action des corps célestes.
Réponse
Au sujet des démons, il y eut trois opinions. Premièrement, celle des péripatéticiens, qui nièrent l'existence des démons, et qui attribuèrent à la puissance des corps célestes ce qu'on attribue au démon selon l'art de la nécromancie. De là cette sentence de Porphyre rapportée par S. Augustin : « Des hommes réalisent sur terre des puissances capables de produire les divers effets attribués aux astres. » Mais cette opinion est manifestement fausse. L'expérience enseigne que beaucoup de choses sont accomplies par les démons, alors que la puissance des corps célestes n'y suffirait en aucune façon ; par exemple, que les possédés parlent une langue inconnue, qu'ils récitent des vers et des sentences qu'ils n'ont jamais apprises, que les nécromanciens fassent parler et se mouvoir des statues, etc.
Ces faits poussèrent les platoniciens à affirmer que les démons sont « des animaux au corps aérien et à l'esprit passif », comme S. Augustin le dit en citant Apulée. Telle est la seconde opinion, selon laquelle on pourrait dire que les démons sont soumis aux corps célestes, comme nous l'avons dit des hommes.
Mais cette opinion, d'après ce que nous avons dit antérieurement, est fausse. Nous disons en effet que les démons sont des substances intellectuelles non unies à des corps. Il est donc évident qu'ils ne sont pas soumis à l'action des corps célestes, ni par eux-mêmes ni par accident, ni directement ni indirectement.
Solutions
1. Que les démons tourmentent les hommes selon certaines phases de la lune, cela provient de deux causes. Premièrement, parce qu'ils veulent « jeter le discrédit sur une créature de Dieu », la lune, disent S. Jérôme et S. Jean Chrysostome. Secondement, parce que, ne pouvant agir qu'au moyen des puissances naturelles, ils tiennent compte dans leurs œuvres des aptitudes des corps à l'égard des effets cherchés. Or, il est manifeste que le cerveau est la plus humide de toutes les parties du corps, comme dit Aristote, et donc qu'il est davantage soumis à l'action de la lune, dont la propriété est de mouvoir les humeurs. C'est dans le cerveau que les forces animales atteignent leur perfection ; c'est pourquoi les démons troublent l’imagination de l'homme selon certaines phases de la lune, quand ils estiment que le cerveau y est plus disposé.
2. Les démons qu'on appelle sous certaines constellations viennent pour deux causes : d'abord, pour entraîner les hommes dans cette erreur de croire qu'il y a quelque chose de divin dans les étoiles ; ensuite, parce qu'ils observent que sous certaines constellations la matière corporelle est plus disposée aux effets pour lesquels on fait appel à eux.
3. Comme dit S. Augustin, « les démons sont attirés par divers genres de pierres, d'herbes, de bois, d'animaux, de chants, de rites, non comme les animaux sont attirés par les aliments, mais comme les esprits sont attirés par certains signes », en tant que ces choses leur sont offertes en signe d'honneur divin, ce dont ils sont avides.
Objections
1. Il semble que oui. Car, lorsque la cause suffisante est posée, l'effet suit nécessairement. Mais les corps célestes sont cause suffisante de leurs effets. Donc, puisque les corps célestes, avec leurs mouvements et leurs dispositions, sont posés comme des êtres nécessaires, il semble que leurs effets suivent nécessairement.
2. L'effet d'un agent aboutit nécessairement dans la matière quand la puissance de l'agent est telle qu'elle peut se soumettre toute la matière. Mais toute la matière des corps inférieurs est soumise à la puissance des corps célestes qui les dépasse en excellence. C'est donc nécessairement que l'efficacité des corps célestes est reçue dans la matière corporelle.
3. Si l'effet du corps céleste ne se produisait pas nécessairement, ce serait parce qu'une cause l'empêcherait. Mais toute cause corporelle qui pourrait empêcher l'effet d'un corps céleste doit nécessairement être ramenée à quelque principe céleste, puisque les corps célestes sont la cause de tout ce qui se produit. Donc, puisque ce principe céleste est lui-même nécessaire, il s'ensuit que l'effet de l'autre corps céleste sera empêché nécessairement ; et ainsi tout ce qui arrive ici-bas arrive en vertu de la nécessité.
En sens contraire, Aristote dit qu'« il n'est pas exclu que beaucoup de choses ne se produisent pas malgré les signes célestes qui sont dans les corps, et les eaux et les vents ». C'est donc que les effets des corps célestes ne se réalisent pas tous nécessairement.
Réponse
Cette question est en partie résolue par ce que nous avons déjà dit, mais elle présente encore une certaine difficulté. Nous avons montré que, malgré certaines inclinations produites dans la nature corporelle par l'impulsion des corps célestes, la volonté ne suit pas nécessairement ces inclinations. Il n'est donc pas impossible que l'action volontaire empêche l'effet des corps célestes, non seulement dans l'homme lui-même, mais aussi dans les autres domaines auxquels s'étend l'activité des hommes.
Mais dans les êtres naturels on ne trouve aucun principe semblable, qui ait la liberté de suivre ou non les impulsions célestes. Il semble donc que, dans ces êtres au moins, tout arrive par nécessité, selon l'antique opinion de ceux qui, supposant que tout ce qui existe a une cause, et que la cause étant posée l'effet suit nécessairement, concluaient que toutes choses arrivent par nécessité. Aristote rejette cette opinion en repoussant deux suppositions de ses tenants.
Premièrement, en effet, il n'est pas vrai que, n'importe quelle cause étant posée, il est nécessaire que l'effet suive ; il y a des causes qui sont ordonnées à leurs effets non nécessairement, mais la plupart du temps, et qui parfois échouent par exception. Mais, puisque ces causes échouent par exception uniquement parce qu'une autre cause les empêche, il semble que l'inconvénient susdit n'est pas évité, puisque l'obstacle opposé à ces causes arrive en vertu de la nécessité.
Il faut donc dire, secondement, que tout ce qui est par soi a une cause, tandis que ce qui arrive par accident n'a pas de cause, parce qu'il n'est pas un véritable être, n'étant pas vraiment un. En effet, le fait d'être blanc a sa cause, comme le fait d'être musicien a la sienne ; mais l'assemblage de ces deux qualités n'a pas de cause parce qu'il n'est pas vraiment un être, ni vraiment un.
Il est manifeste que la cause qui empêche l'action d'une autre cause, ordonnée à son effet dans la plupart des cas, concourt avec elle seulement par accident ; ce concours n'a donc pas de cause réelle, puisqu'il est seulement accidentel. Et voilà pourquoi ce qui est le résultat de ce concours ne provient pas d'une cause préexistante, dont il sortirait nécessairement. Ainsi, si un corps terrestre enflammé est produit dans la partie supérieure de l'air et s'il en tombe, la cause en est une puissance céleste. Et de même, si sur la surface de la terre il y a une matière combustible, cela peut se ramener à quelque principe céleste. Mais si le feu tombant du ciel rencontre cette matière combustible, cela n'a pas pour cause un corps céleste, mais ne se réalise que par accident. Il est donc évident que les effets des corps célestes ne sont pas tous soumis à la nécessité.
Solutions
1. Les corps célestes sont cause des effets inférieurs par l'intermédiaire de causes particulières inférieures, qui peuvent échouer par exception.
2. La puissance du corps céleste n'est pas infinie. Il requiert donc, pour réaliser son effet, des dispositions déterminées de la matière, quant à la distance locale et à d'autres dispositions. C'est pourquoi, de même que la distance locale empêche l'effet du corps céleste (en effet le soleil ne produit le pas la même chaleur en Dacie qu'en Éthiopie), de même la grossièreté de la matière, ou sa froideur, ou sa chaleur, ou d'autres dispositions similaires, peuvent empêcher l'effet du corps céleste.
3. La cause qui empêche l'effet d'une autre peut se ramener à quelque corps céleste comme à sa source ; pourtant, la conjonction de ces deux causes, puisqu'elle est accidentelle, ne remonte pas à une cause céleste, comme nous venons de le dire.