(10 août)
I. Laurent, lévite et martyr, était d’origine espagnole et fut amené à Rome par saint Sixte, qui l’ordonna son archidiacre. En ce temps-là, l’empereur Philippe et son fils, également nommé Philippe, étaient devenus chrétiens, et s’efforçaient de travailler au bien de l’Église. Ce Philippe fut le premier empereur qui reçut la foi du Christ ; il avait été converti, suivant les uns, par Origène, suivant d’autres, par saint Ponce. Il régnait dans la millième année de la fondation de Rome, Dieu ayant voulu que cet anniversaire de la ville sainte appartînt au Christ et non aux idoles. Or Philippe avait un officier nommé Decius qui s’était rendu célèbre par sa bravoure guerrière. Envoyé en Gaule pour soumettre à l’empire les Gaulois rebelles, Decius s’acquitta si heureusement de sa mission que Philippe, pour mieux honorer son retour, alla au-devant de lui jusqu’à Vérone. Mais Decius enivré par son succès, convoita l’empire, et projeta la mort de son maître. Une nuit que celui-ci dormait sous sa tente, Decius s’introduisit secrètement auprès de lui et l’étrangla ; après quoi il se gagna, à force de promesses et de récompenses, l’armée qui était venue à Vérone avec le défunt empereur, et il marcha sur Rome à grandes étapes. Alors le fils de Philippe, effrayé, confia à saint Sixte et à saint Laurent tout le trésor de son père, en leur enjoignant de le distribuer aux églises et aux pauvres, dans le cas où lui-même serait tué par Decius. Puis il s’enfuit et se cacha, pendant que le Sénat allait au-devant de Decius et le confirmait dans l’empire. Et Decius, afin de prouver que ce n’était point par trahison qu’il avait tué son maître, mais par zèle religieux, se mit à persécuter cruellement les chrétiens, ordonnant de les égorger tous sans miséricorde. Des milliers de chrétiens moururent dans cette persécution, et le jeune Philippe, entre autres, y recueillit la couronne du martyre.
Decius fit alors rechercher le trésor de Philippe. On lui amena saint Sixte, dont on lui dit à la fois qu’il était chrétien et qu’il détenait le trésor cherché. Et Decius le fit jeter en prison, pour le forcer à renier le Christ et à livrer le trésor. Et Laurent, marchant derrière son maître Sixte, lui criait : « Père, où vas-tu sans ton fils ? Prêtre, où vas-tu sans ton diacre ? » Et saint Sixte lui répondait : « Ne crois pas, mon fils, que je t’abandonne ! Mais tu as encore à soutenir de plus grandes luttes pour la foi du Christ. Dans trois jours, tu me rejoindras au ciel ! » Et il lui remit tout le trésor de Philippe, en lui recommandant de le distribuer aux églises et aux pauvres. Aussi Laurent commença-t-il tout de suite à rechercher les chrétiens, pour secourir chacun d’eux d’après son besoin. Dans cette même nuit, il guérit une veuve que tourmentait depuis longtemps un terrible mal de tête, et, d’un signe de croix, rendit la vue à un aveugle.
Cependant, saint Sixte, s’étant refusé à adorer les idoles, fut condamné à avoir la tête tranchée. Et Laurent, marchant derrière lui, lui criait : « Saint Père, ne m’abandonne pas, car j’ai dépensé déjà le trésor que tu m’avais confié ! » Ce qu’entendant, les soldats s’emparèrent de Laurent et le conduisirent devant le tribun Parthenius. Et celui-ci le mena devant Decius, qui lui dit : « Où est le trésor qu’on nous a dit que tu cachais ? » Et comme Laurent ne répondait pas, Decius le livra au préfet Valérien, avec ordre de le supplicier de la façon la plus affreuse s’il refusait de sacrifier aux idoles et de rendre le trésor. Valérien, à son tour, mit Laurent sous la garde d’un officier nommé Hippolyte, qui le jeta en prison avec une foule d’autres chrétiens. Or il y avait, dans la prison, un païen nommé Lucillus, qui, à force de pleurer, avait perdu la vue. Laurent lui promit de lui rendre la vue s’il voulait croire au Christ et recevoir le baptême. Lucillus se hâta d’y consentir, et demanda avec insistance à être baptisé. Laurent lui ordonna d’abord de se confesser, puis, lui versant de l’eau sur la tête, il le baptisa au nom du Christ. Et aussitôt Lucillus recouvra la vue : de telle sorte que tous les aveugles vinrent trouver Laurent qui, par ses prières, obtint que l’usage des yeux leur fût rendu. Ce que voyant, Hippolyte lui dit : « Montre-moi le trésor ! » Et Laurent : « Ô Hippolyte, si tu veux bien croire dans notre Seigneur Jésus-Christ, je te montrerai mon trésor, et tu auras, en outre, la vie éternelle ! » Et Hippolyte : « Si tu fais ce que tu dis, je ferai moi-même ce à quoi tu m’exhortes ! » Et il se convertit, et reçut le baptême avec tous les siens. Et, pendant qu’on le baptisait, il dit : « Je vois les âmes des saints se réjouir dans le ciel ! »
Là-dessus, Valérien manda à Hippolyte de lui amener Laurent. Et Laurent lui dit : « Allons ensemble, car la même gloire se prépare pour toi et pour moi ! » Au tribunal, Laurent, interrogé de nouveau sur le trésor, demanda un délai de trois jours, que Valérien lui accorda en le confiant de nouveau à la garde d’Hippolyte. Pendant ces trois jours, Laurent recueillit des pauvres, des boiteux, des aveugles, et les amena à Valérien en présence de Decius, et il dit : « Voici des trésors éternels, qui jamais ne décroissent, mais croissent toujours ! Et quant au trésor de Philippe, les mains de ces malheureux l’ont porté au ciel. » Et Valérien : « Que signifie tout cela ? Hâte-toi de sacrifier ! » Et Laurent : « Qui doit-on adorer, la créature, ou le créateur ? » Decius, furieux, le fit frapper de pointes de fer, et ordonna qu’on usât sur lui toutes les variétés de supplices. Et comme il l’engageait une dernière fois à sacrifier, pour éviter tant de souffrances, Laurent répondit : « Tu ne sais pas que tu m’offres là un festin que j’ai toujours souhaité ! » Alors, sur l’ordre de Decius, il fut dépouillé de ses vêtements, battu de verges, et on lui laboura les côtes avec un fer rouge. Et il dit : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi, ton serviteur, qui, interrogé, t’ai proclamé pour mon maître ! » Et Decius lui dit : « Je sais que, par ton art magique, tu te délivres de la souffrance, mais je parviendrai bien à te faire souffrir ! » Sur quoi il le fit frapper longtemps de courroies plombées. Et Laurent s’écria : « Seigneur Jésus-Christ, reçois mon âme ! » Mais une voix du haut du ciel répondit : « Bien d’autres combats encore te sont réservés ! » Decius, qui avait également entendu la voix, fut rempli de rage, et dit : « Romains, vous avez entendu comment les démons consolaient ce sacrilège, qui n’a de respect ni pour vos dieux, ni pour vos princes ! » Et, de nouveau, il fit flageller Laurent, qui, le sourire aux lèvres, rendait grâces à Dieu et priait pour les assistants.
En ce moment, un soldat nommé Romain se convertit, et dit à Laurent : « Je vois devant toi un beau jeune homme qui essuie avec un linge le sang de tes membres. Je t’en supplie, au nom de Dieu, ne quitte pas la terre sans m’avoir baptisé ! » Et comme Decius avait ordonné à Valérien de faire reconduire Laurent en prison, sous la garde d’Hippolyte, Romain, apportant une cruche pleine d’eau, se jeta aux pieds du martyr et reçut de lui le baptême. Ce qu’apprenant, Decius le fit frapper de verges, puis décapiter.
La même nuit, Laurent comparut de nouveau devant Decius. Et comme Hippolyte pleurait, et criait qu’il était chrétien, Laurent lui dit : « Cache encore le Christ au dedans de toi ! Et, quand tu m’entendras t’appeler, viens ! » Alors Decius dit à Laurent : « Si tu ne veux pas sacrifier aux dieux, toute la nuit se passera pour toi en supplices ! » Et Laurent : « Ma nuit n’a rien d’obscur, étant toute pleine de lumière ! » Alors Decius s’écria : « Qu’on apporte un lit de fer, pour que ce criminel y passe la nuit ! » On étendit donc Laurent sur un gril sous lequel on mit des charbons enflammés, et où on le maintint avec des fourches de fer. Et Laurent dit à Valérien : « Sache, malheureux, que ces charbons m’apportent la fraîcheur, et à toi le feu éternel ! » Puis, s’adressant à Decius, d’un visage joyeux : « Eh bien, tu m’as suffisamment rôti d’un côté, retourne-moi de l’autre côté, après quoi je serai à point ! » Et, levant les yeux au ciel, il s’écria : « Je te rends grâces, Seigneur, de ce que tu m’aies jugé digne d’entrer dans ton royaume ! » Et c’est ainsi qu’il rendit l’âme.
Decius, tout confus, s’en alla avec Valérien dans le palais de Tibère, laissant sur le gril le corps du saint, qu’Hippolyte vint prendre, le lendemain, dès l’aurore, et ensevelit dans le champ Véranien, avec l’aide du prêtre Justin. Et tous les chrétiens, pleurant et gémissant, célébrèrent cette mort par trois jours de veilles et de jeûnes.
II. Saint Grégoire, dans son Dialogue, raconte l’histoire d’une religieuse nommée Sabine, qui sut en vérité garder la continence de la chair, mais ne sut pas retenir sa langue. Lorsqu’on l’eût enterrée dans l’église de saint Laurent, devant l’autel du martyr, une partie de son corps, resta intacte, l’autre fut trouvée brûlée par le diable.
III. Grégoire de Tours rapporte qu’un prêtre, qui réparait une église de saint Laurent, et n’avait à sa disposition qu’une poutre trop courte, pria saint Laurent qui avait nourri les pauvres, de le secourir dans sa misère. Et aussitôt la poutre grandit de telle façon qu’il y en eut même en excès un assez long morceau. Le prêtre coupa ce surplus en petites tranches, dont l’application guérit bien des maladies. Le même miracle nous est attesté par saint Fortunat. Il eut lieu dans une place forte d’Italie nommée Brione.
IV. Un autre prêtre, nommé Sanctulus, voulant réparer une église de saint Laurent que les Lombards avaient brûlée, avait engagé de nombreux ouvriers. Il s’aperçut un jour qu’il n’avait pas de quoi les nourrir ; mais, ayant prié le saint, il trouva dans sa huche un pain d’une blancheur merveilleuse. Et ce pain était si petit qu’il pouvait à peine suffire à un repas de trois personnes ; mais saint Laurent ne voulut point que ses ouvriers manquassent de nourriture ; et il multiplia cet unique pain de telle façon que, pendant dix jours, tous les ouvriers purent en manger.
V. Vincent, dans sa Chronique, raconte que l’église Saint-Laurent, à Milan, possédait un calice de cristal d’une beauté admirable. Ce calice, un jour qu’un diacre le portait à l’autel, lui tomba des mains et se brisa en morceaux. Mais le diacre, désespéré, recueillit les morceaux, les posa sur l’autel, et invoqua saint Laurent. Et aussitôt le calice redevint entier.
VI. On lit dans le Livre des Miracles de la Vierge qu’un juge nommé Étienne demeurait à Rome, qui se laissait volontiers corrompre par des présents. Ce juge s’appropria injustement trois maisons qui dépendaient de l’église de Saint-Laurent, et un jardin qui appartenait à l’église de Sainte-Agnès. Après sa mort, quand il comparut au tribunal de Dieu, saint Laurent s’approcha de lui avec indignation, et, à trois reprises, lui tordit le bras. Et sainte Agnès, passant devant lui avec les autres vierges, détourna de lui son visage pour ne pas le voir. Alors le souverain juge déclara que, puisqu’il s’était approprié le bien d’autrui et avait fait commerce de la justice, il aurait à aller rejoindre le traître Judas. Mais saint Projet, que cet Étienne avait beaucoup aimé de son vivant, s’approcha de saint Laurent et de sainte Agnès, et leur demanda de lui pardonner. Ils intercédèrent donc pour lui, et la sainte Vierge se joignit à eux : si bien qu’ils obtinrent que son âme revînt dans son corps afin que, pendant trente jours, il pût faire pénitence. La Vierge lui imposa, en outre, de réciter tous les jours un psaume. Après quoi il fut rendu à la vie ; mais, tant qu’il vécut, son bras resta noir et tordu, comme si c’était son véritable corps qui eût souffert. Et, après avoir restitué tout ce qu’il avait pris, et fait pénitence pendant trente jours, il rendit son âme au Seigneur.
VII. Enfin on lit dans la vie de l’empereur Henri que, ce prince et sa femme Cunégonde ayant toujours vécu dans la chasteté, le diable persuada au mari que sa femme le trompait avec un de ses officiers : et l’empereur, furieux, ordonna que Cunégonde eût à marcher, pieds nus, sur des charbons ardents. Or Cunégonde, avant de commencer l’épreuve, s’écria : « Toi qui sais que Henri ni personne n’ont touché mon corps, Christ, secours-moi ! » Et Henri, poussé par la jalousie, la frappa au visage ; mais elle entendit une voix qui lui disait : « Vierge, la Vierge Marie te délivrera ! » Puis elle marcha sur les charbons ardents sans ressentir aucun mal.
Quand Henri mourut, un ermite vit passer devant sa cellule une foule de démons, qui lui dirent qu’ils allaient assister au jugement de l’empereur afin d’essayer de se le faire adjuger. Mais bientôt l’ermite vit revenir les démons, qui lui racontèrent qu’ils avaient perdu leur peine ; car, lorsqu’ils avaient mis dans la balance le soupçon conjugal d’Henri et ses autres péchés, saint Laurent était survenu, et avait mis dans l’autre plateau de la balance un grand calice d’or qui avait fait contrepoids : ce dont les diables avaient été si furieux, qu’ils avaient brisé une des oreilles du calice. Et en effet, l’empereur défunt avait fait don à l’église d’Einstetten, en l’honneur de saint Laurent, pour qui il avait une dévotion particulière, d’un grand calice d’or massif. Et l’on put constater, que, le jour de la mort de l’empereur, une des anses de ce calice se trouva brisée.
VIII. Nous devons noter que le martyre de saint Laurent est considéré comme le plus excellent de tous les martyres des saints, tant pour le nombre et la cruauté des supplices endurés que pour le courage montré par le saint, et aussi pour la bonne influence exercée par sa mort. De là vient que saint Laurent, entre tous les martyrs, possède trois privilèges quant aux offices célébrés en son honneur. Il est, d’abord, le seul martyr dont la fête soit précédée d’une veille. En second lieu, il est le seul dont la fête ait une octave, de même que, seul, saint Martin est honoré d’une octave, parmi les confesseurs. En troisième lieu, saint Laurent a le privilège d’une régression des antiennes, privilège qu’il partage avec saint Paul : et cela pour rappeler qu’il est le plus parfait des martyrs, de même que saint Paul est le plus parfait des prédicateurs.