Il ne sera pas inutile de parcourir brièvement leur histoire. Pour les temps même antédiluviens, nous suivrons Moïse ; car il ne faut pas je pense, puiser l’histoire des Hébreux à une autre source que dans les monuments des Hébreux. C’est des Égyptiens que nous empruntions celle d’Égypte, des Phéniciens celle de Phénicie, des Grecs les plus célèbres celle de la Grèce, des philosophes celle de la philosophie, et non pas d’hommes étrangers à la philosophie. De qui conviendrait-il que nous apprissions la médecine, sinon de ceux qui sont versés dans cet art ? Pourquoi donc n’en serait-il pas de même pour les Hébreux, et irions-nous interroger d’autres écrits ? Or, d’après leurs annales, il a existé longtemps avant le déluge, dans les premiers siècles et dans les siècles postérieurs, plusieurs hommes favorisés de la protection visible du ciel, et un plus grand nombre d’hommes justes. L’un des plus remarquables est celui qui
« espéra invoquer le nom du Seigneur Dieu, »
c’est-à-dire qu’il n’adora que le Créateur, le maître et le Dieu de l’univers, et qu’il crut que cet Être suprême non seulement avait par sa puissance créatrice disposé tout dans un ordre parfait, mais encore gouvernait tout par sa puissance souveraine comme une vaste république, en qualité de seigneur, de roi et de Dieu. Pénétré de la grandeur de cette idée et de ce nom, Seigneur et Dieu, il mit au-dessus de toute science, de tout honneur, de toute richesse, de tout bien, en un mot,
« l’espérance d’invoquer le Seigneur Dieu, »
et acquit ainsi à la fois tous les trésors de l’âme et du corps. C’est pour cela que les Hébreux l’ont appelé le premier homme vrai : en effet, Enos, son nom, signifie homme vrai, et cette qualification lui convenait parfaitement, puisque dans leur opinion celui-là seul a la vérité, qui possède la connaissance et l’amour du vrai Dieu, qui sont la connaissance et l’amour véritables. Ceux au contraire qui ne diffèrent en rien des animaux sans raison, qui sont les vils esclaves de leur ventre et de la volupté, les Hébreux les appellent plutôt des bêtes que des hommes, suivant en cela Ie langage de leurs Écritures, qui ont coutume de désigner chaque chose par le terme qui lui est propre. Ordinairement ce sont des loups et des chiens dévorants ; des pourceaux aimant à se gorger d’immondices, des reptiles, et des serpents, selon les différents vices qu’il s’agit de flétrir. Est-il question de l’homme en général, d’une grande multitude, de tout le genre humain, les Hébreux se servent d’une expression non moins propre, non moins naturelle, Adam qui d’après l’étymologie grecque veut dire : né de la terre, dont a été en effet formé le premier homme, père de tous les hommes. Mais revenons à Enos qui le premier s’est signalé, dit l’Écriture, par son amour pour Dieu, guidé qu’il était par une connaissance et une piété tout intérieure, l’une, preuve d’une connaissance véritable, l’autre, preuve de cette confiance qui se repose dans cette vraie connaissance de Dieu. Ne pas négliger, ne pas mettre au-dessous des plus grands avantages la connaissance de Dieu, espérer toujours d’invoquer le nom du Seigneur Dieu tout-puissant tant comme le maître de ses serviteurs que comme le meilleur des pères, c’est la fin la plus heureuse que l’on puisse se proposer. Tel fut donc celui que les Hébreux ont regardé comme le premier homme vrai et non cet homme né de la terre appelé Adam, que sa désobéissance fit déchoir de son héritage glorieux : ce titre était dû à l’adorateur fidèle qui espère constamment invoquer le nom du Seigneur Dieu. Nous avons donc jugé sainement en le prenant pour modèle, et croyant que son histoire nous serait d’une grande utilité. Puissions-nous égaler ses vertus et invoquer avec une confiance aussi ferme et aussi généreuse le nom du créateur et auteur de l’univers.
Après Enos, un autre
« plut au Seigneur et ne fut plus retrouvé, »
dit Moïse,
« parce qu’il fut enlevé au ciel »
à cause de son éminente vertu : car le vrai sage est difficile à trouver, c’est l’homme parfait en Dieu et étranger au commerce du monde. Celui au contraire qui aime les places publiques, les tribunaux, les tavernes, les boutiques, les grandes assemblées, poussé par les curieux et les repoussant à son tour, celui-là tombe bientôt dans I’abîme des vices. Mais celui dont Dieu s’est emparé, qui s’est soustrait aux choses d’ici-bas, celui que les hommes n’aperçoivent ni ne trouvent, celui-là est trouvé par Dieu qui le chérit. Les Hébreux lui dorment le nom d’Enoch qui signifie grâce divine. Heureux qui conforme sa vie à une vie si parfaite !
Vient en troisième lieu Noé, que l’Écriture signale comme juste au milieu de ses contemporains. Voici les preuves de sa justice. Le monde était plongé dans un cloaque infect d’erreurs et de crimes abominables. Les trop fameux géants avaient, par une audace impie et sacrilège, déclaré au ciel une guerre dont la renommée est parvenue jusqu’a nous. Déjà leurs pères, soit qu’ils fussent d’une nature supérieure aux mortels, soit qu’ils possédassent quelque talent extraordinaire, avaient jeté parmi les hommes les semences d’un art qui excitait leur curiosité, et introduisit toutes sortes de prestiges et de maléfices, de sorte que dans sa vengeance le Seigneur résolut d’exterminer d’un seul coup le genre humain tout entier. Cependant au milieu de ces coupables voués à la mort, il se trouva un juste, Noé, le seul de son siècle, avec sa postérité. Tous ceux donc qui étaient sur la terre furent détruits par un déluge, et la terre purifiée de ses souillures, par l’abondance des eaux, mais ce saint patriarche fut conservé avec ses fils et leurs femmes, pour devenir miraculeusement la semence vivifiante d’une race nouvelle, type parfait, image sensible et vivante, bien digne de servir à ses descendants de modèle de vertu et de piété.
Les temps qui suivirent le déluge virent fleurir des hommes non moins remarquables par leur religion, non moins vantés dans les pages sacrées. A leur tête apparaît ce prêtre du Très-Haut dont le nom en hébreu veut dire roi juste. Cependant comme, à cette époque, il n’est encore question ni de circoncision ni des lois Judaïques de Moïse, on ne peut pas les appeler Juifs ni encore moins Grecs, puisqu’ils n’admettent point la pluralité des dieux comme les Grecs et les autres païens. Il convient mieux de les appeler Hébreux, soit d’Héber lui-même, soit plutôt de la signification de son nom, passants, qui exprime comment ils avaient passé de la contemplation des choses terrestres à la contemplation des choses célestes ; car, au témoignage de l’histoire, guidés par l’instinct de la nature et par des lois non écrites, ils marchèrent d’un pas ferme dans le sentier de la vertu, foulèrent aux pieds les voluptés de la chair, et s’élancèrent dans la voie de la sagesse et d’une vie toute spirituelle. Dans leur nombre, il faut compter Abraham, regardé comme le père de toute la nation. Les saints oracles font mention de sa justice dont il n’était pas non plus redevable aux lois de Moïse, qui n’existaient point encore. Moïse ne vécut que sept générations après lui ; et cependant il porta cette vertu, ainsi que sa piété, au plus haut degré, et égala les plus grands hommes qui l’avaient précédé.
« Abraham crut à Dieu, dit l’Écriture, et sa foi lui fut imputée à justice. Il sera le père de beaucoup de peuples, ajoute-t-elle, et en lui seront bénies toutes les nations, toutes les tribus de la terre. »
Mais s’il se perfectionna dans la justice sans le secours des lois mosaïques, par la seule fermeté de sa foi, il établit la circoncision par l’ordre d’en haut, après plusieurs apparitions célèbres, et la promesse d’avoir dans sa vieillesse un fils légitime ; et cette cérémonie passa de lui à ses descendants, soit pour que l’on pût distinguer la nombreuse postérité qui devait sortir de ses deux enfants, soit pour que ses enfants conservassent le caractère imprimé à leurs pères, qu’ils fussent ou non fidèles à imiter leurs vertus, soit pour d’autres raisons qu’il est inutile d’examiner ici. D’où il faut conclure qu’il n’est pas moins digne que ses prédécesseurs de nous servir de modèle.
Son fils Isaac lui succéda dans la connaissance et l’amour de Dieu qu’il regardait comme son plus beau, son plus précieux héritage. On remarque qu’il n’eut qu’une seule femme, qu’il ne fut père qu’une seule fois, père de deux jumeaux et qu’ensuite, par une rare continence, il cessa tout commerce charnel avec son épouse.
Après lui s’illustra Jacob surnommé aussi Israël : double nom qui lui fut donné à cause des vertus qui brillèrent particulièrement en lui. Pendant qu’il se livrait à une vie active, aux travaux champêtres, pour obéir aux volontés du Très-Haut, il s’appelait Jacob, qui signifie, selon l’acception grecque : homme adonné aux exercices corporels, athlète. Lorsqu’il se fut couronné des palmes de la victoire remportée contre ses ennemis, et qu’il eut commencé à jouir des douceurs de la vie contemplative, le Seigneur lui-même changea son nom, daigna lui apparaître et le combla des avantages et des honneurs attachés au nouveau nom qu’il lui donna. Voici ses paroles :
« Ton nom ne sera plus Jacob, mais Israël, parce que tu as été fort contre Dieu et puissant avec les hommes » (Gen., XXX, 10).
Israël veut dire, voyant, contemplatif, et dans la langue grecque, homme voyant Dieu. Tel fut Jacob duquel sont sorties les douze tribus de la nation juive. On pourrait exercer son éloquence sur les mœurs, la fermeté invincible, les occupations de ces grands patriarches vraiment dignes du titre de philosophes, soit à l’aide du langage naturel, soit à l’aide de l’allégorie ; mais comme déjà beaucoup d’auteurs ont traité ce sujet, comme nous l’avons traité nous-mêmes dans un ouvrage « sur la race nombreuse des anciens, » nous nous bornerons à ce que nous avons dit. Je ne puis pourtant passer sous silence Job, que l’Ecriture représente comme « irréprochable, sincère, pieux, éloigné de tout mal. »
Quoique étranger à la nation juive, il ne fut pas moins fidèle à tous les devoirs de la religion.
Quant aux enfants de Jacob, attachés à la foi et à la piété de leurs pères, ils portèrent si haut la réputation des anciens Hébreux qu’ils parvinrent à dominer sur toute l’Égypte dans la personne de Joseph qui, après être sorti vainqueur du combat livré à sa chasteté, fut élevé au commandement suprême et fit briller dans tout son éclat la piété primitive. Que de vertus à imiter dans cet homme d’abord esclave par le malin de ses proches, et esclave d’un Égyptien. Je ne parle point de ses qualités corporelles, la beauté, la force, la grâce, quoique l’Ecriture le vante comme le plus beau des hommes. Mais les qualités de son âme, qui oserait entreprendre de les louer, s’il fallait les louer dignement ? Une noble candeur rehaussait tout son extérieur, et la pureté de ses mœurs était peinte sur son front. Riche des tous les dons de la piété, la continence, la justice, la prudence, la fermeté, il excellait surtout dans la connaissance et l’amour de Dieu, dont on rapporte que ses parents l’avaient imbu dès ses plus tendres années. Or il arriva qu’éprise d’une folle passion pour lui, la femme de son maître chercha à entraîner sa jeunesse dans des amours illicites. D’abord elle le tente par des paroles, bientôt elle en vient aux prières, enfin elle ose porter sur lui ses mains impures pour le presser dans des embrassements honteux ; mais le héros se souvient des belles leçons qu’il a reçues de ses pères, et se montrant par ses actions comme par la fermeté de ses réponses un véritable Hébreu, il secoue, éloigne d’un bras vigoureux cette vile et éhontée séductrice, et, comme s’il se fût dégagé des dents meurtrières d’une bête féroce, cherche son salut dans la fuite. Alors réfléchissant mûrement à cette tentative odieuse, il s’écrie :
Si mon Seigneur se reposant sur ma fidélité, ignore ce qui est dans sa maison ; s’il a remis entre mes mains toutes les choses qu’elle renferme, comment pourrais-je commettre envers lui ce crime énorme, et pécher en présence de mon Dieu (Gen., XXXIX, 9) ?
Trait héroïque de vertu que Dieu couronna en lui donnant une autorité souveraine, non seulement sur ses maîtres, mais encore sur l’Égypte entière ! Ainsi que les saints personnages que nous avons cités, Joseph était un simple Hébreu, fils d’Hébreu, et non Juif, puisque le judaïsme n’existait point encore ; il n’en est pas moins compté au nombre des hommes les plus chéris et les plus favorisés du ciel.
Dans la suite des temps, quand les descendants des Hébreux se furent considérablement multipliés et eurent jeté les fondements de la nation juive, qui augmentait et se propageait de jour en jour, ils laissèrent les institutions pieuses qu’ils avaient reçues de leurs ancêtres s’affaiblir et s’altérer insensiblement. Leur commerce avec les Égyptiens exerça sur eux une telle influence, qu’ils finirent par oublier les vertus paternelles ; ils adoptèrent les mœurs et le genre de vie de ceux avec qui ils vivaient, à tel point qu’on ne remarquait plus de différence entre les deux peuples. Dans cette décadence déplorable, le Dieu de leurs pères leur envoya Moïse comme chef et comme législateur, confirmant ainsi les promesses antérieures qu’il avait faites par la voix des oracles. Par le ministère de son serviteur, il opéra tous les miracles, tous les prodiges inouïs rapportés dans les saintes Écritures, et promulgua une loi en harmonie avec les dispositions de ceux qui la recevaient. Leurs mœurs étaient trop grossières pour s’élever jusqu’à la perfection antique, il les traita comme des esprits faibles et malades, et leur donna des institutions convenables à leur état, les unes clairement exprimées par la bouche de son interprète, les autres enveloppées d’allégories, offrant des ombres et des symboles à suivre et à observer, au lieu de la vérité nue. Celle forme du gouvernement des Juifs qui avait commencé à Moïse, dura jusqu’à l’avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ, conformément aux prédictions de leurs propres prophètes ; car Moïse lui-même et les prophètes qui vécurent après lui avaient prédit que les lois et les règlements de Moïse ne seraient pas abolis avant l’apparition du Christ et la promulgation du Nouveau Testament qui, par la grâce du Sauveur, a été annoncé à toutes les nations, ce que les événements ont justifié. Mais comme nous avons traité brièvement de la vie des Hébreux antérieurs à Moïse, et que nous avons dépeint les caractères de leur piété, il convient que nous jetions maintenant un coup d’œil sur la nature de leurs doctrines, nous servant, soit des écrits de Moïse, soit des prophètes postérieurs.