1.[1] Après être monté sur le trône, Joram décida de faire campagne contre le roi des Moabites, nommé Misas[2]. Celui-ci, en effet, avait fait défection, comme nous l’avons déjà dit, au frère de Joram, tandis qu’il avait payé à Achab, son père, deux cent mille brebis[3] avec leurs laines. Ayant donc rassemblé ses propres troupes, Joram envoya aussi un message à Josaphat, l’invitant, lui qui avait été dès le principe l’ami de son père, à l’assister dans la guerre qu’il allait faire aux Moabites qui s’étaient détachés de son royaume. Josaphat promit non seulement de venir lui-même à son aide, mais de contraindre aussi le roi des Iduméens[4], qui était sous sa suzeraineté, à s’associer à cette campagne. Devant ces déclarations de Josaphat touchant les secours de guerre, Joram réunit son armée et la mena à Jérusalem. Il fut reçu avec pompe par le roi des Jérusalémites. Ayant décidé de prendre par le désert de l’Idumée pour atteindre les ennemis, — car ils comptaient les surprendre en suivant ce chemin, — les trois rois partirent de Jérusalem, à savoir : le roi de cette ville, celui de la Samarie et celui de l’Idumée. Mais, après avoir tourné en rond durant sept jours, ils se trouvèrent à court d’eau avec leurs bêtes et leurs troupes, leurs guides s’étant trompés de chemin[5], de sorte que tout le monde était dans l’angoisse et surtout Joram. Dans sa détresse, il clama vers Dieu, lui demandant quelle faute celui-ci avait à leur reprocher pour mener ainsi et livrer les trois rois alliés, sans combat, au roi des Moabites. Cependant le vertueux Josaphat le rassura et le pria d’envoyer s’informer au camp si quelque prophète ne les avait pas accompagnés « afin, dit-il, que nous puissions, par lui, apprendre de Dieu quelle conduite tenir ». Un des serviteurs de Joram dit alors avoir remarqué sur les lieux le disciple d’Élie, Élisée, fils de Saphat ; les trois rois vont donc le trouver sur le conseil de Josaphat. Ils entrent dans la tente du prophète, qu’il avait plantée en dehors du camp, et lui demandent, Joram surtout, quel sera le sort de l’armée. Élisée l’engage, au lieu de l’importuner, à s’adresser aux prophètes de son père et de sa mère, gens bien véridiques ; mais Joram, insistant, le supplie de prophétiser lui-même et de les sauver. Alors Élisée prit Dieu à témoin qu’il ne lui aurait pas répondu n’eût été par égard pour Josaphat, homme saint et juste ; puis, ayant fait venir un homme habile à jouer de la harpe[6], dont le jeu lui procura l’inspiration divine, il ordonna aux rois de creuser un grand nombre de fossés dans le lit du torrent : car, sans nuage et sans vent, sans averse de pluie, ils allaient voir aussitôt le fleuve s’emplir d’eau, « de sorte, dit-il, que vos troupes et vos bêtes de somme pourront boire et seront conservées. Et ce n’est pas le seul bienfait que vous recevrez de Dieu : vous triompherez encore de vos ennemis, vous vous emparerez des villes les plus belles et les plus fortes des Moabites, vous couperez leurs arbres à fruits, vous dévasterez leur pays et vous boucherez leurs sources et leurs fleuves. »
[1] II Rois, III, 4.
[2] Hébreu : Mescha ; LXX : Μωσά.
[3] Bible (II Rois, III, 4) : 100.000 agneaux et la laine de 100.000 béliers.
[4] Josèphe commente ici la Bible qui dit seulement que le roi d’Israël partit avec le roi de Juda et le roi d’Édom.
[5] N’est pas dans l’Écriture.
[6] ώάλλειν comme dans LXX.
2.[7] Ainsi parla le prophète. Le lendemain, avant le lever du soleil[8], le torrent coula en abondance, — il était arrivé, en effet, qu’à une distance de trois jours[9] de marche, en Idumée, Dieu avait envoyé une forte pluie ; de la sorte, l’armée et les bêtes de somme trouvèrent amplement à boire. Quand les Moabites apprirent que les trois rois marchaient contre eux et faisaient route à travers le désert, leur roi, ayant aussitôt réuni son armée, ordonna d’établir le camp sur les frontières[10] afin que l’ennemi ne pût les envahir inaperçu. Or, au lever du soleil ils virent l’eau du torrent, — qui n’était pas très éloigné de la Moabitide, — d’une couleur pareille au sang : c’est à cette heure là surtout que l’eau rougit sous les rayons lumineux ; alors ils se méprirent sur le compte des ennemis et crurent que ceux-ci s’étaient entretués, exaspérés par la soif, et que le fleuve roulait leur sang. Dans cette conviction, ils conjurèrent leur roi de les envoyer piller les ennemis. Et tous étant sortis, comme pour s’élancer sur une proie toute prête, arrivèrent au camp de leurs adversaires, qu’ils croyaient exterminés. Mais ils furent bien trompés dans leur attente : les ennemis ayant surgi autour d’eux, les uns furent tués, les autres se dispersèrent et s’enfuirent dans leur pays. Cependant les trois rois, ayant envahi le territoire des Moabites, en démolirent les villes, saccagèrent leurs champs et les abîmèrent en y répandant des pierres prises aux torrents ; ils coupèrent les plus beaux arbres, bouchèrent les sources d’eaux et abattirent les murailles jusqu’au fondement[11]. Le roi des Moabites, pressé par le siège et voyant sa ville[12] en danger d’être prise d’assaut, tâcha de sortir avec sept cents hommes et de traverser à cheval le camp des ennemis, à l’endroit où il pensait que les sentinelles avaient relâché leur surveillance. Mais sa tentative de fuite ne réussit pas, car il trouva l’endroit soigneusement gardé. Revenu alors dans la ville, il accomplit un acte de désespoir et de dure nécessité. Il fit monter sur le rempart l’aîné de ses fils, qui devait régner après lui, afin de le rendre visible à tous les ennemis, et le sacrifia en holocauste à Dieu. Les rois, à ce spectacle, eurent pitié de cette détresse et, émus d’un sentiment d’humanité et de compassion[13], levèrent le siège et s’en retournèrent chacun chez lui. Josaphat, de retour à Jérusalem, mena des jours paisibles et mourut sans avoir longtemps survécu à cette expédition. Il vécut[14] en tout soixante ans, sur lesquels il en avait régné vingt-cinq. Il reçut une sépulture magnifique à Jérusalem. Il avait été, en effet, un digne émule des actions de David.
[7] II Rois, III, 20.
[8] L’hébreu a « au moment de l’oblation » (LXX : τής θυσίας).
[9] N’est pas dans la Bible. Josèphe rationalise suivant son habitude.
[10] La Bible dit : « sur la frontière », LXX : έπί τοΰ όρίου. Les mss. de Josèphe ont généralement όρών (montagnes), que Niese a corrigé en όρων (frontières) ; mais peut-être la leçon des mss. est-elle bonne et Josèphe a-t-il commis une bévue qui explique sa glose « afin que, etc. ».
[11] Conforme à LXX ; l’hébreu dit : « jusqu’à laisser ses pierres à Qir-Haréschet ».
[12] Josèphe ne nomme pas cette ville, pas plus que le texte actuel de la Bible. Il s’agit de la capitale, Qir-Moab.
[13] D’après l’hébreu, c’est à « une colère » (du dieu de Moab ?) déchaînée contre Israël qu’est due la levée du siège. Josèphe s’est peut-être inspiré de la version grecque : Καί έγένετο μετάμελος (repentir) μέγας έπί Ίσραήλ.
[14] I Rois, XXII, 42.