- Appartient-il à l'homme d'agir pour une fin ?
- Cela est-il propre à la nature raisonnable ?
- Les actes de l'homme reçoivent-ils leur espèce de leur fin ?
- Y a-t-il une fin ultime de la vie humaine ?
- Le même homme peut-il avoir plusieurs fins ultimes ?
- L'homme ordonne-t-il toutes choses à sa fin ultime ?
- La fin ultime est-elle la même pour tous les hommes ?
- Toutes les autres créatures se rejoignent-elles dans cette fin ultime ?
Objections
Il semble que non ; car la cause précède naturellement son effet. Au contraire la fin répond à l'idée de chose ultime, comme le mot même de « fin » l'indique. Donc la fin ne peut pas être considérée comme une cause. Cependant l'homme agit pour ce qui est cause de son action, car cette préposition « pour » désigne un rapport de causalité. Donc il n'appartient pas à l'homme d'agir pour une fin.
2. Ce qui est soi-même fin ultime n'est pas en vue d'une fin. Or il est des cas où les actions sont fin ultime, comme on le voit dans l'Éthique d'Aristote. Donc l'homme ne fait pas tout en vue d'une fin.
3. L'homme paraît agir en vue d'une fin quand il délibère. Or il fait beaucoup de choses sans délibération et sans même y songer, comme quelqu'un qui balance le pied ou remue la main en pensant à autre chose, ou qui se frotte la barbe. On ne fait donc pas tout pour une fin.
En sens contraire, tout ce qui est compris dans un genre dérive du principe de ce genre. Or, c'est la fin qui est le principe des actes accomplis par l'homme, comme le montre Aristote. Donc il convient à l'homme de tout faire en vue d'une fin.
Réponse
Parmi les actions accomplies par l'homme, celles-là seules sont appelées proprement « humaines » qui appartiennent en propre à l'homme selon qu'il est homme. Et l'homme diffère des créatures privées de raison en ce qu'il est maître de ses actes. D'où il suit qu'il faut appeler proprement humaines les seules actions dont l'homme est le maître. Mais c'est par sa raison et sa volonté que l'homme est le maître de ses actes, ce qui fait que le libre arbitre est appelé « une faculté de la volonté et de la raison ». Il n'y a donc de proprement humaines que les actions qui procèdent d'une volonté délibérée. S'il est d'autres actions qui conviennent à l'homme, on pourra les appeler des actions de l'homme, mais non pas des actions proprement humaines, puisqu'elles ne procèdent pas de l'homme en tant qu'homme. Or, il est manifeste que toute action procédant d'une puissance est produite par cette puissance selon le caractère de son objet et l'objet de la volonté c'est la fin et le bien. Il est donc nécessaire que toutes les actions humaines soient faites pour une fin.
Solutions
1. Si la fin est dernière dans l'exécution, elle est première dans l'intention de l'agent, et c'est ainsi qu'elle joue le rôle de cause.
2. Si une action humaine est fin ultime, il faut qu'elle soit volontaire, sans quoi elle ne serait pas humaine, ainsi qu'on vient de le dire. Mais une action est dite volontaire de deux façons : ou bien il s'agit d'une action commandée par la volonté, comme marcher ou parler ; ou bien d'une action émise par la volonté, comme le fait même de vouloir. Or il est impossible que l'acte même émis par la volonté soit une fin ultime. En effet, la fin est l'objet même de la volonté de la même manière que la couleur est l'objet de la vue. Or, il est impossible d'attribuer à l'acte même de voir le caractère de première chose visible, car tout acte de ce genre s'adresse d'abord à un objet, à ce qui se voit; ainsi est-il impossible que le désirable premier, qui est la fin, se confonde avec le vouloir même. Il reste donc que si une action humaine est une fin ultime, il s'agit d'une action commandée par la volonté. Et ainsi, même dans ce cas, il demeure au moins un acte, l'acte de vouloir, qui est en vue d'une fin. Donc, quoi que l'homme fasse, il est vrai de dire qu'il agit pour une même quand il accomplit l'action qui est sa fin ultime.
3. Ces actions machinales ne sont pas propre ment humaines, car elles ne procèdent pas d'un délibération de la raison, principe propre des acte humains. Ces actes ont une fin si l'on veut, mais une fin en quelque sorte factice, non assignée par la raison.
Objections
1. Il semble que oui. Car l'homme à qui il appartient d'agir pour une fin, n'agit jamais pour une fin qu'il ignore. Mais il y a beaucoup d'êtres qui ne connaissent pas de fin, soit qu'ils manquent tout à fait de connaissance, comme les créatures insensibles, soit que l'idée de fin leur échappe, comme c'est le cas des bêtes. Il semble donc propre à la créature raisonnable d'agir en vue d'une fin.
2. Agir en vue d'une fin, c'est diriger son action vers cette fin, et cela est œuvre de raison, de telle sorte qu'on ne peut l'attribuer aux êtres sans raison.
3. Le bien, la fin, est un objet de volonté, et la volonté est dans la raison, dit Aristote Donc agir en vue d'une fin n'appartient qu'à une créature raisonnable.
En sens contraire, le Philosophe, prouve que « non seulement l'intellect, mais encore la nature agit en vue d'une fin ».
Réponse
Tout ce qui agit doit nécessairement agir pour une fin. En effet, quand les causes sont ordonnées entre elles, si la première disparaît, il est nécessaire que les autres aussi disparaissent. Or la première entre toutes les causes est la cause finale. En voici la raison. La matière ne revêt une forme que dans la mesure où elle est mue par l'agent, car rien ne se réduit de soi-même de la puissance à l'acte. Mais l'agent ne meut à son tour qu'en visant une fin. Car si un agent n'était pas déterminé à quelque effet, il ne réaliserait pas plus ceci que cela ; pour qu'il produise un effet déterminé, il est donc nécessaire qu'il soit lui-même déterminé à quelque chose de fixe qui a raison de fin. Cette détermination, qui chez les natures raisonnables se fait par l'appétit rationnel appelé volonté, se produit chez les autres créatures par une inclination naturelle qu'on appelle un appétit de nature.
Il faut cependant remarquer qu'une chose, dans son action ou son mouvement, tend vers une fin de deux manières : ou bien comme se mouvant soi-même vers la fin, et c'est le cas de l'homme ; ou bien par une impulsion étrangère ; ainsi la flèche va au but grâce à l'archer qui dirige son mouvement vers la fin. Les êtres doués de raison se meuvent eux-mêmes vers la fin parce qu'ils gouvernent leurs actes par le libre arbitre, « faculté de volonté et de raison ». Au contraire, les êtres privés de raison tendent à leur fin par leur inclination naturelle, mus ainsi par un autre, non par eux-mêmes puisqu'ils n'ont pas l'idée de fin et qu'ils ne peuvent donc rien diriger vers une fin, mais seulement être dirigés par un autre vers leur fin. En effet, toute la nature sans raison est à l'égard de Dieu dans le rapport d'un instrument à l'agent principal, ainsi que nous l'avons établi antérieurement. Il est donc propre à la nature raisonnable de tendre vers une fin comme agent autonome et comme se portant d'elle-même vers cette fin, tandis qu'il appartient aux êtres sans raison d'être mus et dirigés par autrui vers une fin qu'ils perçoivent comme les animaux, ou qu'ils ne perçoivent pas comme les êtres entièrement démunis de connaissance.
Solutions
1. Quand l'homme agit de lui-même pour une fin, il connaît cette fin ; mais quand il est mis en action ou dirigé par autrui, comme lorsqu'il agit par ordre ou sous une impulsion étrangère, il n'est pas nécessaire qu'il connaisse la fin. Et c'est le cas des créatures sans raison.
2. Ordonner à une fin appartient à celui qui se dirige lui-même vers une fin. Mais à celui qui est dirigé vers une fin par un autre, il appartient d'être ordonné à la fin. Et ce peut être le cas de la créature sans raison, mais sous la motion d'un agent raisonnable.
3. L'objet de la volonté c'est la fin et le bien sous leur aspect universel. Aussi ne peut-il y avoir de volonté chez les êtres démunis de raison et d'intelligence. Mais il y a en eux un appétit naturel, sensitif, déterminé à un bien particulier. Or, il est manifeste que les causes particulières sont mues par la cause universelle. Ainsi le gouverneur de la cité, qui vise le bien commun, meut par son commandement tous les fonctionnaires spécialisés de la cité. C'est pourquoi il est nécessaire que tous les êtres privés de raison soient mus vers leurs fins particulières par une volonté raisonnable embrassant le bien universel, volonté qui est celle de Dieu.
Objections
1. Vraisemblablement non. La fin est un principe extrinsèque. Or toute chose prend son espèce d'un principe intrinsèque.
2. Ce qui donne l'espèce doit exister en premier. Or la fin ne vient que la dernière à l'existence.
3. Une même chose ne peut appartenir qu'à une seule espèce. Mais il arrive que le même acte, pris numériquement, soit dirigé vers diverses fins. Ce n'est donc pas la fin qui donne leur espèce aux actes humains.
En sens contraire, on lit dans S. Augustin « Selon que leur fin est coupable ou louable, nos actions sont coupables ou louables. »
Réponse
Chaque chose a son espèce selon l'acte et non selon la puissance ; ce qui fait que les êtres composés de matière et de forme sont constitués dans leur espèce par leur forme propre. Or la même considération doit s'appliquer aux mouvements propres. En effet, dans le mouvement, on peut distinguer d'une certaine manière l'action et la passion, et l'une et l'autre prennent leur espèce de l'acte : l'acte qui est le principe officient s'il s'agit de l'action, et, s'il s'agit de la passion, l'acte qui est le terme de notre mouvement. Ainsi l'échauffement comme action n'est autre chose qu'une certaine motion procédant de la chaleur, et l'échauffement comme passion n'est autre chose qu'un mouvement vers la chaleur ; or c'est la définition qui manifeste l'idée de l'espèce. C'est de ces deux façons, qu'ils soient considérés comme action ou comme passion, que les actes humains reçoivent leur espèce de la fin. Ils peuvent en effet être envisagés sous ce double rapport, du fait que l'homme se meut lui-même et est mû par lui-même. On a dit plus haut que nos actes sont appelés humains selon qu'ils procèdent d'une volonté délibérée ; or l'objet de la volonté est le bien ou la fin ; il est donc manifeste que le principe des actes humains selon qu'ils sont humains, c'est la fin. Elle est également leur terme; car l'aboutissement de l'acte humain est identique à ce que la volonté se propose comme fin, de même que dans la génération naturelle, la forme de l'engendré est conforme à celle de l'engendrant. Et puisque, selon la remarque de S. Ambroise, « les mœurs sont à proprement parler chose humaine », on doit dire que les actes moraux se caractérisent par leur fin, car actes moraux ou actes humains c'est une seule et même chose.
Solutions
1. La fin n'est pas entièrement extrinsèque à l'acte, puisqu'elle est d'une part son principe et de l'autre son terme. Et cela même appartient à la notion de l'acte d'avoir, pour ce qui est de l'action, tel principe, et pour ce qui est de la passion, tel terme.
2. La fin est première dans l'ordre d'intention, on l'a déjà dit, et c'est ainsi qu'elle appartient à la volonté. Et c'est de cette façon qu'elle donne son espèce à l'acte humain, ou moral.
3. Un seul et même acte, procédant de l'agent à un même moment, ne peut avoir qu'une seule fin prochaine, qui lui donne son espèce ; mais il peut avoir plusieurs fins éloignées, dont l'une est la fin de l'autre. Cependant, il est possible qu'un acte unique, considéré dans son espèce naturelle, soit dirigé vers diverses fins volontaires ; par exemple le fait de tuer un homme, acte unique selon son espèce naturelle, peut avoir pour fin soit le maintien de la justice, soit la satisfaction de la colère. De ce fait on aura des actes moraux spécifiquement distincts, puisque l'un est vertueux et que l'autre est un crime. C'est que le mouvement ne reçoit pas son espèce de ce qui n'est son terme que par accident, mais de ce qui est son terme par soi. Or les fins morales sont accidentelles aux choses naturelles, et en retour les fins de la nature sont accidentelles à la moralité. Rien ne s'oppose donc à ce que les actes identiques en nature revêtent des espèces morales diverses, et réciproquement.
Objections
1. On peut penser que la vie humaine n'a pas de fin ultime, mais qu'on peut aller à l'infini dans la série des fins. En effet, par son essence même, le bien tend à se répandre, comme l'enseigne Denys. Donc, si ce qui procède du bien est lui-même un bien, ce bien devra répandre un autre bien, et ainsi sans terme. Or tout bien a le caractère d'une fin. Donc on peut procéder à l'infini dans les fins.
2. Ce qui est l'objet de raison peut se multiplier à l'infini ; ainsi les quantités mathématiques peuvent toujours s'augmenter et même les espèces du nombre peuvent croître à l'infini, car un nombre quelconque étant donné, vous pouvez toujours en imaginer un de plus grand. Mais le désir de la fin suit l'appréhension de la raison. Donc il semble que l'on peut, dans les fins, procéder à l'infini.
3. Le bien ou la fin est objet de volonté. Or la volonté peut se retourner indéfiniment sur elle-même ; car je puis vouloir quelque chose, et vouloir le vouloir, et ainsi de suite. Donc dans les fins de la volonté humaine on peut procéder à l'infini, et il n'y a pas de fin ultime de la volonté humaine.
En sens contraire, Aristote écrit : « Ceux qui admettent l'infini détruisent la nature du bien. » Or c'est le bien qui a raison de fin. Il est donc contraire à la raison même de fin de procéder à l'infini, et ainsi il est nécessaire de concevoir une seule fin ultime.
Réponse
À parler de façon absolue, il est impossible, dans la série des fins, de procéder à l'infini, en quelque sens que l'on prenne la série. En effet, dans toute série essentiellement coordonnée, il est inévitable que le premier terme ôté, se trouvent ôtés aussi ceux qui s'y réfèrent. Ainsi Aristote démontre-t-il que « l'on ne saurait aller à l'infini dans les causes motrices », car il n'y aurait plus alors de premier moteur et, ce premier écarté, les autres ne peuvent plus mouvoir, vu qu'ils ne meuvent qu'en étant mus eux-mêmes par ce premier. S'agit-il maintenant des fins, on peut y trouver une double coordination, celle de l'intention et celle de l'exécution, et dans les deux il doit y avoir un terme premier. Car ce qui est premier dans l'ordre de l'intention, c'est ce qui sert en quelque sorte de principe moteur à l'égard de l'appétit, si bien que, ce principe ôté, l'appétit ne serait mû par rien. En exécution, ce qui est principe, c'est ce qui commence l'opération, et ce principe ôté, personne ne commencerait d'agir. Or, le principe premier dans l'ordre de l'intention, c'est la fin ultime, et le principe de l'exécution, c'est le premier des moyens qui conduisent à la fin. Donc sous aucun rapport il n'est possible de procéder à l'infini ; car s'il n'y avait pas de fin dernière, on ne désirerait rien; aucune action n'arriverait à son terme, et l'intention de l'agent ne pourrait se reposer. Si d'autre part il n'y avait pas de premier terme dans ce qui conduit à la fin, personne ne commencerait d'agir, et le conseil ne pourrait arriver à une conclusion, mais devrait continuer sans fin.
Observons cependant, que là où il n'y a pas de coordination entre les causes prises comme telles mais une simple conjonction par accident, rien n'empêche d'admettre l'infini ; car les cause accidentelles sont indéterminées. Et de cette façon il arrive qu'il y ait infinité accidentelle dans le fins et dans les moyens qui y mènent.
Solutions
1. Il est de la nature du bien que quelque chose découle de lui ; mais non que lui-même découle de quelque chose. C'est pour quoi, le bien, ayant raison de fin, et le premier bien étant l'ultime fin, la raison mise en avant ne prouve pas l'absence d'une fin ultime ; elle tend à ceci seulement que, la fin première étant supposée, on peut procéder à l'infini en descendant vers les moyens qui procurent cette fin. En effet, il devrait en être ainsi, à ne considérer que la vertu du bien premier qui est infinie. Mais comme la diffusion de ce bien se réalise par l'intelligence, et qu'il appartient à l'intelligence de produire ses effets sous une forme déterminée, une mesure déterminée se fait aussi reconnaître dans l'écoulement des biens à partir du premier bien ; et c'est par lui que tous les autres biens participent de ce pouvoir de diffusion. De la sorte, l'écoulement des biens ne va pas à l'infini ; mais, comme il est écrit (Sagesse 11.21) : « Dieu a tout disposé avec nombre, poids et mesure. »
2. Là où les conceptions dépendent l'une de l'autre par une coordination essentielle, la raison procède à partir de principes connus par nature, et progresse à partir de là jusqu'à tel ou tel terme. Aussi Aristote prouve-t-il que dans les démonstrations scientifiques on ne peut aller à l'infini ; car dans les démonstrations les idées se coordonnent selon un ordre essentiel à la preuve, et où l'accident n'est pas de mise. Mais là où se produit une liaison accidentelle, rien ne s'oppose à ce que la raison aille sans terme. Ainsi, il est indifférent à une quantité ou à un nombre préexistant, pris comme tels, qu'on y ajoute une quantité ou une unité nouvelle, et c'est pourquoi dans de telles choses la raison peut procéder à l'infini.
3. Quant à cette multiplication des actes par une volonté réfléchissant sur elle-même, elle aussi est accidentelle et sans effet par rapport à l'ordre des fins. Ce qui le montre à l'évidence, c'est qu'à l'égard d'un seul et même acte, la volonté peut indifféremment réfléchir sur elle-même une ou plusieurs fois.
Objections
1. Il semble possible que la volonté d'un seul homme se porte à la fois sur plusieurs objets comme sur ses fins ultimes. S. Augustin dit en effet que certains ont placé la fin ultime de l'homme en quatre choses : « la volupté, le repos, les biens de la nature et la vertu ».
2. Les choses qui ne s'opposent pas l'une à l'autre ne s'excluent pas; or il se trouve autour de nous bien des choses qui ne sont pas opposées entre elles. Donc si l'une est prise pour fin ultime de la volonté, les autres ne sont pas exclues pour autant.
3. Du fait qu'elle met sa fin ultime en quelque chose, la volonté ne perd pas sa libre puissance. Mais avant de mettre sa fin ultime en cela, par exemple le plaisir, elle avait pu la mettre en autre chose, par exemple les richesses. Donc, même après avoir mis sa fin ultime dans le plaisir, elle peut en même temps mettre sa fin ultime dans les richesses. Donc il est possible que la volonté d'un seul homme se porte simultanément sur des objets divers, pris pour fins ultimes.
En sens contraire, l'objet en lequel un homme se repose comme dans sa fin ultime domine ses affections, car il en reçoit des règles pour toute sa vie. C'est pourquoi il est dit de ceux qui s'adonnent à la gourmandise : « Ils se font un Dieu de leur ventre » (Philippiens 3.19) parce que dans les délices de ce genre ils mettent leur fin dernière. Or Jésus nous dit (Matthieu 6.24) : « Nul ne peut servir deux maîtres », qui ne seraient pas subordonnés l'un à l'autre. Donc il est impossible qu'un homme ait plusieurs fins dernières non subordonnées l'une à l'autre.
Réponse
Il est impossible que la volonté d'un même homme se dirige en même temps vers divers objets comme vers des fins ultimes, et l'on peut en donner trois raisons. La première est que chaque être tendant à son propre accomplissement, un homme doit prendre pour fin dernière ce qu'il désire au titre de bien parfait et d'achèvement de son être, ce qui fait dire à S. Augustin : « Nous appelons fin de l'homme non ce qui se détruit pour ne plus être, mais ce qui s'achève pour être pleinement. » Il faut donc que la fin dernière comble tellement le désir de l'homme qu'elle ne laisse rien à désirer en dehors d'elle. Ce qui est impossible si quelque chose d'étranger est encore requis à sa perfection. Il est par conséquent impossible que le désir se porte à la fois vers deux choses comme si l'une et l'autre étaient son bien parfait.
Deuxième raison. Dans la démarche de la raison, le principe est un objet naturellement connu ; ainsi dans la démarche de l'appétit rationnel, ou volonté, le principe doit être ce qui est naturellement désiré. Mais cela ne peut être qu'un ; car la nature ne tend qu'à l'un. Et puisque le principe, dans la démarche de l'appétit rationnel, est la fin dernière, il faut que l'objet adopté par la volonté comme une fin dernière soit quelque chose d'un.
Troisième raison. Nous avons démontré plus hauts, que les actions volontaires prennent leur espèce de la fin. De la fin ultime, qui est commune, elles doivent donc prendre leur genre, de même que les choses naturelles sont classées dans leur genre par l'élément de définition qu'elles ont en commun. Donc, puisque tout ce que désire la volonté, pris comme tel, appartient au même genre, il faut que la fin ultime soit une, surtout si l'on considère qu'en chaque genre de choses il y a toujours un unique principe premier, et que c'est la fin qui joue le rôle de principe premier, ainsi qu'on l'a dit. D'autre part, le rapport est le même, de la fin dernière de l'homme en général à tout le genre humain, et de la fin dernière de tel homme à l'égard de cet homme. Ainsi, la nature donnant à l'ensemble des hommes une unique fin ultime, il faut que la volonté de tel homme en particulier s'établisse aussi en une fin dernière unique.
Solutions
1. Tous ces biens multiples étaient englobés dans la raison d'un seul bien parfait qu'ils constituaient, pour ceux qui mettaient en eux leur fin dernière.
2. Sans doute on peut trouver plusieurs choses n'ayant entre elles aucune opposition ; mais il est opposé au bien parfait qu'il y ait en dehors de lui, pour le sujet, une perfection quelconque.
3. Le pouvoir de la volonté ne va pas jusqu'à faire que les contraires existent ensemble, ce qui aurait lieu, on l'a vu, si la volonté tendait à divers objets disparates comme à des fins ultimes.
Objections
1. Ce n'est pas, semble-t-il, tout ce que l'homme veut, qu'il veut en vue de sa fin ultime. En effet, ce qu'on dirige vers une fin suprême, c'est ce qu'on appelle les choses sérieuses, ainsi nommées parce qu'elles sont utiles. Mais on en distingue ce qui n'est que jeu. Donc, ce que l'homme fait par jeu, il ne l'ordonne pas à la fin ultime.
2. Aristote dit que les sciences spéculatives sont recherchées pour elles-mêmes. On ne peut cependant pas dire que chacune d'elles soit une fin ultime. Donc l'homme ne désire pas tout ce qu'il désire en vue de la fin ultime.
3. Celui qui dirige une action vers une fin songe à cette fin. Mais l'homme ne songe pas toujours à la fin ultime en tout ce qu'il entreprend ou désire. Donc on ne désire et on ne fait pas tout en vue de la fin ultime.
En sens contraire, S. Augustin écrit « Notre bien suprême est celui pour lequel tout le reste est aimé, tandis que lui est aimé pour lui-même. »
Réponse
Tout ce que l'homme veut ou désire, il est nécessaire que ce soit pour sa fin ultime, et deux raisons le montrent. D'abord, tout ce que l'homme désire, il le désire comme un bien, et si ce n'est comme le bien parfait, qui est la fin ultime, il faut que ce soit comme tendant au bien parfait ; car toujours le commencement d'une chose incline vers son achèvement, comme on le voit dans les ouvrages de la nature et dans ceux de l'art. Ainsi, tout commencement de perfection se dirige vers la perfection consommée, réalisée par la fin ultime.
En second lieu, la fin dernière se comporte, dans le mouvement qu'elle imprime à notre appétit, comme fait le premier moteur dans les motions d'un autre genre. Or il est manifeste que les causes secondes motrices n'exercent leur action qu'en étant mues elles-mêmes par le premier moteur. Ainsi, le désirable second ne peut mouvoir l'appétit qu'en raison de son rapport avec le désirable premier, qui est la fin ultime.
Solutions
1. Si ces jeux ne se proposent pas de fin extrinsèque, ils tendent au bien du sujet, qui y trouve un plaisir ou un repos. Or le bien de l'homme porté à la perfection, c'est sa fin ultime.
2. De même, la science spéculative est recherchée comme un bien pour celui qui la pratique, compris dans le bien complet et parfait qu'est la fin ultime.
3. Il n'est pas nécessaire pour cela qu'on ait sans cesse à l'esprit la fin ultime, quand on désire ou fait quelque chose. L'influence active d'une intention première visant la fin ultime persiste en chaque mouvement de l'appétit en toute matière, alors même qu'actuellement on ne songe pas à l'ultime fin. Un homme en chemin ne pense pas au terme du voyage à chacun de ses pas.
Objections
1. Il semble que non. Car la fin ultime semble être surtout le bien immuable de l'homme. Or certains se détournent du bien immuable par le péché. Tous les hommes n'ont donc pas la même fin ultime.
2. Toute la vie de l'homme se règle sur la fin ultime. Donc, si tous les hommes n'avaient qu'une seule fin ultime, il s'ensuivrait qu'il n'y aurait pas dans la vie des hommes différents centres d'intérêts, ce qui est évidemment faux.
3. La fin est le terme de l'action, et les actions sont le fait des individus. Or, si tous les hommes ont une même nature spécifique, ils diffèrent cependant par tout ce qui est propre à l'individu. Ils ne peuvent donc avoir tous une même fin ultime.
En sens contraire, S. Augustin écrit : « Tous les hommes se rejoignent dans le désir d'une fin ultime, qui est la béatitude. »
Réponse
On peut parler de deux façons de la fin ultime, suivant que l'on considère la raison de fin ultime, ou l'objet qui réalise pour nous cette raison. S'il est question de la raison même, tous les hommes se rejoignent dans le désir de la fin ultime ; car tous souhaitent voir se réaliser leur propre accomplissement, et telle est la raison de fin ultime, nous venons de le dire. Mais quant à l'objet dans lequel cette raison se trouve, les hommes ne sont plus d'accord touchant la fin ultime. Les uns désirent comme bien suprême la richesse, d'autres la volupté, ou quoi que ce soit d'autre. Ainsi une saveur douce est agréable à tous les palais ; mais les uns préfèrent la douceur du vin, d'autres du miel ou de quelque autre substance. Toutefois, la douceur qu'on doit juger absolument parlant la plus délectable est celle où se complaît l'homme de meilleur goût. De même, on doit considérer comme le bien le plus achevé celui que prend pour suprême fin l'homme dont l'affectivité est bien réglée.
Solutions
1. Sans doute le pécheur s'écarte de l'objet qui réalise vraiment la raison de fin dernière ; mais il n'en garde pas moins l'intention de cette fin, qu'il cherche à tort dans d'autres choses.
2. Il y a dans la vie différents centres d'intérêts, à cause des objets divers dans lesquels on recherche la raison de souverain bien.
3. Si les actions sont le fait des individus, pourtant le principe premier de l'action est donné par la nature, qui tend à l'un, ainsi que nous l'avons dit.
Objections
1. On pourrait croire que la fin de toutes les créatures coïncide avec la fin humaine ; car la fin répond au principe, et Dieu, principe de l'homme, est aussi le principe de tout le reste.
2. Denys écrit : « Dieu ramène à lui toutes choses comme vers leur fin ultime. » Or, lui-même est la fin de l'homme appelé à ne jouir que de Dieu. Donc, la fin ultime de l'homme est commune à toutes les autres créatures.
3. La fin ultime de l'homme est objet de volonté. Or l'objet de la volonté est le bien universel, fin commune de tous les êtres.
En sens contraire, la fin ultime de l'homme est la béatitude, que tous désirent, selon S. Augustin. Mais, dit-il aussi, « il n'appartient pas aux animaux privés de raison de goûter la béatitude » : c'est donc que les autres créatures n'ont pas en commun la fin ultime de l'homme.
Réponse
D'après le Philosophe, la fin s'envisage sous un double aspect : comme objet et comme acte, c'est-à-dire quant à la chose en laquelle se réalise la raison de bien, et quant à l'acquisition ou l'usage qu'on en fait. Ainsi l'on dira que la fin du mouvement, pour le corps lourd, est le lieu bas comme réalité atteinte, ou, comme usage, le fait d'être en bas. Ou bien encore que la fin de l'avare, c'est l'argent, comme chose, ou la possession de l'argent, comme usage. Donc, si nous parlons de la fin ultime de l'homme quant à la réalité même qui est sa fin, alors tous les autres êtres rejoignent l'homme dans la même fin ultime ; car Dieu, fin ultime de l'homme, l'est aussi de tous les autres êtres. Mais si nous parlons de la fin ultime quant à l'obtention de cette fin, en ce cas les créatures privées de raison ne participent pas à la fin humaine. Car l'homme et les autres créatures raisonnables atteignent leur fin ultime par la connaissance et l'amour de Dieu, ce qui n'appartient pas aux créatures inférieures. Celles-ci parviennent à leur fin ultime en participant, chacune à sa manière, d'une certaine ressemblance avec Dieu, pour autant qu'elles existent, qu'elles vivent, ou même sont douées de connaissance.
Par là devient évidente la réponse aux objections ; car le mot béatitude signifie proprement l'acquisition de la fin ultime.
Il faut traiter maintenant de la béatitude. I. En quels biens consiste-t-elle (Q. 2) ? — II. Quelle est son essence (Q. 3-4) ? — III. Comment pouvons-nous l'acquérir (Q. 5) ?