[L’Église fête, en ce même jour, une autre sainte Théodore, vierge et martyre, qui est, comme l’on sait, l’héroïne d’une des plus belles tragédies de Corneille.]
(28 août)
Théodore, femme d’illustre maison, demeurait à Alexandrie, sous le règne de l’empereur Zénon. Elle était mariée à un homme riche et qui craignait Dieu ; mais le diable, jaloux de sa sainteté, excita dans l’âme d’un autre citoyen d’Alexandrie le désir de la posséder, de telle sorte que cet homme ne cessait point de l’importuner de ses instances et de ses présents, qu’elle repoussait toujours dédaigneusement. Enfin cet homme envoya vers elle une magicienne qui l’engagea à avoir pitié de lui et à se livrer à lui. Et comme Théodore répondait que, vivant sous l’œil de Dieu qui voyait toutes choses, jamais elle ne se résoudrait à commettre un aussi grand péché, la magicienne lui dit : « Tout ce qui se fait dans le jour, Dieu le voit et le sait ; mais ce qui se fait le soir, après le coucher du soleil, Dieu l’ignore ! » Sur quoi la dame, trompée par ce mensonge, se laissa toucher de pitié, et fit dire à l’homme qui l’aimait qu’elle l’autorisait à venir la voir après le coucher du soleil. L’homme n’eut garde d’y manquer : il vint le soir, entra dans le lit de Théodore, et puis s’en alla. Mais Théodore, revenant à elle, pleurait amèrement et se frappait au visage, disant : « Hélas ! hélas ! j’ai perdu mon âme, j’ai détruit mon honneur ! » Le mari, revenant à la maison, et trouvant sa femme toute en larmes, sans savoir la cause de son chagrin, s’ingéniait à la consoler : mais elle se refusait à toute consolation.
Le lendemain matin, elle se rendit dans un couvent de nonnes, et demanda à l’abbesse si Dieu avait pu connaître un grave péché qu’elle avait commis la veille, après la tombée du soir. Et l’abbesse : « Rien n’est caché à Dieu, qui voit et sait tout ce qui arrive, sans distinction d’heure ni de lieu. » Alors la jeune femme, pleurant amèrement, dit : « Donne-moi le livre du saint Évangile, pour que j’y cherche moi-même ma destinée ! » Elle ouvrit le livre et lut : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit ! »
Elle revint chez elle ; et un jour, pendant que son mari était absent, elle se coupa les cheveux, revêtit un vêtement d’homme, et se rendit dans un couvent de moines, qui était à huit lieues d’Alexandrie. Là, elle demanda à être admise parmi les moines, et sa demande lui fut accordée. Interrogée sur son nom, elle dit qu’elle s’appelait Théodore. Puis sous le nom de frère Théodore, elle remplit toutes les tâches les plus dures du couvent, avec une humilité parfaite et à la satisfaction de tous.
Quelques années plus tard, l’abbé ordonna au frère Théodore d’atteler deux bœufs et d’aller chercher de l’huile à Alexandrie. Or, le mari de Théodore ne cessait point de pleurer et de se désoler, pensant que sa femme s’en était allée avec un autre homme. Et voici qu’un ange lui apparut, qui lui dit : « Demain matin, lève-toi de bonne heure et va sur le chemin du martyre de l’apôtre Pierre ; et la première personne que tu rencontreras, ce sera ta femme Théodore ! » En effet, Théodore, dès qu’elle aperçut son mari, le reconnut, et se dit : « Hélas ! mon cher mari, combien je peine pour être rachetée du péché que j’ai commis envers toi ! » Mais, lorsqu’elle fut près de lui, elle se borna à le saluer, en disant : « Grâces soient rendues à Notre-Seigneur ! » Le mari, lui, ne la reconnut pas sous son déguisement, et passa toute la journée et la nuit à attendre sa femme sur le chemin. Et, le lendemain matin, une voix d’en haut lui dit : « Le moine qui t’a salué hier matin, c’était ta femme ! »
Cependant, Théodore était parvenue à une telle sainteté, qu’elle faisait de nombreux miracles. Elle obtint, notamment, de ressusciter, par ses prières, un homme qu’une bête féroce avait mis en pièces ; et la bête, dès qu’elle l’eut maudite, mourut aussitôt. Mais le diable, jaloux de sa sainteté, lui apparut et lui dit : « Prostituée et adultère, tu as abandonné ton mari, et tu es venue ici lutter contre moi. Sache donc que, par mon pouvoir terrible, je saurai t’attaquer et te faire renier ton crucifix ! » Sur quoi Théodore fit le signe de la croix, et aussitôt le démon s’évanouit. Mais un jour, comme elle revenait de la ville avec son attelage, elle reçut l’hospitalité dans une maison où une jeune fille s’approcha d’elle, et lui dit : « Viens dormir avec moi ! » Le moine s’y étant refusé, la fille alla trouver un autre homme qui demeurait dans la maison. Et, lorsque plus tard, son ventre se trouva enflé, et qu’on lui demanda de qui elle était enceinte, elle répondit : « Du moine Théodore, qui a couché avec moi ! » L’enfant fut donc remis à l’abbé du monastère qui, après l’avoir placé sur les épaules de frère Théodore, accabla celui-ci de reproches et le chassa du monastère. Et, pendant sept années, la sainte vécut à la porte du monastère, nourrissant l’enfant du lait du troupeau.
Or le diable, jaloux d’une telle patience, prit la forme du mari de Théodore, et, apparaissant devant elle, lui dit : « Que fais-tu là, chère maîtresse, pendant que je languis de toi et ne parviens pas à me consoler ? Viens donc, ma lumière ; et, si tu as couché avec un autre homme, je te le pardonne ! » Et elle, croyant que c’était vraiment son mari, lui dit : « Jamais plus je n’habiterai avec toi, mon cher mari, parce qu’un autre homme a couché avec moi, et que je veux faire pénitence de ma faute à ton égard ! » Puis elle se mit en prières, et aussitôt le faux mari s’évanouit, de telle sorte qu’elle reconnut que c’était le diable. Une autre fois, celui-ci, voulant l’effrayer, lança sur elle des esprits déguisés en bêtes féroces ; et il leur criait : « Dévorez cette prostituée ! » Mais elle se mit en prières et les bêtes disparurent.
Une autre fois, une armée passa près d’elle ; et un chef la commandait que tous adoraient ; et ils dirent à Théodore : « Debout, et adore notre prince ! » Mais elle répondit : « Je n’adore que mon Dieu ! » Dénoncée au chef, celui-ci la fit rouer de coups ; et puis, armée et chef, tout s’évanouit, car tout cela n’était qu’une ruse du diable. Et maintes fois encore elle fut ainsi tentée et persécutée, mais toujours sa prière lui assura la victoire.
Enfin, après sept années, l’abbé, admirant sa patience, lui pardonna et l’autorisa à rentrer dans le monastère avec son enfant. Elle y vécut deux ans de la façon la plus sainte. Puis, un jour, elle appela l’enfant et s’enferma avec lui dans sa cellule. Ce qu’apprenant, l’abbé ordonna à des moines d’aller écouter à la porte ce que disait le frère Théodore. Et celui-ci, couvrant l’enfant de baisers, lui disait : « Mon fils chéri, le terme de ma vie approche ! Je te laisse à Dieu, qui sera ton père et ton soutien. Mon enfant, ne te relâche pas de jeûner et de prier, et de servir humblement tes frères ! » Puis, ayant dit cela, Théodore rendit son âme au Seigneur et s’endormit doucement en lui : mais l’enfant, à cette vue, éclata en sanglots. Or la même nuit, l’abbé du monastère eut une vision. Il vit de grandes noces qui se préparaient ; et toute la troupe des anges, des prophètes, des martyrs et des saints était là ; et au milieu d’eux se tenait une femme environnée de gloire, qui bientôt alla s’asseoir sur le lit nuptial ; et tous, debout, la saluaient. Et une voix s’éleva, qui dit : « Cette femme est le frère Théodore, faussement accusé d’avoir eu un enfant ! » L’abbé, réveillé, courut avec ses frères à la cellule du moine défunt ; et, en découvrant celui-ci, ils virent que c’était une femme ; et l’abbé, ayant mandé le père de la jeune fille qui l’avait dénoncé, lui dit : « L’amant de ta fille est mort ! » Puis, relevant le manteau du mort, il lui montra que c’était une femme.
Le lendemain, l’abbé entendit une voix qui lui disait : « Lève-toi, monte à cheval, et va à la ville ; et, le premier homme que tu rencontreras, prends-le en croupe et ramène-le ici ! » L’abbé se mit donc en route : en chemin, il rencontra un homme qui courait. Et cet homme, interrogé, lui dit : « Ma femme vient de mourir ; je cours la revoir ! » Alors l’abbé prit en croupe, sur son cheval, le mari de Théodore ; et lorsqu’ils furent arrivés auprès de la morte, ils pleurèrent beaucoup, et ils l’ensevelirent solennellement. Après quoi le mari demanda à habiter la cellule de sa femme, et y demeura tout le reste de ses jours. Quant à l’enfant adopté par Théodore, il suivit si bien l’exemple de vertu que lui avait donné sa mère nourricière que, à la mort de l’abbé, les moines, d’une commune voix, l’appelèrent à les diriger.