- L'intention est-elle un acte de l'intelligence, ou de la volonté ?
- Porte-t-elle seulement sur la fin ultime ?
- Peut-on porter son intention sur deux choses à la fois ?
- L'intention de la fin et le vouloir des moyens sont-ils un seul et même acte ?
- L'intention convient-elle aux bêtes ?
Objections
1. Il semble bien qu'elle est un acte de l'intelligence et non de la volonté, car on lit en S. Matthieu (Matthieu 6.22) : « Si ton œil est simple, ton corps tout entier sera dans la lumière », l'œil, signifiant ici l'intention, selon S. Augustin. Mais l'œil, du fait qu'il est l'instrument de la vue, désigne une puissance de connaître. L'intention n'est donc pas un acte de la puissance appétitive, mais de la puissance de connaître.
2. S. Augustin affirme au même endroit que l'intention est appelée lumière par le Seigneur quand il dit (Matthieu 6.23) : « Si la lumière qui est en toi est ténèbre... » Or la lumière est affaire de connaissance, donc aussi l'intention.
3. L'intention désigne une certaine ordination à une fin ; mais ordonner est le fait de la raison ; l'intention n'appartient donc pas à la volonté mais à la raison.
4. L'acte de volonté ne porte que sur la fin, ou sur les moyens. Par rapport à la fin, cet acte est nommé volonté ou jouissance, et à l'égard des moyens, il est appelé choix ; or l'intention ne se confond avec aucun de ces actes ; elle n'est donc pas un acte de la volonté.
En sens contraire, S. Augustin dit : « L'intention de la volonté unit à la vue le corps qui est vu ; et pareillement elle unit l'idée existant dans la mémoire à la fine pointe de l'esprit qui médite intérieurement. » L'intention est donc un acte de la volonté.
Réponse
Intention, comme le nom même l'indique, signifie tendre vers quelque chose, c'est l'action du moteur et le mouvement du mobile. Mais le fait que le mouvement du mobile tend vers quelque chose procède de l'action du moteur. De la sorte, l'intention appartient premièrement et comme à son principe à ce qui meut vers la fin. C'est pourquoi nous disons que l'architecte et tous ceux qui dirigent meuvent les autres par leur commandement vers la fin dont ils ont eux-mêmes l'intention. Or, mouvoir ainsi vers leur fin les autres puissances de l'âme revient à la volonté, on l'a montré. Il est donc manifeste que l'intention est proprement un acte de volonté.
Solutions
1. C'est par métaphore que l'intention est appelée œil, non parce qu'elle serait affaire de connaissance, mais parce qu'elle présuppose cette connaissance grâce à laquelle se présente à la volonté la fin vers laquelle elle meut, comme notre œil nous fait voir d'avance le but vers lequel nous devons tendre par notre corps.
2. L'intention est appelée lumière parce qu'elle est manifeste pour celui qui l'exerce. De même les œuvres sont appelées ténèbres du fait que l'homme sait vers quoi il tend, mais ignore ce qui résultera de son action. C'est l'explication de S. Augustin sur ce passage.
3. Ce n'est pas la volonté qui met en ordre, mais elle tend vers quelque chose selon l'ordre de la raison ; ainsi le mot intention désigne-t-il un acte de volonté, mais présuppose une ordination par la raison de quelque chose vers une fin.
4. L'intention est un acte de la volonté à l'égard de la fin. Mais il y a trois façons pour la volonté de se rapporter à la fin. Absolument : on donne alors à l'acte le nom de volonté, pour autant que nous voulons absolument la santé ou tel autre bien de ce genre. Dans le deuxième cas on considère la fin comme un terme où l'on se repose : c'est ainsi que la jouissance se rapporte à la fin. Troisièmement, on peut regarder la fin comme le terme d'une chose qui lui est ordonnée, et c'est en ce sens que l'intention regarde la fin. Ce n'est pas en effet simplement parce que nous la voulons que nous sommes dits tendre vers la santé, mais parce que nous voulons l'atteindre par le moyen de quelque chose d'autre.
Objections
1. Il semble qu'il en soit ainsi. Comme il est écrit au livre des Sentences de S. Prosper : « Le cri poussé vers Dieu est l'intention du cœur. » Or Dieu est la fin ultime du cœur humain. C'est donc toujours cette fin qui est visée par l'intention.
2. L'intention vise la fin selon qu'elle est un terme, comme on l'a dit. Mais un terme a raison de fin ultime. L'intention porte donc toujours sur la fin ultime.
3. Comme l'intention, la jouissance concerne la fin ; mais la jouissance porte toujours sur la fin ultime ; donc également l'intention.
En sens contraire, nous l'avons dit, il y a pour toutes les volontés humaines une seule fin ultime: la béatitude. S'il n'y avait donc d'intention que pour la fin ultime, il ne pourrait y avoir chez les hommes des intentions diverses, ce qui est évidemment faux.
Réponse
L'intention, nous l'avons dit, regarde la fin selon qu'elle est le terme du mouvement de la volonté. Or on peut parler de terme dans un mouvement de deux façons ; comme d'un terme ultime en lequel on se repose et qui termine tout le mouvement, ou comme d'un terme intermédiaire qui est commencement d'une partie du mouvement, et fin d'une autre. Par exemple dans le mouvement qui va de A à C par B, C représente le terme ultime, B étant aussi un terme, mais non le terme ultime. Et l'intention peut porter sur les deux. Donc, bien qu'elle concerne toujours une fin, il ne s'impose pas que ce soit toujours la fin ultime.
Solutions
1. L'intention du cœur est dite « un cri poussé vers Dieu », non que Dieu soit toujours son objet, mais parce qu'il connaît les intentions ou encore parce que, quand nous prions, nous dirigeons vers lui notre intention qui a la force d'un cri.
2. Terme a sans doute raison de fin ultime, mais pas nécessairement par rapport au tout, car il peut se faire que ce soit par rapport à une partie.
3. La jouissance implique un repos dans la fin ce qui ne vaut que pour la fin ultime. Mais l'intention implique un mouvement vers la fin et non un repos. La comparaison n'est donc pas valable.
Objections
1. Il semble qu'il soit impossible d'avoir simultanément l'intention de plusieurs choses. L'homme, dit S. Augustin, ne peut prendre en même temps comme objet d'intention Dieu et un avantage corporel ; ni, pour la même raison, deux autres choses quelconques.
2. L'intention désigne le mouvement de la volonté vers son terme. Mais un mouvement ne peut avoir plusieurs termes sous le même rapport. Donc la volonté ne peut tendre à la fois vers plusieurs choses.
3. L'intention présuppose un acte de la raison ou de l'intelligence. Or, selon Aristote, il n'est pas possible de comprendre en même temps plusieurs choses ; on ne peut donc pas non plus avoir une intention portant simultanément sur plusieurs fins.
En sens contraire, l'art imite la nature ; or, il arrive que la nature poursuive deux utilités avec un seul instrument : « par exemple la langue sert pour le goût et pour la parole », remarque Aristote. Pareillement, l'art ou la raison peuvent ordonner simultanément une même chose à deux fins, et ainsi on peut avoir à la fois l'intention de plusieurs choses.
Réponse
L'existence de deux choses peut être envisagée de deux manières : comme ordonnées entre elles ou non. Dans le premier cas, il est évident, d'après ce qui a été dit, que l'on peut avoir simultanément l'intention de plusieurs choses. En effet, l'intention porte non seulement sur la fin ultime, mais encore sur la fin intermédiaire, et c'est simultanément que l'on tend vers l'une et vers l'autre, par exemple vers la confection d'un remède et vers la santé.
Si, au contraire, il s'agit de choses non ordonnées entre elles, on peut encore tendre vers plusieurs en même temps. Cela est manifeste du fait que l'on peut choisir une chose de préférence à une autre, parce qu'elle est meilleure. Or, entre autres conditions qui rendent une chose meilleure, il y a qu'elle puisse servir à plusieurs fins, ce qui justifie le choix dont elle peut être l'objet. Il est donc évident que l'homme tend vers plusieurs choses à la fois.
Solutions
1. S. Augustin veut dire ici que l'homme ne peut vouloir à la fois Dieu et les avantages temporels comme des fins ultimes, parce qu'il ne peut y en avoir plusieurs pour un seul homme, comme on l'a déjà montré.
2. Il peut y avoir plusieurs termes pour un seul mouvement, d'un même point de vue, si l'un d'eux est ordonné à l'autre ; mais deux termes non ordonnés entre eux ne peuvent, d'un même point de vue, avoir un seul mouvement. Toutefois, il faut prendre garde que ce qui n'a pas d'unité dans la réalité peut être accepté par la raison comme ne faisant qu'un. Or l'intention est un mouvement de la volonté vers quelque chose, mouvement qui est préordonné dans la raison, nous l'avons déjà dit. C'est pourquoi des choses réellement distinctes peuvent constituer un seul terme d'intention, en tant qu'elle sont acceptées par la raison comme ne faisant qu'un ; soit parce que deux choses concourent pour assurer l'intégrité d'une autre, par exemple le chaud et le froid unis en juste proportion concourent à la santé ; soit parce que ces choses sont comprises sous un terme commun qui peut devenir objet d'intention. Par exemple l'acquisition de vin et de vêtements est comprise dans la notion commune de profit ; rien n'empêche en effet celui qui vise le profit de viser simultanément ces deux biens.
3. Comme on l'a dit dans la première Partie, il arrive que notre intelligence comprenne simultanément plusieurs objets, en tant qu'ils ont une certaine unité.
Objections
1. Il semble bien que non. Car S. Augustin nous dit : « La volonté de regarder une fenêtre a pour fin la vue de la fenêtre ; mais regarder les passants par la fenêtre est une autre volonté. » Or cette volonté-là concerne l'intention, tandis que la première se rapporte aux moyens. L'intention de la fin est donc un mouvement de volonté différent de la volonté des moyens.
2. Les actes se distinguent par leurs objets ; or fin et moyens constituent des objets différents, par conséquent l'intention qui porte vers la fin est un mouvement de volonté distinct du vouloir des moyens.
3. Le vouloir des moyens porte le nom de choix; mais intention et choix ne se confondent pas; l'intention de la fin et le vouloir des moyens ne sont donc pas un même mouvement.
En sens contraire, le moyen est à la fin ce que le milieu est au terme. Or, dans les choses naturelles, c'est un même mouvement qui pass par le milieu pour aboutir au terme. Donc, dans la volonté, intention de la fin et vouloir des moyens sont un même mouvement.
Réponse
On peut considérer le mouvement de la volonté vers la fin et vers les moyens de deux façons. Ou bien selon que la volonté vers ces deux objets se porte absolument et par soi, et alors on a deux mouvements de volonté distincts. Ou bien selon qu'elle tend vers les moyens en vue de la fin, et alors on a un seul mouvement de volonté quant au sujet, portant à la fois sur la fin et sur les moyens. En effet, quand je dis : « je veux ce remède pour ma santé », je ne signifie qu'un mouvement de volonté. L'explication en est que la fin apparaît comme la raison de vouloir les moyens. Or c'est par un même acte qu'on saisit un objet et la raison de cet objet, comme c'est dans une même vision que l'on perçoit la couleur et la lumière, comme nous l'avons dit plus haut. Et il en va de même pour l'intelligence : si je considère en eux-mêmes un principe et une conclusion, j'aurai des actes de connaissance distincts ; mais si je donne mon assentiment à une conclusion à cause des principes, ce sera en un seul acte d'intelligence.
Solutions
1. S. Augustin parle ici de la vision de la fenêtre et de celle des passants par la fenêtre, comme d'objets vers lesquels la volonté se porte de façon absolue.
2. La fin, si on la considère comme une certaine réalité, est un autre objet de volonté que les moyens ; mais envisagée comme raison de vouloir ceux-ci, elle constitue avec eux un seul et même objet.
3. Un mouvement qui est un par son sujet peut, rapporté à son principe et à son terme, comporter une distinction de raison, comme la montée et la descente, selon Aristote. Ainsi en est-il du mouvement de la volonté : considéré comme portant sur les moyens en tant qu'ils sont ordonnés à la fin, il est le choix, l'élection ; envisagé au contraire comme portant sur la fin en tant qu'elle est obtenue par les moyens, il est l'intention. La preuve en est que l'intention d'une fin peut exister avant même qu'on ait déterminé les moyens sur lesquels porte le choix.
Objections
1. Oui, semble-t-il. Car la nature des êtres dépourvus de connaissance est plus éloignée de celle des êtres raisonnables que la nature sensitive, qui est celle des animaux. Or il a été prouvé que, même chez ceux qui n'ont pas la connaissance, la nature tend vers une fin. À plus forte raison donc en est-il ainsi chez les bêtes.
2. L'intention comme la jouissance concerne la fin. Mais nous avons dit que la jouissance convient aux bêtes. Donc l'intention aussi.
3. Avoir l'intention d'une fin est le fait de celui qui agit pour une fin, car avoir l'intention ne signifie rien d'autre que tendre vers une autre chose. Or les bêtes agissent pour une fin, puisqu'elles se mettent en mouvement pour chercher leur nourriture ou pour quelque chose de semblable. Donc elles ont l'intention d'une fin.
En sens contraire, l'intention d'une fin implique ordination à une fin, ce qui est l'œuvre de la raison. Donc, puisque les bêtes n'ont pas la raison, il apparaît qu'elles n'ont pas l'intention d'une fin.
Réponse
Nous l'avons dit : avoir l'intention, c'est tendre vers autre chose ; et cela est le fait à la fois du vouloir et du mobile. Donc, si ce qui est mû vers la fin par un autre est dit avoir l'intention de la fin, on peut dire que la nature a l'intention de la fin en tant qu'elle est mue vers sa fin par Dieu, comme la flèche par l'archer. En ce sens, même les bêtes ont l'intention de la fin, en tant qu'elles sont mues vers quelque chose par une impulsion naturelle.
Dans un autre sens, l'intention de la fin est le fait de celui qui imprime le mouvement, en tant qu'il ordonne — le sien ou celui d'un autre — vers la fin. Cela n'appartient qu'à la raison. Ainsi, en ce sens, les bêtes n'ont pas l'intention de la fin, au sens premier et fondamental du mot intention, comme on l'a dit.
Solutions
1. Cette objection concerne le cas où l'intention est le fait de ce qui est mû vers une fin.
2. La jouissance ne comporte pas comme l'intention l'ordination d'un être à quelque chose, mais le repos absolu dans la fin.
3. Les bêtes se meuvent vers une fin sans envisager qu'elles peuvent l'atteindre par leur mouvement, ce qui est le propre de l'intention ; mais en la convoitant par un instinct naturel, comme si elles étaient mues par un autre, à la manière de tous les êtres qui sont mus par la nature.
Il faut maintenant considérer les actes de la volonté en relation avec les moyens. Et ils sont trois : le choix, le consentement, l'usage. Mais, comme le choix suppose lui-même la délibération, nous serons amenés à étudier successivement : le choix (Q. 13), la délibération (Q. 14), le consentement (Q. 15), l'usage (Q. 16).