Contre Marcion

LIVRE V

Chapitre VI

L’apôtre, par ces différents passages, nous montre donc « de quel Dieu il prêche la sagesse aux parfaits. » Il n’en faut point douter, c’est « la sagesse du Dieu qui détruit la sagesse des sages, qui rejette la science des savants, qui confond la sagesse du monde en choisissant ceux que le monde réputé insensés, pour les faire servir au salut. » Par cette sagesse cachée, Paul désigne celle que le monde prenait pour extravagance, opprobre, néant, et qui, enveloppée primitivement de figures, d’énigmes et d’allégories, devait se révéler plus tard dans le Christ, « placé devant les nations comme un flambeau, » par le Créateur qui l’avait promis dans Isaïe : « Je produirai au grand jour des trésors cachés et invisibles. » Que le Dieu qui n’a rien fait où il ait pu renfermer ces mystères, en ait caché quelqu’un néanmoins ; c’est chose assez incroyable par soi-même. Donnez-lui une existence réelle : elle se trahira par quelque côté, à plus forte raison l’un ou l’autre de ses mystères. Il n’en va point ainsi du Créateur. Sa personne n’est pas moins connue que ses mystères ; ils se déroulent publiquement devant Israël, mais ils avaient un sens voilé ; la sagesse de Dieu résidait sous ces symboles au milieu des parfaits, attendant l’époque où elle devait se révéler, « mais prédestinée dans les conseils de Dieu avant tous les siècles. »

A qui appartiennent les siècles, sinon au Créateur ? Si, d’une part, les siècles se composent d’intervalles, et les intervalles de jour, de mois et d’années ; d’autre part, les jours, les mois, les années sont marqués par la marche du soleil, de la lune et des astres, œuvres du Créateur, et destinés par lui à cette fin. « Qu’ils servent de signes, dit-il, pour marquer les mois et les années ! » Il suit de là que les siècles appartiennent au Créateur, et que tout dessein « prémédité avant les siècles, » ne peut provenir que du Créateur des siècles. Sinon, que Marcion nous prouve que les siècles relèvent de son Dieu, qu’il nous montre créé par lui un monde où se comptent les révolutions des âges, et qui soit comme l’urne des temps ; qu’il nous montre quelques astres, ou simplement leur lever. S’il échoue complètement, je reviens à lui demander : « Pourquoi ton Dieu a-t-il prédestiné notre gloire avant les siècles du Créateur ? » Qu’il eût prédestiné avant les siècles une gloire qu’il avait dessein de manifester avec le commencement des siècles, je le comprendrais. Mais du moment qu’il ne sort de son obscurité qu’après la consommation ou à peu près des siècles du Créateur, il y avait ineptie à préméditer avant les siècles, ou dans le cours des siècles, ce qu’il ne devait manifester qu’après l’expiration des siècles. Hâter le dessein et retarder l’exécution ne sont pas du même être. Ces deux termes, au contraire, s’accordent chez le Créateur, il a pu prédestiner avant les siècles ce qu’il n’a révélé qu’à l’expiration des siècles. Pourquoi cela ? Parce qu’outre la prédestination et la révélation, il a préludé à son œuvre par des figures, des allégories et des symboles dans des temps intermédiaires.

Mais l’apôtre ajoute : « Pour notre gloire, qu’aucun des princes de ce monde n’a connue, puisque, s’ils l’eussent connue, ils n’eussent jamais crucifié le maître de la gloire. » L’hérétique en conclut que les princes de ce monde ont crucifié le Seigneur, ou le christ de l’autre dieu, pour que ce crime retombât sur le Créateur lui-même. Mais quiconque se rappellera ce que nous avons démontré plus haut, comment notre gloire découle du Créateur, devra tenir d’avance pour décider que la gloire qui restait cachée dans les desseins du Créateur, a dû demeurer inconnue aux hommes, aux vertus et aux puissances, sortis des mains du Créateur. Est-il si étrange que les serviteurs ignorent les desseins du maître ? La chose est encore plus simple pour les anges apostats et pour le chef de la révolte. Je n’hésite point à déclarer qu’à cause de leur faute, ils ont été complètement étrangers aux dispositions du Créateur.

Mais il me répugne d’entendre par les « princes de ce monde » les vertus et les puissances du Créateur, puisque l’apôtre assigne à ceux-ci l’ignorance. Or le démon, suivant notre Evangile, connaissait Jésus lorsqu’il le tenta ; et d’après celui qui nous est commun avec les Marcionites, l’esprit mauvais « savait qu’il était le saint de Dieu, qu’il se nommait Jésus, et qu’il était venu pour leur perte. »

Marcion veut-il que la parabole « du fort armé dont triomphe un plus fort que lui en le dépouillant de ses armes, » s’applique au Créateur ? Dès-lors le Créateur n’a pu ignorer plus longtemps le Dieu de la gloire, puisqu’il a été vaincu par lui. Il n’a pu davantage attacher à la croix celui dont il n’a pu triompher. Que reste-t-il à dire ? A mon avis, que les vertus et les puissances du Créateur ont crucifié sciemment le Christ Dieu de la gloire, poussées par cet excès de malice et de rage qui arme parfois contre leurs maîtres les esclaves les plus pervers. En effet, il est écrit dans l’Evangile chrétien : « Satan entra dans Judas. » Suivant Marcion, l’apôtre, dans ce passage, ne permet pas d’attribuer aux vertus du Créateur l’ignorance par rapport au Seigneur de la gloire, parce qu’il n’a pas l’intention de les désigner par ces mots : « les princes de ce monde. » Si l’apôtre n’a pas entendu parler des puissances immatérielles, donc il a voulu désigner celle de la terre. Donc il avait en vue et le peuple le plus illustre, quoique parmi les nations il ne fût pas au premier rang, et ses chefs, et son roi Hérode, et Pilate lui-même, qui présidait au nom de la majesté romaine, la plus haute puissance de la terre. Ainsi l’édifice de nos démonstrations s’élève sur les ruines des arguments contraires.

Soutiendras-tu encore que notre gloire est la gloire de ton dieu chez qui elle demeura cachée ! Mais je te le demande, pourquoi Ion dieu et l’apôtre emploient-ils encore le même genre de témoignages ? qu’a-t-il à démêler avec les maximes des prophètes ? « Qui connaît l’esprit du Seigneur et lui sert de conseiller ? » Tu viens d’entendre Isaïe. Qu’y a-t-il de commun entre les exemples de ton Dieu et du nôtre ? « S’il se déclare un habile architecte, » nous le retrouvons dans le propagateur de la doctrine divine du Créateur dont parle Isaïe en ces mots : « Entr’autres appuis, j’enlèverai à Jérusalem l’habile architecte. » N’est-ce pas Paul lui-même qui était alors désigné comme l’architecte enlevé de la Judée, c’est-à-dire au judaïsme, pour élever l’édifice du christianisme et poser « le fondement unique, qui est Jésus-Christ. » Eh bien ! le Créateur le signale d’avance par la bouche du même prophète : « J’établirai pour fondement dans Sion une pierre précieuse et choisie : qui s’appuiera sur elle ne sera point ébranlé. »

Diras-tu qu’au lieu de désigner son Christ, fondement futur de quiconque croirait en lui selon qu’il « aurait » bâti sur ce fondement » une bonne ou mauvaise doctrine, et « qui sera éprouvé dans ses œuvres par la flamme, » et récompensé après avoir passé par le feu ; diras-tu qu’il ne s’agit que d’une créature terrestre ? Mais il est toujours question du Créateur. « Notre édifice, dit-il, sera éprouvé par le feu. » Le fondement de cet édifice n’est point autre que son Christ. – « Ignorez-vous que vous êtes le temple de Dieu et que l’esprit de Dieu habile en vous ? « Si l’homme, en tant que propriété ouvrage, ressemblance et image de Dieu, terre façonnée par ses mains, âme née de son souffle, appartient tout entier au Créateur, il faut, dans la supposition où nous ne serions pas le temple de Dieu, que la divinité de Marcion habite un domaine usurpé. « Si quelqu’un profane le temple de Dieu, il sera profané à son tour ; » par le Dieu du temple, apparemment. Je trouve ici un vengeur : c’est avoir trouvé un Créateur. « Soyez insensés pour être sages. » Pourquoi ? « parce que la sagesse du monde est une folie aux regards de Dieu. » De quel Dieu ? Quand bien même nous n’aurions pas pour nous les textes prophétiques, un nouveau témoignage déposerait ici en notre faveur. En effet, il est écrit : « Je surprendrai les sages dans leur malice. » Et ailleurs : « Dieu sait que les pensées des sages sont vaines. » Nous avons donc établi solidement que Paul, à moins d’enseigner notre Dieu, n’avait aucune raison d’emprunter les maximes d’un Dieu qu’il devait détruire : « Que personne donc ne mette sa gloire dans les hommes. » Nouvelle conformité avec la loi du Créateur : « Malheureux, s’écrie-t-elle, l’homme qui place sa confiance dans l’homme ! Il vaut mieux se fier à Dieu qu’à l’homme. » Même recommandation lorsqu’il -s’agit de le glorifier.

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