Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

17. LES ACTES COMMANDÉS PAR LA VOLONTÉ

  1. Le commandement est-il un acte de la volonté ou bien de la raison ?
  2. Appartient-il aux bêtes ?
  3. Quel est son rapport avec l'usage ?
  4. Le commandement et l'acte commandé sont-ils un seul acte, ou des actes différents ?
  5. L'acte de la volonté est-il commandé ?
  6. L'acte de la raison ?
  7. L'acte de l'appétit sensible ?
  8. L'acte de l'âme végétative ?
  9. L'acte des membres extérieurs ?

1. Le commandement est-il un acte de la volonté ou bien de la raison ?

Objections

1. Il semble qu'il ne soit pas un acte de la raison, mais de la volonté. Car commander est une façon de mouvoir. Avicenne dit en effet qu'il y a quatre sortes de moteurs : « Celui qui perfectionne, celui qui dispose, celui qui commande, celui qui conseille. » Or c'est à la volonté qu'il appartient de mouvoir les autres puissances, comme on l'a dit. Commander est donc un acte de la volonté.

2. De même qu'être commandé appartient à ce qui est en état de sujétion, faire acte de commandement semble appartenir à ce qui est le plus libre. Or la racine de la liberté est surtout dans la volonté. C'est donc à la volonté de commander.

3. Le commandement est aussitôt suivi de l'acte. Or ce n'est pas ce qui arrive pour l'acte de la raison ; car celui qui juge devoir faire quelque chose ne passe pas aussitôt à l'exécution. Commander n'est donc pas un acte de la raison, mais de la volonté.

En sens contraire, Grégoire de Nysse et aussi Aristote disent que « l'appétit obéit à la raison ». C'est donc à la raison qu'il revient de commander.

Réponse

Le commandement est un acte de la raison, mais auquel est présuppose un acte de la volonté. Pour s'en convaincre, il faut considérer que les actes de la volonté et de la raison peuvent réagir l'un sur l'autre, la raison en raisonnant sur le vouloir, la volonté en voulant raisonner. Il arrive ainsi que l'acte de la volonté soit devancé par celui de la raison, et réciproquement. Et parce que le dynamisme du premier acte persiste dans l'acte suivant, il arrive parfois qu'il y ait un acte de la volonté dans lequel persiste par son dynamisme quelque chose de l'acte de la raison, comme nous l'avons dit au sujet de 1'usage et du choix ; et réciproquement, il y a un acte de la raison dans lequel persiste par son dynamisme quelque chose de l'acte de la volonté.

Or, commander est essentiellement un acte de la raison. Car celui qui commande « ordonne » le sujet de son commandement à faire une certaine action qu'il lui révèle et lui signifie. Or une telle ordination est I'œuvre de la raison. Mais la raison peut révéler et signifier de deux façons. La première est donnée dans l'absolu, et cette révélation s'exprime par le verbe à l'indicatif, par exemple si l'on dit à quelqu'un : « Voilà ce que tu dois faire. » Mais parfois la raison communique son ordre à quelqu'un en le poussant à agir, et cela s'exprime par un verbe à l'impératif, comme lorsque l'on dit à quelqu'un : « Fais cela. »

Or, parmi les facultés de l'âme, le premier moteur à l'exercice de l'acte est la volonté, nous l'avons dit. Donc, puisque le moteur second ne meut qu'en vertu du premier, il s'ensuit que la motion exercée par la raison lorsqu'elle commande, lui vient du dynamisme de la volonté. Cela nous oblige à conclure que commander est un acte de la raison, qui présuppose un acte de la volonté, en vertu duquel la raison meut par son commandement à l'exercice de l'acte.

Solutions

1. Commander n'est pas mouvoir n'importe comment, mais sous la forme d'une intimation qui indique à un autre ce qu'il faut faire ; cela vient de la raison.

2. La racine de la liberté est la volonté à titre de sujet, mais à titre de cause, c'est la raison. Car si la volonté peut se porter librement vers les objets divers, c'est parce que la raison peut concevoir le bien de diverses façons. C'est pourquoi les philosophes définissent la liberté : « un jugement libre de la raison », comme si la raison était cause de liberté.

3. Cet argument prouve bien que le commandement n'est pas simplement un acte de la raison mais un acte qui suppose une certaine motion, nous venons de le dire.


2. Le commandement appartient-il aux bêtes ?

Objections

1. Oui, semble-t-il. Avicenne soutient en effet que « la force qui commande le mouvement réside dans l'appétit, et celle qui exécute, dans les muscles et les nerfs ». Mais ces deux forces appartiennent aux bêtes. Donc on trouve chez elles le commandement.

2. Etre commandé appartient à la notion d'esclave. Or, dit Aristote, le corps peut être comparé à l'âme comme l'esclave à son maître. L'âme exerce donc sur lui son commandement, même chez les bêtes qui sont composées d'un corps et d'une âme.

3. Par le commandement l'homme s'élance dans l'action. Mais cet élan vers l'action se rencontre aussi chez les bêtes, remarque le Damascène. On trouve donc aussi chez elles le commandement.

En sens contraire, le commandement, on vient de le démontrer, est un acte de la raison. Or, il n'y a pas de raison chez les bêtes. Il n'y a donc pas non plus de commandement.

Réponse

Commander n'est pas autre chose qu'ordonner quelqu'un à une certaine action avec motion impérative. Mais ordonner est l'acte propre de la raison. Il est donc impossible que les animaux dépourvus de raison puissent commander.

Solutions

1. On dit que la puissance appétitive commande le mouvement en tant qu'elle meut la raison qui commande. Mais cela n'a lieu que chez l'homme. Chez les bêtes, la puissance appétitive ne commande pas impérativement, à moins qu'on n'entende commander au sens large de mouvoir.

2. Chez les bêtes le corps a bien de quoi obéir, mais l'âme n'a pas de quoi commander, car elle n'est pas capable d'ordonner ; il n'y a donc pas ici d'être qui commande et d'être qui soit commandé, mais seulement moteur et mobile.

3. Les bêtes et l'homme n'ont pas la même façon de se lancer dans l'action. Les hommes le font par une ordination de la raison ; la poussée qui est en eux a ainsi raison de commandement. Les bêtes le font en vertu d'une impulsion naturelle : leur appétit, dès qu'elles ont connaissance de ce qui leur convient ou non, est naturellement porté à le rechercher ou à le fuir. C'est donc par un autre et non par elles-mêmes qu'elles sont ordonnées à l'action ; elles ont l'élan mais non le commandement.


3. Quel est le rapport du commandement avec l'usage ?

Objections

1. Il semble que l'usage précède le commandement. Celui-ci, nous venons de le voir, est un acte de la raison qui présuppose un acte de la volonté. Or l'usage, nous le savons, est un acte de la volonté. Donc il précède le commandement.

2. Le commandement figure parmi les moyens ordonnés à une fin. Mais l'usage concerne les moyens. Donc il semble que l'usage précède le commandement.

3. Tout acte d'une puissance mue par la volonté est appelé usage, car cette faculté use des autres puissances, comme on l'a dit. Or, on l'a dit également, le commandement est un acte de la raison en tant qu'elle est mue par la volonté ; il est donc un certain usage. Mais ce qui est commun est antérieur à ce qui est particulier. L'usage précède donc le commandement.

En sens contraire, S. Jean Damascène affirme que l'élan vers l'acte précède l'usage. Mais cet élan résulte du commandement. Donc celui-ci a priorité sur l'usage.

Réponse

L'usage des moyens, si on l'entend de la démarche de la raison rapportant les moyens à leur fin, précède le choix, nous l'avons dit, et à plus forte raison le commandement. Mais si l'on veut parler de l'usage des moyens qui est subordonné à la puissance d'exécution, un tel usage suit le commandement, car l'usage de celui qui use est lié à l'acte de l'instrument qu'on utilise ; car on n'use pas d'un bâton avant d'avoir agi par lui. Mais le commandement ne coïncide pas avec l'acte de celui à qui l'on commande, il lui est antérieur par nature et parfois aussi selon le temps. Il est donc clair que le commandement précède l'usage.

Solutions

1. Ce n'est pas n'importe quel acte de la volonté qui précède cet acte de la raison qu'est le commandement ; de fait, il y en a un qui le précède, le choix, et un autre qui le suit, l'usage. En effet après la détermination du conseil, qui est un jugement de la raison, la volonté fait son choix, puis la raison commande à qui doit réaliser ce qui a été choisi. enfin la volonté se met à user, en exécutant le commandement de la raison : c'est tantôt la volonté d'un autre, si le commandement s'adresse à un autre, et tantôt la volonté de celui-là même qui commande, dans le cas où l'on se commande à soi-même.

2. Comme les actes sont antérieurs aux puissances, ainsi les objets sont-ils antérieurs aux actes. Or les moyens sont l'objet de l'usage. Du fait que le commandement, lui, est relatif à la fin, il faut conclure qu'il est antérieur à l'usage, plutôt que l'inverse.

3. De même que l'acte de la volonté qui use de la raison pour commander précède le commandement lui-même, ainsi peut-on dire pareillement qu'un certain commandement de la raison précède cet usage de la volonté ; cela tient à ce que les actes de ces facultés se répercutent réciproquement les uns sur les autres.


4. Le commandement et l'acte commandé sont-ils un seul acte, ou des actes différents ?

Objections

1. Il semble que ce ne soit pas un seul acte. À des puissances différentes correspondent en effet des actes différents. Mais l'acte commandé et le commandement ne viennent pas de la même puissance, car ce n'est pas la même puissance qui commande et qui obéit ; on ne saurait donc les identifier.

2. Des choses qui peuvent être séparées l'une de l'autre sont diverses, car rien n'est séparé de soi-même. Or le commandement et l'acte commandé sont séparables, par exemple lorsque le commandement n'est pas suivi de l'acte commandé. Donc le commandement est un autre acte que l'acte commandé.

3. Là où il y a avant et après, il y a diversité. Or le commandement précède par nature l'acte commandé. Donc ce sont des actes divers.

En sens contraire, Aristote nous avertit que « là où une chose est en raison d'une autre, il n'y en a qu'une en réalité » ; or c'est bien le cas de l'acte commandé qui a sa raison d'être dans le commandement. Donc ils ne font qu'un.

Réponse

Rien n'empêche que des choses soient multiples sous un point de vue, et ne fassent qu'un sous un autre point de vue. Bien plus, toutes les choses multiples ne font qu'un sous un certain point de vue, selon Denys. Toutefois, il faut bien faire la différence entre ce qui est multiple absolument et un relativement, et à l'inverse entre ce qui est un absolument et multiple relativement. En ce dernier cas, il en va de l'un comme de l'être. Or l'être envisagé absolument est substance, tandis que s'il est envisagé de façon relative, il n'est qu'accident ou même être de raison. C'est pourquoi tout ce qui est un substantiellement est absolument un, et relativement multiple. Par exemple un tout substantiel composé de ses parties intégrales ou essentielles est absolument un ; car ce tout est être et substance absolument, alors que ses parties ne sont être et substance que dans le tout. Au contraire, des êtres substantiellement différents et un accidentellement sont divers absolument et un relativement ; ainsi une multitude d'hommes constitue-t-elle un seul peuple, et un grand nombre de pierres un seul tas, l'unité étant alors une unité de composition et d'ordre. Pareillement un grand nombre d'individus, qui ne font qu'un sous le rapport du genre et de l'espèce, sont multiples absolument et un relativement, car l'unité générique ou spécifique est une unité de raison.

Or, de même que dans la nature il existe un tout composé de matière et de forme, par exemple l'homme composé d'une âme et d'un corps, qui ne constitue qu'un seul être naturel malgré la multiplicité de ses parties, ainsi, dans les actes humains, l'acte d'une puissance inférieure se comporte comme une matière par rapport à l'acte d'une puissance supérieure, en tant que la partie inférieure agit sous l'influence de la puissance supérieure qui la meut ; c'est aussi de cette manière que l'acte d'une cause principale se comporte comme une forme à l'égard de l'acte d'un instrument. Il est donc clair que commandement et acte commandé ne font qu'un acte humain, à la manière d'un tout qui comme tel est un, bien que multiple en raison de ses parties.

Solutions

Si des puissances différentes ne sont pas subordonnées entre elles, leurs actes sont purement et simplement différents ; mais quand une puissance est motrice d'une autre, les actes correspondants ne font qu'un d'une certaine manière, car, dit Aristote, « l'acte du moteur et celui du mobile ne font qu'un ».

2. Du fait que commandement et acte commandé sont séparables l'un de l'autre, il résulte qu'ils sont multiples au titre des parties, comme les parties de l'être humain peuvent être séparées, bien qu'elles soient unifiées dans le tout.

3. Rien n'empêche dans les êtres qui sont multiples en raison de leurs parties, et un en raison du tout, qu'il y ait priorité d'une partie sur l'autre, comme l'âme a une certaine priorité sur le corps, et le cœur sur les autres membres.


5. L'acte de la volonté est-il commandé ?

Objections

1. Non, semble-t-il. « L'esprit, dit S. Augustin, commande à l'esprit de vouloir, et cependant celui-ci ne le fait pas. » Or vouloir es un acte de la volonté. Donc l'acte de la volonté n'est pas commandé.

2. Il ne convient d'être commandé qu'à celui qui comprend le commandement. Or ce n'est pas le cas de la volonté, car elle diffère de l'intelligence à laquelle il revient en propre de comprendre. L'acte de la volonté ne peut donc être commandé.

3. S'il y a un seul acte de la volonté qui soi commandé, tous le seront au même titre. Mais alors on ira à l'infini car, on l'a vu, l'acte de la raison qui commande est précédé par un acte de volonté ; mais si à son tour cet acte de volonté est commandé, il y aura un autre acte de raison qui le précédera, et ainsi de suite à l'infini. Or il est inadmissible de procéder à l'infini. L'acte de la volonté n'est donc pas commandé.

En sens contraire, tout ce qui est en notre pouvoir est soumis à notre commandement. Mais les actes de la volonté sont plus que tous en notre pouvoir ; car tous nos actes sont en notre pouvoir dans la mesure où ils sont volontaires. Les actes de volonté tombent donc sous le commandement.

Réponse

Le commandement, avons-nous dit, n'est pas autre chose qu'un acte de la raison ordonnant quelque chose à une action, avec une certaine impulsion. Or, il est clair que cette ordination de la raison peut porter sur l'acte de la volonté ; de même en effet que cette faculté peut juger qu'il est bon de vouloir quelque chose, de même elle peut ordonner de façon impérative qu'on veuille effectivement. Cela montre bien que l'acte de la volonté peut être commandé.

Solutions

1. Quand l'esprit se commande à lui-même de vouloir parfaitement, remarque au même endroit S. Augustin, alors il veut aussitôt. S'il arrive qu'il commande et ne veuille pas, c'est qu'il n'a pas commandé parfaitement. Cette imperfection du commandement se produit lorsque la raison poussée de divers côtés ne sait si elle doit commander ou non. Alors elle hésite entre les deux, et commande imparfaitement.

2. De même que dans le corps chacun des membres agit non pour lui seul mais pour le corps tout entier — comme l'œil voit pour tout le corps — ainsi en va-t-il des puissances de l'âme. L'intelligence en effet comprend, et la volonté veut, non chacune pour soi seule, mais pour le compte de toutes les puissances. Et c'est pourquoi l'homme se commande à lui-même un acte de volonté, en tant qu'il est un être intelligent et volontaire.

3. Le commandement étant un acte de la raison, seuls sont commandés les actes soumis à la raison. Or le premier acte de la volonté ne résulte pas d'une ordination de la raison, mais d'une impulsion naturelle ou d'une cause supérieure, nous l'avons dit. Il n'y a donc pas lieu ici de procéder à l'infini.


6. L'acte de la raison peut-il être commandé ?

Objections

1. C'est impossible. Car il semble contradictoire de commander quelque chose à soi-même. Or, nous l'avons vu, c'est la raison qui commande. Donc son acte n'est pas commandé.

2. Ce qui est par essence diffère de ce qui est par participation. Or la puissance dont l'acte est commandé par la raison, est raison par participation, dit Aristote. L'acte de la puissance qui est raison par essence ne peut donc être commandé.

3. Nous ne commandons que les actes qui sont en notre pouvoir. Or il n'est pas toujours en notre pouvoir de connaître le vrai ou d'en juger, ce qui est un acte de la raison ; l'acte de cette faculté ne peut donc être commandé.

En sens contraire, ce que nous faisons par notre libre arbitre, nous pouvons le commander. Or l'acte de la raison est dans ce cas ; S. Jean Damascène dit en effet : « C'est librement que l'homme cherche, scrute, juge et dispose. » Donc les actes de la raison peuvent être commandés.

Réponse

Du fait qu'elle réfléchit sur elle-même, la raison peut ordonner son propre acte, comme elle ordonne les actes des autres puissances ; c'est pourquoi son acte aussi peut être commandé.

Mais il faut prendre garde ici qu'un acte de la raison peut être envisagé de deux façons. D'abord au point de vue de son exercice. Sous ce rapport l'acte de raison peut toujours être commandé, par exemple lorsqu'on invite quelqu'un à faire attention et à user de sa raison. Ensuite, au point de vue de son objet, et à cet égard deux actes de la raison doivent être envisagés. Le premier consiste à saisir de façon simple la vérité. Et cela n'est pas en notre pouvoir, car cela se produit par la vertu d'une certaine lumière naturelle ou surnaturelle. C'est pourquoi, de ce point de vue, l'acte de la raison n'est pas en notre pouvoir et ne peut être commandé. Il y a un autre acte de la raison qui est de donner son assentiment aux choses qu'elle appréhende. Si ce sont des vérités telles que l'intelligence y adhère naturellement, comme les premiers principes, l'assentiment que nous donnons ou refusons n'est pas en notre pouvoir, il dépend de l'ordre naturel et alors, à proprement parler, il échappe à notre commandement. Mais il y a des vérités saisies par nous qui ne convainquent pas l'esprit au point qu'il peut donner ou refuser son assentiment, ou tout au moins suspendre son jugement pour un motif quelconque. Dans ce dernier cas l'assentiment ou le désaccord sont en notre pouvoir et tombent sous notre commandement.

Solutions

1. La raison se commande alors à elle-même comme la volonté se meut elle-même, nous l'avons dit plus haut ; cela tient à ce que chacune de ces puissances réfléchit sur son acte, allant de l'un à l'autre.

2. À cause de la diversité des objets qui sont soumis à l'acte de la raison, rien n'empêche celle-ci de participer d'elle-même ; c'est ainsi que la connaissance des conclusions participe de la connaissance des principes.

3. La réponse à cette objection ressort de ce qu'on a dit.


7. L'acte de l'appétit sensible peut-il être commandé ?

Objections

1. Il semble que non. L'Apôtre dit en effet (Romains 7.15) : « je ne fais pas le bien que je veux », c'est-à-dire, explique la Glose, que l'homme veut ne pas convoiter, et cependant il convoite. Mais convoiter est un acte de l'appétit sensible. Donc son acte échappe à notre commandement.

2. Nous avons vu dans la première Partie que, dans ses mutations de formes, la matière corporelle obéit à Dieu seul. Or les actes de l'appétit sensible comportent certaines mutations corporelles de ce genre, selon la chaleur ou le froid. Ces actes ne sont donc pas soumis au commandement de l'homme.

3. Le moteur propre de l'appétit sensible c'est ce qu'appréhendent le sens ou l'imagination. Mais une telle appréhension n'est pas toujours en notre pouvoir. Donc l'acte de l'appétit sensible n'est pas soumis au commandement de notre raison.

En sens contraire, Grégoire de Nysse a dit « Ce qui obéit à la raison se divise en deux pouvoirs, le concupiscible et l'irascible », qui appartiennent à l'appétit sensible. L'acte de cet appétit est donc soumis au commandement de la raison.

Réponse

Un acte est soumis à notre commandement dans la mesure où il est en notre pouvoir, avons-nous dit. Dès lors, pour comprendre la façon dont les actes de l'appétit sensible sont soumis aux ordres de la raison, il nous faut considérer de quelle façon ils sont en notre pouvoir.

Il faut savoir qu'à la différence de l'appétit intellectif ou volonté, l'appétit sensitif est une vertu liée à un organe corporel. Or les actes d'une vertu utilisant un organe corporel ne dépendent pas seulement de la puissance de l'âme, mais aussi de la disposition de l'organe ; la vision par exemple dépend à la fois de la puissance visuelle et de la qualité de I'œil qui la facilite ou l'empêche. Aussi l'acte de l'appétit sensible ne dépend pas seulement de la puissance de l'âme, mais aussi de la disposition du corps. Or ce qui vient de la puissance de l'âme est consécutif à une appréhension. Celle de l'imagination, étant particulière, est réglée par l'appréhension de la raison, qui est universelle, ainsi qu'une faculté active particulière réglée par une faculté active universelle. C'est pourquoi, de ce côté, l'acte de l'appétit sensible est soumis au commandement de la raison. Mais la qualité ou la disposition du corps n'y est pas soumise. C'est pourquoi, de ce côté, il y a empêchement à ce que les mouvements sensitifs soient totalement soumis au commandement de la raison.

Il peut arriver aussi que le mouvement de l'appétit sensible se déclenche subitement sous l'impression d'une image ou d'une sensation; ce mouvement échappe alors au commandement de la raison bien que celle-ci, si elle l'eût prévu, eût pu l'empêcher. D'où la parole d'Aristote : « À l'égard du concupiscible et de l'irascible, la raison n'exerce pas le pouvoir despotique », celui du maître sur l'esclave, « mais un pouvoir politique », celui qui s'adresse aux hommes libres non totalement soumis au commandements.

Solutions

1. Le fait que l'homme, tout en ayant la volonté de résister aux convoitises, leur cède cependant, tient aux dispositions du corps qui empêchent l'appétit sensible d'être totalement soumis aux ordres de la raison ; aussi l'Apôtre ajoute-t-il (Romains 7.23) : « J'aperçois dans mes membres une autre loi qui lutte contre celle de mon esprit. » Cela peut également tenir aux mouvements subits de concupiscence dont nous venons de parler.

2. Une qualité corporelle peut avoir une double relation avec l'acte de l'appétit sensible. Ou elle le précède, comme chez celui qui est prédisposé corporellement à telle ou telle passion. Ou elle le suit, par exemple lorsque quelqu'un s'échauffe sous le coup de la colère. La qualité qui précède échappe au contrôle de la raison, car elle vient ou bien de la nature, ou bien d'une motion antérieure qui ne peut être arrêtée aussitôt. Mais une qualité postérieure à l'acte de l'appétit sensible suit le commandement de la raison parce qu'elle est en dépendance du mouvement local du cœur qui se meut diversement suivant les divers actes de l'appétit sensible.

3. Comme nos sensations supposent la présence d'un objet extérieur, il n'est en notre pouvoir de percevoir quelque chose par nos sens que si un tel objet est effectivement présent, ce qui ne dépend pas toujours de nous. Cette condition réalisée, nous pouvons utiliser nos sens comme nous l'entendons, sauf empêchement du côté de l'organe. Quant à la perception imaginative, elle est soumise à l'ordination de la raison pour autant que la force ou la débilité de l'imagination le permet. Qu'un homme en effet ne puisse imaginer ce que sa raison considère, cela peut provenir ou de ce qu'il s'agit de choses qu'on ne peut imaginer, telles les réalités incorporelles, ou de ce que son imagination est trop faible, ce qui tient à une mauvaise disposition organique.


8. L'acte de l'âme végétative est-il commandé ?

Objections

1. Oui, semble-t-il. Car les puissances sensibles sont plus nobles que celles de l'âme végétative; or les premières sont soumises au commandement de la raison, donc bien davantage les secondes.

2. L'homme est appelé un microcosme parce que « l'âme est dans le corps à la manière dont Dieu est dans le monde ». Or Dieu est dans le monde en sorte que tout ce qui s'y trouve obéit à son commandement. Donc tout ce qui est dans l'homme obéit au commandement de la raison, même les puissances de l'âme végétative.

3. On ne loue et on ne blâme que les actes soumis au pouvoir de la raison. Or il peut y avoir louange et blâme, vertu et vice au sujet des actes de la puissance de nutrition et de génération, comme c'est manifeste pour la gourmandise, la luxure et les vertus opposées. Donc les actes de ces puissances sont soumis au commandement de la raison.

En sens contraire, S. Grégoire de Nysse affirme : « Les puissances nutritive et générative n'écoutent pas la raison. »

Réponse

Parmi nos actes, certains procèdent de l'appétit naturel et d'autres de l'appétit animal ou intellectuel, car tout agent désire en quelque manière sa fin. Or l'appétit naturel ne suppose pas de connaissance préalable comme l'appétit animal et intellectuel. Mais la raison commande par mode de puissance connaissante. C'est pourquoi les actes qui procèdent de l'appétit intellectuel ou animal peuvent être commandés par la raison, mais non les actes qui procèdent de l'appétit naturel. Car ils sont les actes de l'âme végétative, ce qui faisait dire à S. Grégoire de Nysse que « l'on appelle naturel ce qui relève des pouvoirs génératif et nutritif » ; de tels actes ne sont donc pas soumis au commandement de la raison.

Solutions

1. Plus un acte est immatériel, plus il est noble et plus il est soumis au commandement de la raison. Le fait même que les puissances végétatives n'obéissent pas à la raison montre bien leur infériorité.

2. La similitude n'est ici que relative. L'âme meut le corps comme Dieu meut le monde. Mais pas pour tout, car l'âme n'a pas créé le corps de rien, comme Dieu a créé le monde ; c'est pourquoi celui-ci est totalement soumis à son commandement.

3. Vertu et vice, louange et blâme, ne se rapportent pas ici aux actes mêmes des puissances génératives et nutritives, qui sont la digestion et la formation du corps humain, mais aux actes de la partie sensitive de l'âme qui se réfèrent à ces actes comme le fait de désirer le plaisir de la nourriture ou des actes sexuels, et d'en user comme on le doit, ou non.


9. Les actes des membres extérieurs sont-ils commandés ?

Objections

1. Non, semble-t-il, car ces membres sont plus éloignés de la raison que les forces de l'âme végétative ; or celles-ci n'obéissent pas à la raison, on vient de le dire. Donc bien moins encore les membres du corps.

2. C'est dans le cœur que le mouvement animal a son principe. Mais le mouvement du cœur n'est pas soumis au commandement de la raison : « Son battement n'écoute pas la raison », remarque S. Grégoire de Nysse. Donc les mouvements des membres ne sont pas commandés par la raison.

3. S. Augustin écrit que les mouvements des membres génitaux « se produisent de façon inopportune quand rien ne les a sollicités ; il peut se faire aussi qu'ils déçoivent celui qui brûle de désirs ; alors que l'âme brûle de convoitise, le corps demeure froid ». Donc les mouvements corporels n'obéissent pas à la raison.

En sens contraire, S. Augustin dit aussi « L'âme commande à la main de se mouvoir, et elle le fait avec une telle facilité qu'on distingue à peine le commandement de son exécution. »

Réponse

Les membres du corps sont comme les organes des puissances de l'âme. Ils obéissent à la raison de la même manière que les puissances de l'âme. Donc, puisque les facultés sensibles sont soumises au pouvoir de la raison mais non les facultés naturelles, il s'ensuit que le mouvement des membres qui dépend des puissances sensibles est lui aussi soumis à la raison, mais que celui qui résulte des puissances naturelles n'est pas soumis à la raison.

Solutions

1. Les membres ne se meuvent pas eux-mêmes ; ils sont mus par les puissances de l'âme dont certaines sont plus proches de la raison que les forces de l'âme végétative.

2. Dans tout ce qui appartient au domaine de l'intelligence et de la volonté on trouve en premier lieu ce qui est de la nature, d'où tout le reste découle ; ainsi par exemple de la connaissance des principes naturellement connus découle la connaissance des conclusions, et du vouloir de la fin naturellement désirée découle le choix des moyens. De même encore, dans les mouvements. Corporels, le principe est conforme à la nature. Leur principe vient du mouvement du cœur. Aussi le mouvement du cœur est-il naturel et non volontaire. Ce mouvement est consécutif à la vie, laquelle provient de l'union entre l'âme et le corps. Il est comme son accident propre. C'est ainsi que le mouvement des corps lourds et légers fait suite à leur forme substantielle, ce qui fait dire à Aristote qu'ils sont mus par celui qui les a engendrés. Pour cette raison le mouvement du cœur est appelé mouvement vital. Aussi Grégoire de Nysse a-t-il pu affirmer que ce mouvement qu'il appelle « pulsatif » parce qu'il se manifeste dans la pulsation des veines, n'obéit pas plus à la raison que ceux de la génération et de la nutrition.

3. Le fait que le mouvement des membres génitaux n'obéit pas à la raison vient pour S. Augustin de la peine due au péché : l'âme, en raison de sa désobéissance à Dieu, subit la peine de la désobéissance en ce membre surtout par lequel le péché originel est transmis aux descendants.

Mais du fait que, par le péché de nos premiers parents, comme on le dira plus loin, notre nature fut abandonnée à elle-même privée de ce don surnaturel qui avait été conféré par Dieu à l'homme, il y a lieu de rechercher un motif naturel de l'insoumission particulière de ces membres à la raison. Aristote en donne l'explication là où il dit : « Les mouvements du cœur et des membres génitaux sont involontaires. » Cela tient à ce que ces membres sont mus à la suite d'une certaine appréhension ; l'intelligence et l'imagination représentent certains objets qui déterminent des mouvements passionnels, lesquels à leur tour amènent les mouvements de ces membres. Toutefois il ne faut pas croire qu'ils sont mus par un ordre de la raison ou de l'intelligence, car pour de tels mouvements une altération naturelle est requise qui n'est pas soumise au commandement de la raison, à savoir le chaud et le froid. Que cela se présente surtout en ces deux membres, cela tient à ce que chacun d'eux est en quelque sorte un animal indépendant, en tant qu'il est un principe de vie et qu'un principe est le tout en puissance. En effet, le cœur est le principe des sens, et la vertu séminale, qui est tout l'animal en puissance, sort des membres génitaux. Donc, comme ces principes doivent être naturels, ainsi qu'on l'a dit, les mouvements propres de ces membres le sont aussi.


LA BONTÉ ET LA MALICE DES ACTES HUMAINS

Nous examinerons d'abord comment une action humaine est bonne ou mauvaise (Q. 18-20). Ensuite, ce qui résulte de cette bonté ou malice, c'est-à-dire le mérite ou le démérite, le péché et la faute (Q. 21).

Sur le premier point, l'étude sera triple : I. La bonté et la malice des actes humains en général (Q. 18). — II. La bonté et la malice des actes intérieurs (Q. 19). — III. La bonté et la malice des actes extérieurs (Q. 20).

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