- L'acte humain, en tant qu'il est bon ou mauvais, a-t-il raison de rectitude ou de péché?
- Est-il louable ou blâmable ?
- Entraîne-t-il mérite ou démérite ?
- En est-il ainsi devant Dieu ?
Objections
1. Il semble que non. Selon le Philosophe, « les monstres sont des péchés dans l'ordre de la nature ». Or, les monstres ne sont pas des actes, mais des êtres engendrés contrairement à l'ordre de la nature ; et, comme il est dit au même endroit, l'art et la raison imitent la nature. Donc l'acte, du fait qu'il est désordonné et mauvais, n'est pas un péché.
2. Le péché, selon le Philosophe, se produit accidentellement, dans la nature et dans l'art, lorsqu'on ne parvient pas à la fin visée. Mais la bonté ou la malice de l'acte humain consiste principalement dans l'intention et la poursuite de la fin. Donc la malice d'un acte ne lui donne pas raison de péché.
3. Si la malice d'un acte lui donnait raison de péché, partout où il y aurait mal, il y aurait péché. Or cela est faux ; car le châtiment, qui est un mal véritable, n'est pas péché. De ce qu'un acte est mauvais, il ne s'ensuit donc pas qu'il soit un péché.
En sens contraire, nous avons montré plus haut que la bonté de l'acte humain dépend principalement de la loi éternelle, et que, par suite, la malice consiste à s'écarter de celle-ci. Or, c'est en cela que consiste le péché, dit S. Augustin : « Le péché est toute action, toute parole, tout désir contraire à la loi éternelle. » Donc tout acte humain, du fait qu'il est mauvais, a raison de péché.
Réponse
Le mal est plus vaste que le péché, de même que le bien est plus vaste que la rectitude. En effet, toute privation de bien est un mal chez tout être ; tandis que le péché consiste proprement dans un acte exécuté pour une fin avec laquelle il n'est pas dans l'ordre requis. Or, la relation requise avec la fin est réglée selon une mesure déterminée. Chez les êtres qui agissent par nature, cette mesure se confond avec la vertu naturelle qui les incline vers leur fin. Donc, quand l'acte procède d'une vertu naturelle suivant son inclination naturelle à la fin, la rectitude est observée dans l'acte, parce que le juste milieu ne sort pas des extrêmes : c'est-à-dire que l'acte ne sort pas du rapport qui unit le principe actif à la fin. Mais quand l'acte s'écarte de cette rectitude, survient la raison de péché.
Dans les actes accomplis par la volonté, la règle prochaine est la raison humaine ; la règle suprême est la loi éternelle. Toutes les fois, par conséquent, que l'acte se porte vers une fin suivant l'ordre voulu par la raison et par la loi éternelle, il est droit ; toutes les fois qu'il dévie de cette rectitude, il devient péché. Or, il est évident, d'après ce que nous avons dit, que tout acte volontaire est mauvais parce qu'il s'éloigne de l'ordre voulu par la raison et la loi éternelle, et qu'il est bon lorsqu'il y est conforme. Il faut en conclure que tout acte humain, du fait qu'il est bon ou mauvais, reçoit la qualité de rectitude ou de péché.
Solutions
1. On appelle les monstres des péchés parce qu'ils proviennent d'un péché existant dans la nature.
2. La fin est de deux sortes : ultime et prochaine. Dans le péché d'ordre naturel, l'acte s'écarte de la fin ultime qui consiste dans la perfection de l'être engendré, mais il ne manque pas toute la fin prochaine, car toute action de la nature produit quelque chose. De même, dans le péché de la volonté, l'acte s'écarte toujours de la fin ultime, parce que nul acte volontaire mauvais ne peut être rapporté à la béatitude, qui est la fin ultime. Toutefois il ne s'écarte pas de la fin prochaine que la volonté vise et atteint. Et comme cette intention elle-même est rapportée à la fin ultime, on peut trouver en elle la rectitude ou le péché.
3. C'est l'acte qui ordonne un être à sa fin ; c'est pourquoi le péché qui est une déviation de l'ordre qui mène à la fin consiste proprement dans un acte. Mais le châtiment regarde la personne qui pèche, comme on l'a dit dans la première Partie.
Objections
Il semble que non. Selon le Philosophe, « le péché se trouve même dans les actions régies par la nature ». Or, ces actions n'entraînent ni louange, ni culpabilité, dit Aristote. Donc un acte humain, du fait qu'il est mauvais ou péché, n'a pas raison de faute et de même il n'est pas louable du fait qu'il est bon.
2. Le péché se rencontre dans les œuvres de l'art comme dans les actes moraux. En effet, dit le Philosophe, « le grammairien qui n'écrit pas correctement et le médecin qui ne prescrit pas une bonne potion pèchent également ». Mais on ne juge pas coupable un artisan du fait que son ouvrage est mauvais, car l'habileté réside en ce domaine à faire bien ou mal quand on le veut. Donc un acte moral n'est pas coupable non plus du fait qu'il est mauvais.
3. Denys dit que « le mal est faible et impuissant ». Or, la faiblesse et l'impuissance excusent de la faute, en tout ou en partie. Donc un acte humain n'est pas coupable du fait qu'il est mauvais.
En sens contraire, le Philosophe appelle louables les actions vertueuses, et blâmables ou coupables les actions opposées. Or les actes bons sont des actes vertueux, car « la vertu rend bon celui qui la possède et rend son œuvre bonne », si bien que les actes opposés sont mauvais. Donc l'acte humain est louable ou coupable.
Réponse
De même que le mal est plus vaste que le péché, le péché à son tour est plus vaste que l'acte coupable. Un acte est dit coupable ou louable du fait qu'il est imputé à l'agent ; car louer ou blâmer n'est rien d'autre qu'imputer à quelqu'un la bonté ou la malice de son acte. Car l'acte est imputé à l'agent lorsqu'il est en son pouvoir de telle sorte qu'il le maîtrise. C'est le cas dans tous les actes volontaires, parce que la volonté confère à l'homme la maîtrise de ses actes, comme nous l'avons dit. Il s'ensuit que dans les seuls actes volontaires, le bien et le mal constituent la raison de louange et de culpabilité ; dans ces actes, le mal, le péché et l'acte coupable sont une même chose.
Solutions
1. Les actes naturels ne sont pas au pouvoir de l'agent, parce que sa nature est entièrement déterminée. C'est pourquoi, s'il y a du péché dans ces actes, il n'y a pas là de faute.
2. Dans le domaine de l'art la raison ne joue pas le même rôle que dans celui de la morale. En art, la raison s'ordonne à une fin particulière qu'elle a inventée ; en morale, elle s'ordonne à la fin générale de la vie humaine. Et la fin particulière est ordonnée à la fin générale. Comme il y a péché lorsqu'on s'écarte de l'ordre qui unit l'acte à la fin, nous l'avons dit, il peut y avoir dans l'art deux sortes de péchés. L'un consiste dans la déviation par rapport à la fin particulière que s'est proposée l'artisan, et celui-là est propre à l'art ; par exemple, lorsqu'un artisan voulant bien faire une chose l'exécute mal, ou fait bien ce qu'il voulait faire mal. L'autre péché consiste dans une déviation par rapport à la fin générale de la vie humaine. En ce sens, l'artisan péchera s'il veut exécuter, et s'il exécute en effet un mauvais ouvrage qui trompera un autre homme. Mais ce péché n'est pas propre à l'artisan comme tel ; il lui appartient comme homme ; en sorte que dans le premier cas, c'est l'artisan comme artisan qui pèche, dans le second, c'est l'homme comme homme. Mais dans la morale, qui met la raison en rapport avec la fin générale de la vie humaine, le péché et le mal résultent toujours de la déviation à l'égard de cette fin ; et, dans ce cas, l'homme pèche en tant qu'il est homme et agent moral. De là cette déclaration du Philosophe : « Dans l'art il vaut mieux pécher volontairement, mais il n'en est pas de même par rapport à la prudence » et aux autres vertus morales que la prudence gouverne.
3. La faiblesse qui se trouve dans le mal volontaire est soumise au pouvoir de l'homme ; par suite, elle n'enlève ni ne diminue la culpabilité.
Objections
1. Non, semble-t-il. On parle de mérite et de démérite par rapport à une rétribution qui ne joue que dans la relation à autrui. Or tous les actes humains bons ou mauvais ne sont pas relatifs à autrui ; il y en a qui sont relatifs à soi-même. Donc tout acte humain bon ou mauvais n'entraîne pas mérite ou démérite.
2. Personne ne mérite une peine ou une récompense parce qu'il dispose à son gré d'une chose dont il est le maître ; ainsi un homme qui détruit ce qui lui appartient, n'est pas puni comme s'il détruisait le bien d'autrui. Or, l'homme est maître de ses biens. Donc, du fait qu'il en dispose bien ou mal, il ne mérite ni peine ni récompense.
3. De ce qu'on acquiert un bien, on ne mérite pas un bienfait supplémentaire de la part d'autrui, et il en est de même pour le mal. Or, l'acte bon est en quelque façon le bien et la perfection de l'agent, et l'acte désordonné est son mal. Donc l'homme ne mérite ni ne démérite dans ses actes bons ou mauvais.
En sens contraire, nous lisons dans Isaïe (Ésaïe 3.10, 11) : « Bénissez le juste, car il se nourrira du fruit de ses œuvres ; maudissez l'impie, car il sera traité selon l'œuvre de ses mains. »
Réponse
Le mérite et le démérite sont relatifs à une rétribution conforme à la justice. Une pareille rétribution n'a lieu que lorsque quelqu'un favorise ou lèse les droits d'autrui. Pour comprendre cela, il faut considérer que tout homme vivant dans une société est, dans une certaine mesure, partie et membre de toute la société. Par suite, quiconque fait du bien ou du mal à un individu vivant dans une société, fait du bien ou du mal à cette société elle-même ; de même que celui qui blesse la main d'un homme, blesse l'homme lui-même. Donc, lorsqu'on fait du bien ou du mal à une personne particulière, on acquiert un double mérite ou démérite. D'abord en ce qu'on acquiert un droit à une rétribution de la part de la personne aidée ou lésée. Ensuite de la part de la société tout entière. Et lorsqu'on ordonne directement son acte au bien ou au mal de toute une collectivité, on a droit à une rétribution, premièrement et par principe de la part de cette collectivité, et en second lieu de la part de chacun de ses membres. D'autre part, lorsqu'on se fait du bien ou du mal à soi-même, on a droit à une rétribution, parce que, comme on fait partie d'une collectivité, ce bien ou ce mal rejaillissent sur elle ; cependant on n'a pas de mérite à l'égard de la personne particulière affectée par ce bien et ce mal, car cette personne n'est autre que soi ; à moins que l'on ne dise par analogie qu'on doit se faire justice à soi-même.
De tout ce qui précède, il résulte que tout acte bon ou mauvais est louable ou blâmable selon qu'il est au pouvoir de la volonté ; qu'il est droit ou qu'il est un péché selon son rapport avec la fin ; et qu'il entraîne mérite ou démérite selon la rétribution conforme à la justice envers autrui.
Solutions
1. Quoique les actes bons et mauvais ne soient pas toujours ordonnés au bien ou au mal d'une autre personne particulière, ils concernent toujours le bien ou le mal d'un autre, qui est la communauté elle-même.
2. Ayant la maîtrise de ses actes, l'homme, en tant qu'il est soumis à la communauté dont il fait partie, mérite ou démérite selon qu'il dispose ses actions en bien ou en mal, comme lorsqu'il administre bien ou mal les biens qui sont au service de la communauté.
3. Le bien et le mal qu'on se fait par ses actions rejaillit sur la communauté, comme on vient de le dire.
Objections
1. Il semble que non. On a dit précédemment que le mérite et le démérite désignent une rétribution pour le profit ou pour le dommage causé à autrui. Or, le bien ou le mal que peut faire l'homme ne cause aucun profit ni aucun dommage à Dieu, d'après ces paroles de Job (Job 35.6, 7) : « Si tu pèches, quel dommage lui feras-tu ? Si tu observes la justice, que lui donneras-tu ? » Donc les actes bons ou mauvais n'ont pas de mérite ni de démérite par rapport à Dieu.
2. L'instrument ne mérite ni ne démérite rien auprès de celui qui s'en sert, parce que toute l'action de l'instrument vient de l'agent. Or, l'homme, dans ses actes, est l'instrument de la puissance divine qui est son moteur principal ; aussi Isaïe dit-il (Ésaïe 9.15) : « La hache se glorifie-t-elle aux dépens de celui qui la brandit ? La scie s'élève-t-elle contre celui qui la met en mouvement ? » Dans ce passage l'homme est évidemment comparé à un instrument. Donc l'homme, en agissant bien ou mal, ne mérite ni ne démérite devant Dieu.
3. L'acte humain entraîne mérite ou démérite en tant qu'il est ordonné à autrui. Or, tous les actes humains ne sont pas ordonnés à Dieu. Donc tous les actes humains bons ou mauvais n'ont pas de mérite ou de démérite devant Dieu.
En sens contraire, il est dit à la fin de l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 12.14) : « Tout ce qui se fait, soit bien, soit mal, Dieu le soumettra à son jugement. » Or, le jugement implique la rétribution, qui suppose elle-même le mérite et le démérite. Donc tout acte humain, bon ou mauvais, comporte mérite ou démérite devant Dieu.
Réponse
Comme on l'a vu, les actes de l'homme ont mérite ou démérite en ce qu'ils sont ordonnés à un autre homme, soit en raison de lui-même, soit en raison de la communauté dont il fait partie. Or nos actes bons et mauvais acquièrent mérite ou démérite auprès de Dieu de ces deux manières. Ils ont rapport à Dieu lui-même en tant qu'il est la fin ultime de l'homme ; car tous nos actes doivent être rapportés à leur fin ultime, comme on l'a vu. Aussi celui qui commet une mauvaise action qui ne peut être rapportée à Dieu ne rend pas à Dieu l'honneur qu'il lui doit comme à la fin ultime. Mais du point de vue de la communauté universelle, nos actes ont aussi rapport à Dieu. Car dans toute communauté, celui qui gouverne est chargé de veiller au bien commun ; c'est donc à lui qu'il appartient de récompenser le bien et de punir le mal qui se font dans la communauté. Or, Dieu est le gouverneur et le chef de l'univers, nous l'avons vu dans la première Partie, et en particulier des créatures raisonnables. Par suite, il est évident que les actes humains entraînent mérite ou démérite devant lui, sinon il faudrait conclure que Dieu se désintéresse des actions humaines.
Solutions
1. Les actes de l'homme ne peuvent rien enlever ni donner à Dieu, absolument parlant. Toutefois, l'homme lui donne et lui enlève quelque chose, autant qu'il est en son pouvoir, en observant ou non l'ordre instauré par Dieu.
2. L'homme est mû par Dieu comme un instrument, mais de manière à pouvoir se mouvoir lui-même à l'aide de son libre arbitre, comme on l'a montré plus haut. C'est pourquoi ses actes ont un mérite ou un démérite devant Dieu.
3. L'homme n'est pas ordonné dans tout son être et dans tous ses biens à la communauté politique ; c'est pourquoi tous ses actes n'ont pas forcément mérite ou démérite envers cette communauté. Mais tout ce qu'il est, tout ce qu'il a, et tout ce qu'il peut, l'homme doit l'ordonner à Dieu ; c'est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite ou un démérite devant Dieu, autant qu'il réalise la notion d'acte.
Après avoir traité des actes humains, il faut étudier les passions de l'âme ; d'abord, en général ; puis chacune en particulier (Q. 26). L'étude générale peut se diviser en quatre parties : 1° le siège des passions (Q. 22) ; 2° leurs caractères distinctifs (Q. 23) ; 3° leurs rapports mutuels (Q. 25) ; 4° leur malice et leur bonté (Q. 24).