- Les passions du concupiscible diffèrent-elles des passions de l'irascible ?
- L'opposition de contrariété entre les passions de l'irascible est-elle une contrariété selon le bien et le mal ?
- Y a-t-il une passion qui n'ait pas de contraire ?
- Y a-t-il dans la même puissance des passions d'espèce différente qui ne soient pas contraires entre elles ?
Objections
1. Il semble qu'il y ait les mêmes passions dans l'irascible et dans le concupiscible. En effet, Aristote écrit que les passions de l'âme « sont suivies de joie et de tristesse ». Or, joie et tristesse sont dans le concupiscible. Donc toutes les passions sont dans le concupiscible, et non pas les unes dans l'irascible et les autres dans le concupiscible.
2. Sur S. Matthieu (Matthieu 13.33) : « Le Royaume des Cieux est comparable à du levain », la glose de S. Jérôme nous dit : « Ayons dans notre raison la prudence ; dans l'irascible, la haine des vices ; dans le concupiscible, le désir des vertus. » Or la haine est dans le concupiscible, comme l'amour son contraire. Une même passion se trouve donc dans le concupiscible et dans l'irascible.
3. Les passions et les actes diffèrent spécifiquement en raison de leurs objets. Or les objets des passions de l'irascible et du concupiscible sont les mêmes, à savoir le bien et le mal. C'est donc que les passions de l'irascible et du concupiscible sont aussi les mêmes.
En sens contraire, les actes de puissances diverses, comme la vision et l'audition, ne sont pas de même espèce. Or l'irascible et le concupiscible sont deux puissances qui se partagent l'appétit sensitif, comme nous l'avons vu dans la première Partie. Donc, puisque les passions sont des mouvements de l'appétit sensitif, comme nous l'avons dit, celles qui sont dans l'irascible différeront spécifiquement de celles du concupiscible.
Réponse
Les passions de l'irascible ne sont pas de même espèce que celles du concupiscible. En effet, puisque les puissances diverses ont des objets divers comme nous l'avons dit dans la première Partie, il est nécessaire que les passions de ces puissances se réfèrent à des objets divers. A plus forte raison les passions de ces puissances diverses seront-elles différentes spécifiquement ; il faut, en effet, pour diversifier l'espèce des puissances, une plus grande différence dans l'objet que pour diversifier l'espèce des passions ou des actes. Car, dans le monde de la nature, la diversité des genres vient de la diversité potentielle de la matière, et la diversité des espèces vient de la diversité des formes dans une même matière; de même, dans les actes de l'âme, ceux qui appartiennent à des puissances diverses diffèrent non seulement au point de vue de l'espèce, mais aussi à celui du genre.
Pour savoir alors quelles sont les passions de l'irascible et celles du concupiscible, il faut donc considérer l'objet de ces deux puissances. Nous avons vu dans la première Partie que l'objet de la puissance concupiscible est le bien ou le mal sensible purement et simplement, qu'il soit agréable ou douloureux. Mais il est nécessaire que l'âme souffre parfois difficulté et combat pour atteindre quelqu'un de ces biens ou fuir quelqu'un de ces maux, parce que cela dépasse en quelque sorte l'exercice facile de son pouvoir d'être animé ; c'est pourquoi ce bien ou ce mal, en tant qu'il présente un caractère ardu ou difficile, constitue l'objet de l'irascible. Donc, toute passion qui regarde le bien ou le mal de façon absolue appartient au concupiscible ; ainsi la joie, la tristesse, l'amour, la haine, etc. Et toute passion qui regarde le bien ou le mal en tant qu'il est ardu, c'est-à-dire en tant qu'il y a difficulté à l'atteindre ou à l'éviter, appartient à l'irascible, comme l'audace, la crainte, l'espérance, etc.
Solutions
1. Nous l'avons vu dans la première Partie, l'irascible a été donné aux animaux pour vaincre les obstacles qui empêchent le concupiscible de tendre vers son objet, parce que le bien est difficile à atteindre, ou le mai difficile à vaincre. C'est pourquoi toutes les passions de l'irascible se terminent dans celles du concupiscible. C'est en ce sens que les passions de l'irascible sont suivies par la joie ou la tristesse, qui sont dans le concupiscible.
2. S. Jérôme attribue la haine des vices à l'irascible, non pas en raison de la haine elle-même, qui appartient strictement au concupiscible, mais à cause de l'agressivité qu'elle implique et qui relève de l'irascible.
3. Le bien, en tant que délectable, meut le concupiscible. Mais si le bien à atteindre présente quelque difficulté, il comporte une opposition à ce concupiscible. Il fallait donc qu'il y eût une autre puissance pour tendre vers le bien ; et il en va de même pour le mal. Cette puissance est précisément l'irascible, dont les passions ne sont donc pas de la même espèce que celles du concupiscible.
Objections
1. Il semble qu'elle ne puisse venir que de là, car, nous l'avons dit, les passions de l'irascible sont ordonnées à celles du concupiscible. Mais celles-ci ne sont contraires l'une à l'autre qu'en raison de la contrariété du bien et du mal ; ainsi de l'amour et de la haine, de la joie et de la tristesse. Donc les passions de l'irascible s'opposent de la même façon.
2. Les passions diffèrent selon leurs objets comme les mouvements selon leurs termes. Or il n'y a de contrariété dans les mouvements qu'en fonction de la contrariété des termes, selon Aristote. Donc, dans les passions aussi, il n'y a de contrariété que selon la contrariété des objets. Mais l'objet de l'appétit est le bien ou le mal. Donc en aucune puissance affective il ne peut exister de contrariété entre les passions, si ce n'est à cause de la contrariété du bien et du mal.
3. « Toute passion de l'âme, dit Avicenne, se définit selon l'approche ou l'éloignement. » Or l'approche est produite par le bien en tant que tel, et l'éloignement par le mal en tant que tel, puisque « le bien est ce que tous les êtres désirent », d'après Aristote, et le mal, ce que tous les êtres fuient. La contrariété dans les passions de l'âme ne peut donc exister que par référence au bien et au mal.
En sens contraire, la crainte et l'audace sont des contraires, comme on le voit dans l'Éthique. Or ces passions ne diffèrent pas en fonction du bien et du mal, puisque toutes deux regardent certains maux. Donc toute contrariété entre les passions de l'irascible n'est pas déterminée par la contrariété du bien et du mal.
Réponse
Comme dit la Physique d'Aristote, « la passion est un certain mouvement ». La contrariété dans les passions devra donc s'entendre comme celle des mouvements ou des changements. Or, il y a dans ces derniers deux sortes de contrariétés, comme l'explique le même Philosophe. La première se prend du même terme, selon qu'on s'en approche ou qu'on s'en éloigne ; elle se vérifie au sens propre dans les changements, c'est-à-dire dans la génération, — changement qui aboutit à l'être —, et dans la corruption, changement qui en éloigne. La seconde contrariété est déterminée par la contrariété des termes ; elle joue à proprement parler dans l'ordre des mouvements ; comme le blanchiment, mouvement du noir au blanc, s'oppose au noircissement, qui est le mouvement du blanc vers le noir.
Ainsi donc, dans les passions de l'âme, nous trouverons une double contrariété : l'une selon la contrariété des objets, c'est-à-dire du bien et du mal ; l'autre, selon l'approche et l'éloignement par rapport à un même terme. Dans les passions du concupiscible on ne trouve que la première sorte de contrariété, celle qui vient des objets ; mais dans les passions de l'irascible on trouve les deux. La raison en est que l'objet du concupiscible, comme nous l'avons vu, est le bien ou le mal sensible pris absolument. Or le bien, en tant que bien, n'est pas un terme dont on pourrait s'éloigner, un terme a quo (à partir duquel), mais seulement ad quem (vers lequel) on se porte, car rien ne fuit le bien, en tant que bien ; tout, au contraire, le désire. De même, rien ne désire le mal, comme mal, mais tout le fuit ; c'est pourquoi le mal ne peut avoir raison de terme dont on s'approche, mais seulement dont on s'éloigne. Ainsi donc, toute passion du concupiscible qui regarde le bien est tendance vers lui, comme l'amour, le désir et la joie ; toute passion du même concupiscible qui a pour objet le mal est éloignement de lui, comme la haine, la fuite ou l'aversion et la tristesse. Il ne saurait donc y avoir, dans les passions du concupiscible, de contrariété définie par accès et éloignement relatifs à un même objet.
Mais l'objet de l'irascible est le bien ou le mal sensible, non pas pris absolument, mais en tant que difficile ou ardu, comme nous l'avons montré. Or le bien ardu ou difficile a de quoi motiver, en tant que bien, une tendance vers lui, qui sera l'espoir ; en tant que difficile à atteindre ou ardu, il explique qu'on s'éloigne de lui, et c'est la passion qu'on appelle désespoir. De même, le mal ardu, en tant que mal, est un objet dont on ne peut que se détourner, et cela ressortit à la passion de la crainte ; il a aussi de quoi fonder un tendance vers lui, comme chose ardue qui permette d'échapper à l'emprise du mal, et c'est ainsi que l'audace tend vers ce mal.
Dans les passions de l'irascible se vérifie donc une première contrariété, fonction de la contrariété du bien et du mal — comme entre l'espoir et la crainte — et une autre contrariété selon l'approche ou l'éloignement d'un même terme, comme entre l'audace et la crainte.
Tout cela donne la réponse aux objections.
Objections
1. Toute passion doit avoir son contraire, car elle est passion du concupiscible ou de l'irascible. Or, dans ces deux domaines, se vérifie toujours quelque contrariété, comme nous venons de le dire.
2. Toute passion a pour objet le bien ou le mal, qui englobent l'ensemble des objets de l'appétit. Mais à la passion dont l'objet est le bien s'oppose celle qui regarde le mal. Toute passion a donc son contraire.
3. Les passions impliquent approche ou éloignement, on vient de le dire ; mais à toute approche s'oppose l'éloignement, et réciproquement. Il n'est donc pas de passion qui n'ait son contraire.
En sens contraire, la colère est bien une passion de l'âme. Or, au dire d'Aristote, il n'y a pas de passion qui lui soit contraire. Toutes les passions n'ont donc pas de contraire.
Réponse
C'est un fait unique que la colère ne puisse avoir de passion contraire, ni au point de vue de l'approche et de l'éloignement, ni selon la contrariété du bien et du mal. La colère en effet, est causée par la présence immédiate d'un mal difficile. Cette présence impose nécessairement à l'appétit ou bien de s'incliner, et alors il ne sort pas des limites de la tristesse, qui est une passion du concupiscible ; ou bien de s'insurger contre le mal qui le blesse, ce qui ressortit à la colère. Un mouvement de fuite est impossible, puisque le mal est alors présent ou passé. C'est ainsi qu'il n'est pas de passion contraire au mouvement de la colère, d'une contrariété par approche et éloignement.
Il en va de même pour la contrariété selon le bien et le mal. Au mal immédiatement présent s'oppose le bien effectivement atteint, lequel ne saurait dès lors avoir un caractère ardu ou difficile. Et lorsque la possession du bien est réalisée, il n'y a plus d'autre mouvement dans l'appétit que le repos dans le bien possédé ; et cela ressortit à la joie, qui est une passion du concupiscible.
Le mouvement de la colère ne saurait donc avoir de mouvement de l'âme qui lui soit contraire. On ne peut lui opposer que la cessation du mouvement, selon le mot d'Aristote : « S'adoucir est l'opposé de se mettre en colère » ; mais c'est là une opposition négative ou privative, et non de contrariété.
Tout cela donne la réponse aux objections.
Objections
1. Cela semble impossible. Car les passions de l'âme diffèrent selon leurs objets, qui sont le bien et le mal, et dont la contrariété entraîne celle des passions. Il n'est donc pas, dans une même puissance, de passions qui soient spécifiquement différentes sans être contraires entre elles.
2. La différence spécifique est une différence selon la forme. Or toute différence de cette sorte se réalise par quelque contrariété, dit Aristote. Sans contrariété entre elles, les passions d'une même puissance ne peuvent donc être d'espèce différente.
3. Puisque toute passion consiste à s'approcher ou à s'éloigner du bien ou du mal, la différence entre les passions viendra, ou de la différence entre le bien et le mal, ou de la différence selon l'approche et l'éloignement, ou enfin selon que l'on s'approche ou que l'on s'éloigne plus ou moins. Or les deux premières différences entraînent la contrariété entre les passions, nous venons de le voir. Quant à la troisième différence, elle ne change pas l'espèce ; sinon il y aurait un nombre infini d'espèces de passions. Il est donc impossible que des passions appartenant à une même puissance soient d'espèce différente sans être contraires entre elles.
En sens contraire, l'amour et la joie, passions du concupiscible, diffèrent spécifiquement. Et pourtant elles ne sont pas contraires l'une à l'autre ; bien plus, l'une est cause de l'autre. Il y a donc des passions appartenant à la même puissance, qui diffèrent quant à l'espèce et ne sont pas contraires entre elles.
Réponse
Les passions diffèrent selon leurs principes actifs ou moteurs, qui sont leurs objets. Or la différence des moteurs peut être considérée à un double point de vue : au point de vue de l'espèce ou de la nature des moteurs eux-mêmes, comme lorsque l'on distingue le feu de l'eau, ou bien au point de vue de leur puissance active. De plus, la différence des causes actives ou motrices quant à la puissance de mouvoir, peut être comparée, quand il s'agit des passions de l'âme, à celles qui existent dans les agents naturels. En effet, tout moteur attire à lui le patient en quelque sorte, ou le rejette. Quand il l'attire, il produit en lui trois effets : 1° Il communique une inclination vers lui ou une aptitude à tendre vers lui ; ainsi un corps léger qui se trouve en haut, donne au corps qu'il engendre la légèreté par laquelle celui-ci a une inclination ou une aptitude à être en haut. 2° Si le corps engendré est hors de son lieu propre, le moteur lui donne de se mouvoir vers ce lieu. 3° Il lui donne de se reposer lorsqu'il est parvenu à son lieu ; car c'est en vertu de la même cause qu'on se repose en son lieu et qu'on était en mouvement vers lui. Il en va symétriquement de même pour une cause de répulsion.
Or, dans les mouvements de l'appétit, le bien possède comme une force attractive, et le mal comme une force répulsive. Donc : 1° Le bien produit dans la puissance affective une sorte d'inclination ou d'aptitude au bien, une connaturalité avec lui ; c'est la passion de l'amour, qui a pour contraire la haine du côté du mal. 2° Si le bien n'est pas encore possédé, il donne à l'appétit du mouvement pour lui faire atteindre le bien qu'il aime, et cela ressortit à la passion du désir ou convoitise. À l'opposite, dans l'ordre du mal, on aura la fuite ou aversion. 3° Lorsque le bien est obtenu, il donne à l'appétit un certain repos en lui, qui a nom délectation ou joie. A quoi s'opposent, du côté du mal, la douleur ou tristesse.
Dans les passions de l'irascible est présupposé l'aptitude ou inclination à poursuivre le bien ou à fuir le mal, laquelle appartient au concupiscible, qui vise le bien ou le mal considérés absolument. A l'égard du bien non encore atteint, nous avons l'espoir et le désespoir ; à l'égard du mal non encore présent, la crainte et l'audace. Il n'y a pas, dans l'irascible, de passion qui ait rapport au bien possédé, car ce bien, nous l'avons dit, ne présente plus de difficulté. Mais le mal immédiatement présent déclenche la passion de colère.
On voit ainsi que, dans le concupiscible, il existe trois couples de passions : l'amour et la haine, le désir et l'aversion, la joie et la tristesse. Il y a aussi trois groupes dans l'irascible : l'espoir et le désespoir, la crainte et l'audace, enfin la colère, qui n'a pas de passion contraire. En tout, onze passions d'espèces différentes : six dans le concupiscible et cinq dans l'irascible. En dehors de ces onze, il n'y a pas d'autre passion de l'âme.
Tout cela donne la réponse aux objections.