- Peut-on trouver du bien ou du mal dans les passions ?
- Toute passion est-elle mauvaise moralement ?
- Toute passion augmente-t-elle ou diminue-t-elle la bonté ou la malice de l'acte ?
- Existe-t-il une passion qui soit bonne ou mauvaise par son espèce ?
Objections
1. Il semble qu'aucune passion ne soit bonne ou mauvaise au point de vue moral. Car le bien et le mal moral n'appartiennent qu'à l'homme; comme dit S. Ambroise : « Les mœurs sont humaines, à proprement parler. » Or les passions ne sont pas propres à l'homme ; elles lui sont communes avec les autres animaux. Donc aucune d'entre elles n'est moralement bonne ou mauvaise.
2. Le bien et le mal de l'homme, écrit Denys « c'est ce qui est conforme ou étranger à la raison ». Or les passions ne sont pas dans la raison, mais dans l'appétit sensitif, on l'a déjà dit. Elles n'intéressent donc pas le bien de l'homme, qui est le bien moral.
3. Aristote dit que « ce ne sont pas nos passions qui nous méritent louanges ou reproches », lesquels pourtant se rapportent à notre vie morale. Donc les passions ne sont ni bonnes ni mauvaises au jugement de la morale.
En sens contraire, S. Augustin écrit au sujet des passions « Elles sont mauvaises, si l'amour est mauvais, bonnes, s'il est bon. »
Réponse
Les passions de l'âme peuvent être envisagées à un double point de vue : en elles-mêmes et en tant qu'elles dépendent de l'emprise de la raison et de la volonté. Donc, si on les considère en elles-mêmes, c'est-à-dire comme mouvements de l'appétit irrationnel, il n'y a en elles ni bien ni mal moral, car cela dépend de la raison, comme nous l'avons vu. Mais si on les considère selon qu'elles relèvent de l'emprise de la raison et de la volonté, alors il y a en elles bien ou mal moral. En effet, l'appétit sensitif est plus proche de la raison elle-même et de la volonté que nos membres extérieurs, dont cependant les mouvements et les actes sont bons ou mauvais en tant qu'ils sont volontaires. Donc, à plus forte raison, les passions elles-mêmes en tant que volontaires, pourront être dites bonnes ou mauvaises moralement. Et on les dit volontaires, ou bien parce qu'elles sont commandées par la volonté, ou bien parce que la volonté n'y fait pas obstacle.
Solutions
1. Ces passions, considérées en elles-mêmes, sont communes aux hommes et aux animaux ; mais en tant que commandées par la raison, elles sont propres à l'homme.
2. Les forces affectives inférieures sont dites rationnelles, elles aussi, selon qu'« elles participent de la raison en quelque mesure », dit Aristote.
3. Le Philosophe dit qu'on ne nous donne ni louange ni blâme pour nos passions considérées en elles-mêmes ; mais il ne nie pas qu'elles puissent devenir louables ou condamnables par référence à l'ordre de la raison. Aussi ajoute-t-il : « On ne loue ni ne blâme celui qui craint ou se fâche, mais celui qui a une certaine manière de le faire », c'est-à-dire conformément ou non à la raison.
Objections
1. S. Augustin semble l'affirmer : « Certains appellent les passions de l'âme : maladies ou troubles. » Mais toute maladie ou trouble de l'âme est un mal au point de vue moral. Donc toute passion est moralement mauvaise.
2. S. Jean Damascène écrit : « L'opération est mouvement selon la nature; la passion, en marge de la nature. » Or ce qui est en marge de la nature dans les mouvements de l'âme a raison de péché et de mal moral : le diable « passa de ce qui est selon la nature à ce qui ne l'est pas », écrit ailleurs le même saint. De telles passions sont donc moralement mauvaises.
3. Tout ce qui induit au péché a raison de mal. Mais de telles passions induisent au péché, si bien que S. Paul (Romains 7.5) les appelle « passions pécheresses ». Il semble donc qu'elles soient moralement mauvaises.
En sens contraire, S. Augustin écrit « Un amour droit maintient toutes ces passions dans la rectitude. On craint, en effet, de pécher, on désire persévérer, on s'afflige de ses fautes et on se réjouit de ses bonnes œuvres. »
Réponse
Sur cette question, stoïciens et péripatéticiens ont pensé différemment. Les premiers disaient que toutes les passions sont mauvaises ; les seconds, que les passions bien réglées sont bonnes. Cette divergence d'opinion, si grande qu'elle paraisse dans les termes, est nulle au fond, ou du moins légère, si l'on veut bien considérer ce qu'entendent les uns et les autres. Les stoïciens ne distinguaient pas entre le sens et l'intelligence ni, par suite, entre l'appétit intellectuel et l'appétit sensible. Ils ne pouvaient donc distinguer les passions de l'âme des mouvements de la volonté, selon que les passions se trouvent dans l'appétit sensible, et les mouvements simples de la volonté dans l'appétit intellectuel. Tout mouvement rationnel de la partie affective, ils l'appelaient alors volonté ; et passion, tout mouvement qui sortait des limites de la raison. C'est ainsi que Cicéron, à leur suite, appelle toutes les passions des maladies de l'âme. Il raisonne ainsi : « Ceux qui sont malades, ne sont pas sains ; et ceux qui ne sont pas sains, sont insensés. » Et de fait, on parle de l'« insanité » des insensés.
Quant aux péripatéticiens, ils appellent passions tous les mouvements de l'appétit sensitif. Ils les estiment bonnes quand elles sont réglées par la raison, et mauvaises quand elles ne le sont pas. Cicéron a donc tort quand il attaque la position des péripatéticiens sur la « médiocrité » ou juste milieu des passions, et quand il écrit au même livre : « Tout mal, même médiocre, doit être évité ; car, de même que le corps qui n'est que médiocrement malade n'est pas sain, ainsi cette médiocrité des maladies ou passions de l'âme n'est pas saine. » En effet les passions ne sont maladies ou troubles de l'âme que lorsqu'elles échappent au gouvernement de la raison.
Solutions
1. On a répondu par là à la première objection.
2. Dans toute passion, il y a accélération ou ralentissement des mouvements naturels du cœur, selon que celui-ci bat plus ou moins fort, par diastole ou systole ; et c'est en cela que se vérifie la notion de passion. Mais il n'est pas fatal que la passion entraîne toujours hors de l'ordre naturel.
3. En tant qu'elles s'émancipent de l'ordre rationnel, les passions inclinent au péché, mais, dans la mesure où elles sont réglées par la raison, elles relèvent de la vertu.
Objections
1. Il semble que oui, et toujours. Car tout ce qui gêne le jugement de la raison, fondement de la bonté de l'acte moral, diminue cette bonté par voie de conséquence. Or toutes les passions, au dire de Salluste, gênent le jugement de la raison : « Ceux qui délibèrent en matière délicate doivent être dénués de haine, de colère, d'amitié ou de pitié. »
2. Plus l'acte humain ressemble à Dieu et plus il a de valeur : « Soyez les imitateurs de Dieu, comme des enfants bien-aimés », dit l'Apôtre (Éphésiens 5.1). Or « Dieu et les saints anges punissent, mais sans colère, et c'est sans compassion pour notre misère qu'il nous secourent », écrit S. Augustin. Il est donc mieux d'accomplir ces œuvres bonnes sans passion qu'avec passion.
3. Si le mal moral implique un rapport à la raison, il en est de même du bien. Or le mal moral est atténué du fait de la passion : celui qui pèche par passion est moins coupable que celui qui pèche par calcul. Ainsi celui qui fait le bien sans passion agit mieux que celui qui le fait avec passion.
En sens contraire, S. Augustin écrit que la passion de miséricorde « est au service de la raison quand on l'exerce de telle sorte que la justice n'est pas offensée, soit que l'on donne à l'indigent ou qu'on pardonne au pénitent ». Or rien de ce qui est au service de la raison ne diminue le bien moral. Donc la passion ne diminue pas celui-ci.
Réponse
Les stoïciens, considérant toutes les passions comme mauvaises, devaient conclure que toute passion diminue la bonté de l'acte humain car le bien, par son mélange avec le mal, disparaît complètement ou s'affaiblit. Cela est vrai si les passions ne sont que des mouvements désordonnés de l'appétit sensitif, c'est-à-dire des troubles et des maladies. Mais si nous appelons passion, sans plus, tous les mouvements de l'appétit sensible, alors la perfection du bien humain comporte que les passions, elles aussi, soient réglées par la raison. Puisque le bien de l'homme se fonde sur la raison comme sur sa racine, il sera d'autant plus parfait qu'il se communiquera à plus de choses convenant à l'homme. Personne ne doute qu'il importe au bien moral de l'homme que les actes extérieurs de ses membres soient dirigés selon la règle de la raison. Aussi, puisque l'appétit sensible peut obéir à la raison, comme nous l'avons vu, il appartient à la perfection du bien moral ou humain que les passions de l'âme elles-mêmes soient réglées par la raison.
Donc, de même qu'il est meilleur que l'homme veuille le bien et le réalise extérieurement, ainsi la perfection du bien moral requiert que l'homme ne soit pas mû au bien par sa volonté seulement, mais aussi par son appétit sensible, selon cette parole du Psaume (Psaumes 84.3) : « Mon cœur et ma chair ont exulté dans le Dieu vivant », le « cœur » étant ici l'appétit intellectuel, et la « chair » l'appétit sensible.
Solutions
1. Les passions peuvent soutenir un double rapport avec le jugement de la raisons. Parfois elles le précèdent. Dans ce cas, elles obscurcissent le jugement, qui conditionne la bonté de l'acte moral, et, par suite, elles diminuent la bonté de cet acte ; il est plus digne de louange d'accomplir une œuvre de charité par jugement de raison que par la seule passion de pitié. D'autres fois, les passions sont consécutives au jugement. Ce peut être d'une double manière : 1° Par manière de rejaillissement lorsque, la partie supérieure de l'âme se portant intensément vers une chose, la partie inférieure suit aussi son mouvement. Dans ce cas, la passion provoquée dans l'appétit sensible témoigne de l'intensité de la volonté et donc d'une bonté morale plus grande. — 2° Par manière de choix : on choisit, par un jugement rationnel, d'être affecté de telle passion afin d'agir plus vite, avec l'aide de l'appétit sensible. La passion ajoute alors à la bonté de l'acte.
2. Dieu et les anges n'ont ni appétit sensible ni membres corporels ; aussi le bien, pour eux, ne consiste pas dans un ordre imposé aux passions ou aux actes physiques, comme il en va pour nous.
3. La passion qui tend au mal en devançant le jugement de la raison diminue le péché, mais si elle le suit de l'une ou l'autre manière que nous avons dite, elle augmente le péché ou témoigne de son accroissement.
Objections
1. Il semble qu'aucune passion ne soit moralement bonne ou mauvaise par son espèce. En effet, le bien et le mal moral se définissent par rapport à la raison. Or les passions sont dans l'appétit sensible ; ce qui appartient à la raison leur est accidentel, et, par suite, n'entre pas dans leur détermination spécifique.
2. Actes et passions sont spécifiés par leur objet. Donc, si quelque passion était bonne ou mauvaise spécifiquement, il faudrait que les passions dont l'objet est bon soient bonnes par leur espèce, comme l'amour, le désir et la joie ; tandis que les passions qui portent sur le mal seraient spécifiquement mauvaises, comme la haine, la crainte et la tristesse. Or ceci est faux. Donc il n'y a pas de passion spécifiquement bonne ou mauvaise.
3. Toutes les espèces de passions se retrouvent dans le monde animal. Or le bien moral n'existe que chez l'homme. Donc aucune passion n'est bonne ou mauvaise spécifiquement.
En sens contraire, S. Augustin dit que « la miséricorde relève de la vertu ». Aristote écrit aussi que la pudeur est une passion digne de louange. Il y a donc des passions qui sont bonnes ou mauvaises par leur espèce même.
Réponse
Ce que nous avons dit des actes, il semble que nous devons le dire des passions, à savoir que l'espèce d'un acte ou d'une passion peut être considérée à un double point de vue. 1° En tant qu'elle appartient à l'ordre naturel des choses — en ce sens, l'espèce de l'acte ou de la passion est étrangère au bien ou au mal moral. 2° En tant qu'elle relève de l'ordre de la moralité, c'est-à-dire qu'elle participe du volontaire et du jugement de la raison. L'espèce de la passion, ainsi entendue, peut relever de l'ordre moral, selon que l'objet de la passion implique ou non un accord avec la raison ; on le voit clairement pour la pudeur, qui est la crainte d'une chose laide, et pour l'envie, qui est la tristesse du bien d'autrui. C'est en ce sens que le bien et le mal moral sont en relation avec l'espèce des actes extérieurs.
Solutions
1. L'objection se rapporte à l'espèce naturelle des passions, en tant qu'elles appartiennent au seul appétit sensible. Cependant, dans la mesure où cet appétit obéit à la raison, le bien et le mal moral ne sont plus en lui accidentellement, mais essentiellement et par soi.
2. Les passions qui tendent au bien sont bonnes, si c'est un vrai bien ; de même celles qui éloignent d'un vrai mal. Au contraire, les passions qui consistent à s'éloigner du bien ou à s'approcher du mal sont mauvaises.
3. Chez les bêtes l'appétit sensible n'obéit pas à la raison. Et pourtant, selon qu'il est dirigé par une certaine « estimative » naturelle, relevant d'une raison supérieure, qui est la raison divine, on peut parler chez les animaux d'une ressemblance de bien moral dans leurs passions.