- L'union est-elle un effet de l'amour ?
- L'inhabitation mutuelle ?
- L'extase ?
- La jalousie ?
- L'amour est-il une passion qui blesse celui qui aime ?
- L'amour est-il la cause de tout ce qu'on fait quand on aime ?
Objections
1. Il semble que non. Car l'absence s'oppose à l'union. Mais l'amour est compatible avec l'absence, selon ce mot de l'Apôtre (Galates 4.18) parlant de lui-même d'après la Glose : « Il est bien d'être l'objet d'une affection quand c'est dans le bien, toujours et non pas seulement quand je suis présent parmi vous. » L'union n'est donc pas un effet de l'amour.
2. Toute union se réalise ou bien selon l'essence : c'est ainsi que la forme est unie à la matière, l'accident au sujet, la partie au tout ou à une autre partie pour constituer le tout ; ou bien par similitude de genre, d'espèce ou d'accident. Or l'amour ne produit pas l'union selon l'essence ; sinon l'amour ne se porterait jamais sur des êtres séparés par leur essence. Quant à l'union de ressemblance, elle ne vient pas de l'amour, c'est plutôt elle qui en est la cause, on l'a dit récemment. L'union n'est donc pas un effet de l'amour.
3. Le sens en acte devient le sensible lui-même en acte, et l'intelligence en acte s'identifie avec l'objet intelligible en acte ; mais celui qui aime, dans l'exercice même de son amour ne fait pas un avec l'objet aimé en acte. C'est donc que l'union est plutôt un effet de la connaissance que de l'amour.
En sens contraire, Denys affirme que tout amour est une « force unitive ».
Réponse
Il y a deux formes d'union de l'aimant à l'objet aimé. La première se fait dans la réalité, lorsque l'aimé est présent à l'aimant. L'autre est une union affective, qui doit être analysée en fonction de la connaissance antécédente, car tout mouvement de l'appétit fait suite à une connaissance. Les deux amours, celui de convoitise et celui d'amitié, procèdent l'un et l'autre d'une certaine connaissance de l'unité entre l'aimant et l'aimé. En effet, lorsqu'on aime quelque chose par convoitise, on le considère comme appartenant à la perfection de son être propre. Et de même, lorsqu'on aime quelqu'un d'un amour d'amitié, on lui veut du bien comme on en veut à soi-même; c'est donc qu'on l'appréhende comme un autre soi-même, en tant qu'on lui veut du bien comme à soi. C'est pourquoi on appelle l'ami « un autre soi-même ». Et S. Augustin écrit : « Il a bien parlé de son ami, celui qui l'a appelé la moitié de son âme. »
La première espèce d'union, l'amour la produit par manière de cause efficiente, car il pousse à désirer et à rechercher la présence de l'aimé en tant qu'il lui convient et lui appartient. La seconde espèce d'union est causée par l'amour selon une causalité formelle, car l'amour lui-même est cette union ou ce lien. Ce qui fait dire à S. Augustin que l'amour est « comme une sorte de vie unissant deux êtres ou cherchant à les unir : l'aimant et l'objet de son amour ». Le mot « unissant » se rapporte à l'union affective, sans laquelle il n'est point d'amour, et ces mots : « cherchant à les unir » visent l'union réelle.
Solutions
1. L'objection se rapporte à l'union réelle. C'est elle que le plaisir requiert, comme sa cause. Le désir, au contraire, implique l'absence réelle de l'aimé ; quant à l'amour, il existe et dans l'absence et dans la présence.
2. L'union soutient avec l'amour une triple relation. Une certaine union est cause de l'amour. C'est une union substantielle, quand il s'agit de l'amour qu'on se porte à soi-même; une union de ressemblance, quand on parle de l'amour qu'on a pour les autres, nous venons de le dire.
Mais telle autre union est essentiellement l'amour lui-même. C'est l'union qui se fait par adaptation affective. On l'assimile à l'union substantielle, en tant que l'aimant considère l'aimé, dans l'amour d'amitié, comme un autre soi-même et, dans l'amour de convoitise, comme quelque chose de soi.
Enfin une troisième union est un effet de l'amour. C'est l'union réelle que l'aimant recherche avec ce qu'il aime. Elle répond aux exigences de l'amour ; comme le rapporte Aristote : « Aristophane disait que ceux qui s'aiment, de deux qu'ils sont voudraient ne faire qu'un » ; mais parce que « ce serait alors la disparition des deux ou de l'un des deux », ils recherchent la seule union qui convienne : celle de la vie en commun, de la conversation et autres relations semblables.
3. La connaissance s'achève du fait que l'être connu s'unit au connaissant par sa ressemblance. Mais l'amour fait que la réalité aimée elle-même est unie en quelque manière à celui qui aime. Aussi l'amour est-il plus unifiant que la connaissance.
Objections
1. Il semble que l'amour ne cause pas cette inhabitation mutuelle, par laquelle l'aimé serait dans l'aimant, et réciproquement. En effet, exister dans un autre, c'est être contenu en lui. Mais on ne peut à la fois contenir et être contenu. Donc l'amour ne peut créer l'inhabitation mutuelle par laquelle l'aimé serait dans l'aimant, et réciproquement.
2. On ne peut pénétrer à l'intérieur d'un tout sans le diviser. Or diviser ce qui est un dans la réalité n'appartient pas à l'appétit, siège de l'amour, mais à la raison. L'inhabitation mutuelle n'est donc pas un effet de l'amour.
3. Si, en vertu de l'amour, l'aimant est dans l'aimé et réciproquement, il s'ensuivra que l'aimé est uni à l'aimant comme celui-ci l'est à l'aimé. Mais l'union est elle-même identique à l'amour, on vient de le voir. Il s'ensuivrait que l'aimant serait toujours aimé par celui qui l'aime : ce qui est évidemment faux. Donc l'inhabitation mutuelle n'est pas l'effet de l'amour.
En sens contraire, il est écrit dans S. Jean (1 Jean 4.16) : « Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui. » Or la charité, c'est l'amour de Dieu. Donc, pour la même raison, tout amour réalise cette inhabitation mutuelle de l'aimant et de l'aimé.
Réponse
Que l'aimant soit dans l'aimé, et réciproquement, cela peut s'entendre au double point de vue de la connaissance et de l'appétit. Au premier point de vue, on dit que l'aimé est dans l'aimant en tant qu'il demeure dans la connaissance de celui-ci, selon ces mots de l'Apôtre (Philippiens 1.7) : « je vous porte dans mon cœur. » Mais on dit que l'aimant est dans l'aimé par la connaissance en tant qu'il ne se satisfait pas d'une connaissance superficielle de l'aimé mais s'efforce d'explorer à fond tout ce qui le concerne, et de pénétrer ainsi dans son intimité. C'est le sens de ces mots appliqués à l'Esprit Saint, qui est l'Amour de Dieu : « Il scrute même les profondeurs de Dieu » (1 Corinthiens 2.10).
Mais au point de vue de la puissance appétitive, on dit que l'aimé est dans l'aimant en tant qu'il est dans le cœur de celui-ci par une sorte de complaisance ; si bien qu'il se délecte de l'aimé ou de ses biens, quand ils sont présents ; s'ils sont absents, son désir se porte vers l'aimé lui-même par l'amour de convoitise, ou vers les biens qu'il lui veut par l'amour d'amitié. Et ce n'est pas pour quelque motif extrinsèque comme lorsque l'on désire une chose à cause d'une autre, ou que l'on veut du bien à quelqu'un en vue d'autre chose, mais à cause de la complaisance pour l'aimé enracinée dans le cœur. C'est pour cela que l'on situe l'amour au fond du cœur et que l'on parle des « entrailles de la charité ».
Réciproquement, l'aimant est dans l'aimé, mais différemment selon qu'il y a amour de convoitise ou amour d'amitié. En effet, l'amour de convoitise ne se repose dans aucune possession ou jouissance extérieure et superficielle de l'aimé, mais a cherche à le posséder parfaitement et à le joindre, pour ainsi dire, en son plus intime. Dans l'amour d'amitié, au contraire, l'aimant est dans l'aimé en ce sens qu'il considère les biens ou les maux de son ami comme les siens, et la volonté de son ami comme la sienne propre, de telle sorte qu'il parait recevoir et éprouver lui-même en son ami les biens et les maux. C'est pour cela que, d'après Aristote, le trait caractéristique des amis est de « vouloir les mêmes choses, avoir les mêmes peines et les mêmes joies ». Ainsi donc, en tant qu'il considère comme sien ce qui est à son ami, l'aimant semble exister en celui qu'il aime et être comme identifié à lui. Au contraire, en tant qu'il veut et agit pour son ami comme pour soi-même, le considérant comme un avec soi, c'est l'aimé qui est dans l'aimant.
Il y a une troisième manière d'entendre cette mutuelle inhabitation par l'amour d'amitié ; c'est celle de l'amour qui répond à l'amour : les amis s'aiment l'un l'autre, se veulent et se font mutuellement du bien.
Solutions
1. L'aimé est contenu dans celui qui aime, en tant qu'il est gravé dans son cœur par une sorte de complaisance. Réciproquement, l'aimant est contenu dans l'aimé, en ce sens qu'il rejoint en quelque sorte l'intimité de son ami. Rien n'empêche en effet que l'on contienne et que l'on soit contenu à des titres divers ; c'est ainsi que le genre est contenu dans l'espèce, et réciproquement.
2. La saisie de la raison précède le mouvement de l'amour. Aussi, de même que la raison fait son enquête, l'affection de l'amour s'insinue au cœur de l'aimé, comme on vient de le dire.
3. Cette objection est tirée du troisième genre d'inhabitation mutuelle, qui ne se vérifie pas en tout amour.
Objections
1. Il semble que non, car l'extase semble comporter une sorte d'aliénation, que l'amour ne produit pas toujours, car ceux qui s'aiment gardent parfois la possession d'eux-mêmes. Donc l'amour ne produit pas l'extase.
2. L'aimant désire que l'aimé lui soit uni. Donc il l'attire à soi, plutôt qu'il ne va vers lui en sortant de soi.
3. L'amour unit l'aimé à l'aimant, on vient de le dire. Donc, si l'aimant se tend hors de soi pour rejoindre l'aimé, il s'ensuit qu'il aime toujours l'autre plus que soi-même, ce qui est manifestement faux. Donc l'extase n'est pas l'effet de l'amour.
En sens contraire, Denys écrit que « l'amour divin produit l'extase », et que « Dieu lui-même est sorti de soi par amour ». Donc, puisque tout amour est une certaine ressemblance participée de l'amour divin, comme il l'explique au même endroit, il semble que tout amour soit cause d'extase.
Réponse
On dit de quelqu'un qu'il est en extase lorsqu'il est mis hors de soi. Cela peut arriver dans l'ordre de l'appréhension et dans celui de l'appétit. Dans l'ordre de l'appréhension, on dit de quelqu'un qu'il se met hors de soi quand il est entraîné hors de la connaissance qui lui est propre. Ce peut être parce qu'il est introduit à une connaissance plus haute, comme élevé à la compréhension de certaines choses dépassant la portée de ses sens et de sa raison, et dont on dit qu'il est en extase parce qu'il est transporté hors de la perception naturelle de sa raison et de ses sens. Ou bien ce peut être parce qu'il est profondément déprimé, et lorsque quelqu'un tombe dans le délire ou la folie, on dit qu'il a une extase. — Dans l'ordre de l'appétit on dit qu'il y a extase lorsque l'appétit d'un homme se porte sur un autre en sortant de soi pour ainsi dire.
C'est l'amour qui produit la première sorte d'extase par mode de disposition, en tant qu'il fait méditer sur ce qu'on aime, comme nous l'avons dit à l'article précédent, et la méditation intense d'une chose fait oublier toutes les autres. — Quant à la seconde extase, l'amour en est la cause directe : purement et simplement dans l'amour d'amitié, et d'une certaine manière seulement dans l'amour de convoitise. Car, dans l'amour de convoitise, l'aimant se porte en quelque sorte hors de soi, parce que, non content de jouir du bien qu'il possède, il cherche à jouir de quelque chose en dehors de lui-même. Mais ce bien extérieur, il cherche à l'avoir pour soi, il ne sort pas à vrai dire de soi ; aussi, une telle affection, en fin de compte, le referme sur lui-même. Mais dans l'amour d'amitié, l'affection sort absolument d'elle-même, car on veut du bien à son ami et on y travaille, comme si l'on était chargé de pourvoir à ses besoins et cela en vue de l'ami lui-même.
Solutions
1. L'objection ne vaut que pour la première sorte d'extase.
2. La raison vaut pour l'amour de concupiscence qui ne produit pas l'extase au sens pur et simple.
3. Celui qui aime sort de soi dans la mesure où il veut le bien de son ami et le réalise. Mais il ne veut pas le bien de son ami plus que le sien propre ; il ne s'ensuit donc pas qu'il aime l'autre plus que lui-même.
Objections
1. Il semble que non, car la jalousie est une source de dispute, comme on le voit par ces mots de S. Paul (1 Corinthiens 3.3) : « Puisqu'il y a parmi vous de la jalousie et des disputes. » Il n'est donc pas un effet de l'amour, lequel fuit les disputes.
2. L'objet de l'amour est le bien, qui tend à se communiquer. Or la jalousie s'oppose à la communication; elle ne souffre aucun partage dans l'objet de son amour, ainsi dit-on que les hommes sont jaloux de leurs épouses qu'ils ne veulent pas avoir en commun avec d'autres. La jalousie ne vient donc pas de l'amour.
3. La jalousie ne va pas sans haine, comme elle ne va pas sans amour, car il est écrit dans le Psaume (Psaumes 73.3) : « J'étais jaloux des orgueilleux. » On ne doit donc pas dire que la jalousie est un effet de l'amour plutôt que de la haine.
En sens contraire, d'après Denys : « Dieu est appelé jaloux à cause du grand amour qu'il a pour ce qui existe. »
Réponse
La jalousie, en quelque sens qu'on la prenne, vient de l'intensité de l'amour. Il est manifeste en effet que plus une force se porte intensément vers quelque chose, plus elle repousse avec vigueur ce qui lui est contraire ou opposé. Or l'amour, dit S. Augustin, est « une sorte de mouvement qui tend vers l'aimé » : un amour ardent cherchera donc à exclure tout ce qui s'oppose à lui.
Mais cela se produit différemment dans l'amour de convoitise et dans l'amour d'amitié. Car dans l'amour de convoitise, celui qui désire ardemment quelque chose s'emporte contre tout ce qui l'empêche d'obtenir ce qu'il aime ou d'en jouir tranquillement. C'est en ce sens que l'on parle de la jalousie des maris pour leurs femmes : ils ne veulent pas que ce qu'ils cherchent d'unique auprès d'elles soit empêché par la compagnie des autres. Et de même, ceux qui sont avides de supériorité s'élèvent contre ceux qui leur paraissent supérieurs, comme s'ils empêchaient leur propre supériorité : c'est la jalousie envieuse, dont il est écrit (Psaumes 37.1) : « Ne sois pas jaloux des méchants; ne porte pas envie à ceux qui font le mal. »
Dans l'amour d'amitié, au contraire, on cherche le bien de l'ami et, quand l'amour est intense, il dresse celui qui aime contre tout ce qui s'oppose au bien de son ami. On dit alors de quelqu'un qu'il est jaloux de son ami quand il s'applique à éloigner les paroles ou les actes qui vont contre le bien de celui-ci. C'est aussi de cette jalousie que l'on est animé pour Dieu quand on fait son possible pour empêcher ce qui est contraire à son honneur ou à sa volonté, selon cette parole du livre des Rois (1 Rois 19.10) : « je suis rempli d'un zèle jaloux pour le Seigneur des armées. » Sur ce texte de S. Jean (Jean 2.19) : « l'amour jaloux de ta maison me dévore », la Glose dit également : « Il est dévoré d'une bonne jalousie, celui qui s'efforce de corriger tout ce qu'il voit de mal et qui, s'il ne peut y réussir, le supporte en gémissant. »
Solutions
1. L'Apôtre parle à cet endroit de la jalousie envieuse, qui provoque en effet des disputes, non certes contre la chose aimée, mais en sa faveur et contre ce qui lui fait obstacle.
2. Le bien est aimé en tant qu'il peut se communiquer à celui qui aime. C'est pourquoi tout ce qui empêche la perfection de cette communication est considéré comme odieux. Et en ce cas la jalousie est causée par l'amour du bien. Mais il arrive que, par insuffisance de bonté, certains biens de peu de valeur ne peuvent être possédés simultanément et intégralement par plusieurs. C'est l'amour de tels biens qui engendre la jalousie envieuse. Il n'en va pas de même, à proprement parler, quand il s'agit de ces biens que plusieurs peuvent posséder pleinement : nul n'est envieux d'autrui pour sa connaissance de la vérité, que plusieurs peuvent acquérir intégralement. On peut seulement être jaloux de celui qui la possède de façon supérieure.
3. Le fait même que l'on déteste ce qui s'oppose à l'ami procède de l'amour. C'est pourquoi la jalousie est dite, en rigueur de termes, un effet de l'amour plutôt que de la haine.
Objections
1. Il semble que oui, car la langueur est une sorte de blessure. Or l'amour cause la langueur, selon ces mots du Cantique (Cantique 2.5) : « Soutenez-moi avec des fleurs, fortifiez-moi avec des pommes, car je languis d'amour. » L'amour est donc une passion qui blesse.
2. La liquéfaction est une sorte de décomposition. Or l'amour liquéfie, car il est écrit (Cantique 5.6) : « Mon âme s'est liquéfiée lorsque mon bien-aimé a parlé. » C'est donc que l'amour décompose, détruit et blesse.
3. La ferveur désigne un certain excès de chaleur, capable de détruire. Or la ferveur est causée par l'amour ; en effet Denys signale parmi les propriétés de l'amour des Séraphins qu'il est « chaud, pénétrant et plus que fervent ». Dans le Cantique (Cantique 8.6), il est dit aussi de l'amour que « ses ardeurs sont des ardeurs de feu et de flamme ». L'amour est donc une passion qui blesse et qui détruit.
En sens contraire, Denys écrit que « tous les êtres s'aiment d'un amour qui maintient », c'est-à-dire qui conserve. L'amour n'est donc pas une passion qui blesse, mais plutôt qui conserve et perfectionne.
Réponse
Nous l'avons dit, l'amour signifie une certaine adaptation de la puissance affective à un bien. Or aucun être n'est blessé pour s'être adapté à ce qui lui convient ; il s'accomplit plutôt, si c'est possible, et en devient meilleur. Au contraire, ce qui veut s'adapter à ce qui ne lui convient pas en est blessé et détérioré. Donc, l'amour du bien qui convient perfectionne et améliore celui qui aime; l'amour du bien qui ne convient pas blesse et détériore. C'est pour cela que l'homme est perfectionné et rendu meilleur surtout par l'amour de Dieu, tandis qu'il est blessé et détérioré par l'amour du péché, selon ces mots d'Osée (Osée 9.10) : « Ils sont devenus abominables comme l'objet de leur amour. »
Cela doit s'entendre de l'amour au point de vue de ce qu'il y a de formel en lui, c'est-à-dire de l'appétit. Quant à l'aspect matériel de la passion de l'amour, à savoir une certaine modification corporelle, il arrive que l'amour blesse, à cause d'un certain excès, comme cela arrive dans l'activité sensorielle, et en tout acte d'une puissance de l'âme qui s'exerce avec modification de l'organe corporel.
Solutions
Aux trois objections il faut répondre que l'on peut attribuer à l'amour quatre effets immédiats : la liquéfaction, la jouissance, la langueur et la ferveur. Le premier de tous est la liquéfaction, qui s'oppose à la congélation. Ce qui est congelé, en effet, est resserré en soi-même, au point que rien ne peut facilement y pénétrer. Au contraire, l'amour dispose l'appétit à accueillir le bien qu'il aime, de sorte que l'aimé est dans l'aimant, comme nous l'avons vu. On voit donc que la congélation ou dureté du cœur est une disposition qui s'oppose à l'amour, tandis que la liquéfaction implique un certain attendrissement qui permet au cœur de s'offrir à la pénétration de l'aimé. Donc, si l'aimé est présent et possédé, c'est la joie ou jouissance ; s'il est absent, il en résulte deux autres passions : la tristesse de l'absence ou langueur (c'est pourquoi Cicéron qualifie de maladie la tristesse plus que le reste), et un désir intense d'obtenir ce qu'on aime, qui s'appelle ferveur. — Ces quatre effets sont produits par l'amour considéré formellement, selon le rapport de la puissance appétitive à son objet. Mais dans la passion de l'amour, d'autres effets s'ensuivent, proportionnés aux premiers, et constitués par une modification organique.
Objections
1. Il semble que non car, on l'a vu, l'amour est une passion. Mais tout ce que l'homme fait, il ne le fait pas par passion ; il fait certaines choses par choix et d'autres par ignorance, dit Aristote. Donc tout ce que l'on fait, on ne le fait pas par amour.
2. L'appétit est le principe du mouvement et de l'action chez tous les animaux, comme le montre Aristote. Donc, si l'on fait tout par amour, les autres passions de l'appétit sont superflues.
3. Rien ne vient à la fois de causes contraires. Or il est des choses qui se font par haine. Tout ne se fait donc pas par amour.
En sens contraire, Denys écrit : « C'est par amour du bien que tous les êtres font tout ce qu'ils font. »
Réponse
Tout agent agit pour une fin, nous l'avons dit. Or la fin est le bien désiré et aimé par chacun. Il est donc manifeste que tout agent, quel qu'il soit, accomplit toutes ses actions en vertu d'un amour.
Solutions
1. Cette objection se fonde sur l'amour qui est une passion existant dans l'appétit sensitif. Or nous parlons ici de l'amour au sens large, selon qu'il englobe l'amour intellectuel, l'amour rationnel, l'amour animal et l'amour naturel. Car c'est ainsi que Denys parle de l'amour.
2. De l'amour, nous l'avons déjà dit, naissent le désir, la tristesse et le plaisir, et par suite toutes les autres passions. Il s'ensuit que toute action qui procède d'une passion quelconque, procède aussi de l'amour comme de sa cause première. Les autres passions ne sont donc pas superflues : ce sont des causes prochaines.
3. La haine elle-même est causée par l'amour, comme nous le dirons bientôt.