Le célèbre Ambroise dont nous avons déjà parlé tant de fois, ayant appris cette triste et déplorable exécution, alla au devant de l'Empereur comme il voulait entrer dans l'Église, et l'en empêcha en lui parlant de cette sorte :
Ne savez-vous pas le massacre qui a été fait par votre ordre, et maintenant que votre colère doit être apaisée, n'en reconnaissez-vous pas l'injustice ? Peut-être que la grandeur de votre pouvoir vous cache l'énormité de votre crime, et que la licence de tout faire que vous donne l'autorité absolue, vous empêche de vous servir de vos lumières. Il est cependant nécessaire de faire souvent réflexion sur la faiblesse de notre nature, sur son instabilité, sur la pente naturelle par laquelle elle retombe continuellement dans la corruption de sa première origine, et se résout dans la poussière dont elle a été formée. Il ne faut pas que l'éclat de la pourpre qui couvre votre corps, vous dérobe la vue de ses inimitées, et de ses défauts. Les sujets auxquels vous commandez, sont non seulement des hommes, qui partagent comme solidairement avec vous la même nature, mais des compagnons qui servent le même Maître. Car le Dieu qui a créé l'Univers, est le Souverain commun des Princes, et des peuples. Avec quels yeux verrez-vous le Temple qui est le Palais de ce Souverain Seigneur ? Avec quels pieds marcherez-vous sur une terre qui est sanctifiée par sa présence ? Comment lèverez-vous au Ciel des mains qui dégoûtent encore de sang ? Comment recevrez-vous le sacré corps du Sauveur, dans ces mains toutes souillées ; Comment porterez-vous son sang précieux à une bouche, d'où sont sortis des ordres de fureur, en vertu desquels on a sacrifié des innocents ? Retirez-vous donc, et expiez votre péché, par une humble satisfaction, au lieu de l'augmenter par une insolente désobéissance. Recevez le lien que le Seigneur vous met, comme un lien qui a la force de refermer vos blessures, et de vous guérir.
L'Empereur qui avait été nourri des maximes de l'Écriture Sainte, et qui savait les bornes, où s'étendent la puissance spirituelle des Évêques, et la puissance temporelle des Empereurs, déféra à cette sévère remontrance d'Ambroise, et s'en retourna à son Palais en jetant des soupirs, et en versant des larmes. La fête de la naissance du Sauveur étant arrivée huit mois après, Rufin, maître des Offices, surpris de ce que l'Empereur fondait en pleurs, prit la liberté de lui en demander la cause. Ce Prince jetant de plus profonds soupirs, versant de plus abondantes larmes qu'auparavant lui dit :
Vous vous réjouissez parce que vous ne sentez rien de mes maux. Mais quand je considère l'extrémité de ma misère, et que je sais réflexion qu'au lieu que l'Église est ouverte aux pauvres, et aux esclaves, et qu'ils ont la liberté d'y entrer quand il leur plaît, pour implorer le secours de Dieu dans leurs besoins, je gémis du fond de mon cœur, et je rappelle avec amertume dans ma mémoire cette parole par laquelle le Sauveur a promis à ses Apôtres, que tout ce qu'ils feront sur la terre, sera lié dans le Ciel.
Rufin lui ayant dit :
Si vous avez agréable, j'irai trouver l'Évêque, et le supplierai de vous délier.
Théodose lui départit :
Vous n'obtiendrez rien de lui, je suis persuadé de la justice de la condamnation qu'il a prononcée contre moi, et je sais que la considération de la grandeur humaine, ne le portera jamais à violer la loi de Dieu.
Rufin ayant persisté, et ayant assuré qu'il obtiendrait quelque grâce d'Ambroise, l'Empereur lui permit de l'aller trouver et y alla lui-même un peu après, attiré par l'espérance que Rufin lui avait donnée. Dès qu'Ambroise vit Rufus, il lui dit :
Vous traitez l'impudence des chiens, car il a bien fallu que vous ayez renoncé à toute sorte de pudeur, quand vous avez conseillé le massacre qui a été commis, et que vous avez eu une rage si aveugle, que de déchirer l'image de Dieu.
Rufin ayant continué de le supplier, et l'ayant averti que l'Empereur arriverait incontinent après lui, ce saint Évêque lui dit avec le zèle dont il était tout rempli :
Je vous déclare que je ne permettrai point qu'il entre dans l'Église ; que s'il veut changer son Empire en tyrannie, je souffrirai la mort très-volontiers.
Rufin envoya avertir Théodose de la disposition où était Ambroise, et lui conseilla de se tenir dans son Palais. Mais ce Prince ayant reçu cet avis au milieu de la place publique, répondit :
J'irai à l'Église, j'écouterai avec patience les justes reproches de l'Évêque, et je souffrirai la confusion, que je mérite.
Lorsqu'il fut arrivé à la porte de l'Église, il s'approcha d'Ambroise, qui était au dehors, et le supplia de le délier. Ambroise l'ayant accusé de s'approcher de l'Église en tyran, et de mépriser les lois de Dieu avec une fureur sacrilège, Théodose lui dit :
Je ne m'élève point contre la loi qui m'a été donnée, et je ne désire point entrer dans l'Église contre vos ordres ; mais je vous supplie de m'absoudre en vue de la miséricorde infinie de notre Dieu, et de ne me pas fermer la porte qu'il ouvre à tous les véritables pénitents.
Quelle pénitence, répartit Ambroise, avez-vous faite d'un crime aussi énorme que le vôtre, et quel remède avez-vous appliqué a une aussi profonde blessure.
L'Empereur lui répondit, c'est à vous à me prescrire les remèdes, et à moi à m'en servir.
Ambroise lui dit alors :
Puisque vous avez jugé par colère au lieu de juger par raison, faites une loi qui déclare nul tout ce que vous aurez prononcé dans la chaleur de la colère et que quand vous aurez condamné quelqu'un à perdre, ou les biens, ou la vie, la sentence demeurera trente jours sans exécution, qu'après ces trente jours on vous la représentera, afin que vous l'examiniez avec un esprit dégagé de passion ; que si elle vous paraît alors injuste, vous la révoquerez, sinon vous commanderez qu'on l'exécute. Ce délai de trente jours ne nuira en rien au bien de la Justice.
L'Empereur ayant approuvé cet avis d'Ambroise, ayant commandé qu'on rédigeât la loi par écrit, et l'ayant signée, il reçut l'absolution. Étant ensuite entré dans l'Église avec une foi vive, et une humilité profonde, il ne se tint point debout, ni ne s'agenouilla point pour prier ; mais il se prosterna contre terre, et dit comme David :
Je suis prosterné en terre, et j'ai le visage dans la poussière : redonnez- moi s'il vous plaît une nouvelle vie, selon vos promesses.
Enfin il demanda pardon à Dieu en versant une grande abondance de larmes, en frappant son estomac, et en arrachant ses cheveux. Lorsque le temps de l'offrande fut arrivé, il s'avança pour faire la sienne, et après l'avoir faite, demeura dans l'enceinte de l'Autel. Le grand Ambroise rompit alors son silence pour lui apprendre la différence qu'il y a dans les places de l'Église. Il lui demanda premièrement ce qu'il voulait ; et quand il eut répondu, qu'il attendait pour participer aux saints Mystères, il lui fit dire par son Diacre :
Il n'y a que les Prêtres qui doivent entrer dans l'enceinte de l'Autel, les autres s'en doivent éloigner. Retirez-vous donc, et demeurez avec le peuple. La pourpre qui vous distingue du reste des hommes ne vous met pas au rang des Prêtres.
Théodose ayant reçu avec joie cette remontrance, fit dire à Ambroise que ce n'était point par vanité, ni par orgueil qu'il était demeuré dans l'enceinte de l'Autel, qu'il avait suivi en cela l'usage qui s'observe à Constantinople, et qu'au reste il le remerciait de son instruction. Voilà un léger crayon de l'éminente vertu de l'Empereur, et de l'Évêque. Pour moi je ne puis me lasser de les admirer, et de louer dans l'un sa liberté, et le zèle ; et dans l'autre l'obéissance, et la foi. Quand Théodose fut de retour à Constantinople, il y observa la règle qu'il avait apprise du grand Ambroise. Car étant entré dans l'Église un jour de fête, et ayant présenté son offrande à l'Autel, il se retira. L'Évêque Nectaire lui ayant demandé pourquoi il ne demeurait pas dans l'enceinte de l'Autel, il répondit en soupirant :
J'ai eu beaucoup de peine à apprendre la différence qu'il y a entre un Empereur, et un Évêque. J'ai eu beaucoup de peine à trouver un homme qui m'enseignât la vérité. Je ne connais qu'Ambroise qui mérite le titre d'Évêque.
Voilà le fruit que produisent les remontrances d'un homme d'une éminente vertu.