(8 octobre)
La courtisane Thaïs était si belle que beaucoup d’hommes, ayant vendu tous leurs biens par amour pour elle, s’étaient vus réduits à l’extrême misère, et que le seuil de sa maison était arrosé du sang de ses amants, poussés par leur jalousie à s’entretuer. Ce qu’apprenant, le solitaire Paphnuce se procura une pièce d’argent, revêtit un habit séculier, et se rendit dans la ville d’Égypte où demeurait la courtisane : après quoi il remit à celle-ci sa pièce d’argent, comme afin de pouvoir pécher avec elle. Et Thaïs, ayant reçu la pièce d’argent, lui dit : « Entrons dans ma chambre ? » Paphnuce entra dans cette chambre, où il y avait un lit tout couvert d’étoffes de prix. Mais comme la courtisane l’invitait à monter sur ce lit, il lui dit : « Si tu as une autre chambre, plus retirée, allons plutôt là ! » Elle le conduisit dans plusieurs autres chambres ; mais toujours il disait qu’il avait peur d’être vu. Alors Thaïs : « J’ai dans ma maison une chambre où personne ne peut entrer ; mais si c’est Dieu que tu crains, il n’y a pas de lieu au monde où tu puisses te dérober à ses regards ! » Et Paphnuce : « Tu sais donc que Dieu existe ? » Elle répondit qu’elle le savait, qu’elle connaissait aussi la vie future et le châtiment des pécheurs. Alors Paphnuce : « Si tu connais tout cela, pourquoi as-tu causé la perte de tant d’âmes ? Tu auras à rendre compte à Dieu de toutes ces âmes, en même temps que de la tienne : et sûrement tu seras damnée ! » Ce qu’entendant, Thaïs se jeta aux pieds du solitaire, fondit en larmes, et s’écria : « Mais je sais aussi qu’on peut se repentir, mon père, et j’ai confiance dans ta prière pour m’obtenir la remise de mes péchés ! Accorde-moi seulement trois heures de délai, et, après cela, j’irai où tu m’ordonneras d’aller, et je ferai ce que tu m’ordonneras de faire ! » Elle profita de ce délai pour recueillir tous les richesses qu’elle avait gagnées par ses péchés, et, les transportant sur la grande place, en présence de la foule, elle y mit le feu. Et elle disait : « Venez tous, vous qui avez péché avec moi, et voyez ce que je fais de vos présents ! » Puis, quand elle eut tout brûlé (et il y avait là des objets dont l’ensemble valait 400 livres d’or) elle rejoignit Paphnuce, qui la conduisit dans un couvent de femmes. Il l’enferma dans une étroite cellule, en mura la porte, et ne laissa qu’une petite fenêtre par où l’on devait, tous les jours, lui apporter un peu de pain et d’eau. Et comme ensuite il se retirait, elle lui dit : « Que m’ordonnes-tu, mon père, au sujet de l’endroit où je devrai uriner et déposer mes excréments ? » Et Paphnuce : « Tu feras tout cela dans ta cellule, ainsi que tu le mérites ! » Elle lui demanda ensuite comment elle devait prier. Et lui : « Tu n’es pas digne de prononcer le nom de Dieu, ni de lever les mains au ciel, car tes mains et tes lèvres sont pleines d’impureté. Tu te borneras donc à te prosterner du côté de l’Orient, et à répéter toujours cette phrase : “Toi qui m’as créée, aie pitié de moi !” »
Après que Thaïs fut ainsi restée enfermée pendant trois ans, Paphnuce eut pitié d’elle et vint trouver saint Antoine, pour lui demander si Dieu n’avait pas encore remis les péchés de la pénitente. Antoine réunit alors ses disciples, et leur enjoignit de rester en oraison, chacun de son côté, jusqu’à ce que Dieu révélât à l’un d’eux l’objet de la visite du solitaire Paphnuce. Et comme les disciples étaient en oraison, l’un d’eux, Paul, vit au ciel un grand lit couvert d’étoffes précieuses, et gardé par trois vierges au visage rayonnant. Ces trois vierges étaient la peur des châtiments futurs, la honte des péchés commis et la passion de la justice de Dieu. Et comme Paul disait à ces trois vierges que ce lit était sans doute réservé à Antoine, une voix d’en haut lui répondit : « Non, ce lit n’est point pour ton père Antoine, mais pour la courtisane Thaïs ! » Le lendemain, Paul s’empressa de raconter sa vision ; et Paphnuce, découvrant ainsi la volonté du ciel, s’empressa d’aller au monastère pour ouvrir la cellule de la pénitente. Mais celle-ci le suppliait de la laisser enfermée. Et il lui dit : « Sors de là, car Dieu t’a remis tes péchés. Il te les a remis non seulement à cause de ta pénitence, mais parce que tu as toujours gardé sa crainte au fond de ton âme ! » Elle vécut encore quinze jours, et s’endormit en paix.
Un autre solitaire nommé Éphrem, voulut convertir de la même façon une autre courtisane. Comme celle-ci essayait impudemment de l’inciter au péché, il lui dit : « Suis-moi ! » Après quoi il la conduisit dans un lieu où se trouvait une grande foule, et il lui dit : « Couche-toi, pour que je m’unisse à toi ! » Et elle : « Comment pourrais-je faire cela, quand toute cette foule me regarde ? » Et Éphrem : « Si tu rougis d’être vue par des hommes, ne devrais-tu pas rougir bien plus encore devant ton Créateur, dont le regard pénètre jusqu’au plus profond des ténèbres ? » Alors la courtisane, toute confuse, s’enfuit.