- L'action est-elle la cause propre du plaisir ?
- Le mouvement est-il cause de plaisir ?
- L'espoir et le souvenir... ?
- La tristesse... ?
- Les actions des autres sont-elles pour nous cause de plaisir ?
- Faire du bien à autrui est-il une cause de plaisir ?
- La ressemblance est-elle cause de plaisir ?
- Et l'étonnement... ?
Objections
1. Il ne semble pas que l'action soit la cause propre et première du plaisir ou délectation. Car, selon Aristote, « le plaisir consiste en ce que le sens subit quelque chose ». Nous avons vu en effet qu'il n'y a pas de plaisir sans connaissance. Or les objets des actions sont connus avant les actions elles-mêmes. L'action n'est donc pas la cause propre du plaisir.
2. Le plaisir consiste par excellence dans la possession de la fin ; c'est cela, en effet, que l'on désire par-dessus tout. Or l'action n'est pas toujours la fin ; celle-ci est parfois l'œuvre effectuée elle-même. L'action n'est donc pas par elle-même la cause propre du plaisir.
3. Le loisir et le repos impliquent la cessation de l'action. Or ce sont choses délectables, dit Aristote. L'action n'est donc pas la cause du plaisir ou délectation.
En sens contraire, le Philosophe dit que « le plaisir est l'action connaturelle non empêchée ».
Réponse
Nous avons vu plus haut que deux choses sont requises pour le plaisir : l'obtention du bien qui convient, et la connaissance de cette obtention. Or ces deux choses consistent en une certaine action, car la connaissance en acte est une action ; de même, c'est par une action que nous atteignons le bien qui nous convient. De plus, l'action appropriée est elle-même un certain bien qui convient. Il faut donc que tout plaisir provienne d'une action.
Solutions
1. Les objets eux-mêmes des actions ne sont délectables que dans la mesure où ils nous sont unis, soit par la seule connaissance, comme lorsque nous prenons plaisir à considérer ou à observer certaines choses ; soit de toute autre manière, conjointement avec la connaissance, comme lorsqu'on se complaît dans la pensée que l'on possède tel ou tel bien, par exemple les richesses, l'honneur, etc. Ces biens ne sont cause de plaisir que dans la mesure où ils sont connus comme étant en notre possession. En effet, selon le Philosophe : « Il y a grand plaisir à penser qu'une chose nous est propre ; ce plaisir procède de l'amour naturel que chacun a pour soi-même. » D'autre part, posséder ces sortes de choses n'est rien d'autre que d'en user ou de pouvoir en user. Ce qui se fait par une action. Il est donc manifeste que tout plaisir se ramène à une action comme à sa cause.
2. Même en ces choses où ce ne sont pas les actions qui sont les fins, mais les œuvres effectuées, ces œuvres sont délectables en tant que possédées ou effectuées ; ce qui se rapporte à quelque usage ou action.
3. Les actions sont délectables dans la mesure où elles sont proportionnées et connaturelles à celui qui agit. Or, puisque les forces humaines sont limitées, l'action leur est proportionnée dans une certaine mesure. Par suite, si l'action excède cette mesure, elle ne leur sera plus proportionnée, ni par suite délectable, mais plutôt pénible et fastidieuse. C'est pour cela que le loisir et le jeu, et tout ce qui a trait au repos, est délectable en tant que cela enlève la tristesse qui naît du labeur.
Objections
1. Il ne semble pas, car ce qui est cause de plaisir, c'est le bien réellement possédé comme on l'a vu. Aussi le Philosophe dit-il que le plaisir ne se compare pas à un engendrement, mais à l'action d'un être déjà existant. Or, ce qui se meut vers autre chose ne le possède pas encore, mais se trouve, pour ainsi dire, en voie d'engendrement par rapport à lui, selon que tout mouvement entraîne génération et corruption, comme on le voit dans la Physique. Le mouvement n'est donc pas cause de plaisir.
2. Le mouvement introduit surtout peine et lassitude dans l'activité. Or, dès que celle-ci devient laborieuse et fatigante, elle n'est plus délectable mais plutôt éprouvante. Le mouvement n'est donc pas cause de plaisir.
3. Le mouvement comporte une sorte de nouveauté, qui s'oppose à l'habitude. Or « ce qui est habituel nous est délectable », dit Aristote. Le mouvement n'est donc pas cause de plaisir.
En sens contraire, S. Augustin écrit dans ses Confessions : « Qu'est-ce que cela signifie, Seigneur, mon Dieu ? C'est toi, oui toi, qui es ta joie éternelle, et certains êtres qui sont autour de toi se réjouissent sans cesse à cause de toi. Pourquoi cette partie-ci de tes créatures trouve-telle sa joie dans une alternance de chutes et de progrès, de discordances et d'harmonies ? » Ce qui donne à entendre que les hommes trouvent de la joie et du plaisir à certaines alternances. Ainsi le mouvement semble-t-il être cause de plaisir.
Réponse
Trois choses sont requises au plaisir ou délectation : le bien qui délecte, l'union délectable, et une troisième qui est la connaissance de cette union. Le mouvement, considéré en chacun de ces trois éléments, devient délectable comme dit le Philosophe dans l'Éthique et dans la Rhétorique. Car en nous, qui goûtons le plaisir, le changement devient délectable parce que notre nature est changeante. C'est pourquoi ce qui nous convient maintenant ne nous conviendra plus ensuite ; ainsi se chauffer près du feu convient à l'homme en hiver, mais non plus en été. — Si l'on considère le bien délectable qui nous est conjoint, le changement nous plaît également. Car l'action prolongée d'une cause accroît l'effet ; ainsi, plus on reste longtemps près du feu, plus on se réchauffe et plus on se sèche. Or l'harmonie naturelle consiste en une certaine mesure. C'est pourquoi, lorsque la présence prolongée de l'objet délectable dépasse la mesure de cette harmonie, on a plaisir à la voir cesser. — Enfin, du côté de la connaissance elle-même, le mouvement est délectable parce que l'homme désire connaître en totalité et en perfection. Donc, puisque certaines choses ne peuvent être appréhendées toutes ensemble, leur mobilité est ressentie comme agréable, car une partie succédant à l'autre, le tout peut être connu ainsi. C'est ce que note S. Augustin dans ses Confessions : « Vous ne voulez certainement pas que s'arrête la syllabe, mais qu'elle s'envole, et que d'autres la remplacent, pour que vous entendiez le tout. Il en est toujours ainsi pour ces choses qui n'en forment qu'une, et qui n'existent pas toutes en même temps : l'ensemble plaît plus que les parties, quand il est possible de l'embrasser. »
Donc, s'il y a un être dont la nature ne soit pas soumise au changement, et dont l'harmonie naturelle ne puisse éprouver d'excès par la présence prolongée de ce qui lui plaît ; qui, de plus, soit capable de saisir d'un seul regard tout l'objet de sa joie, pour cet être le changement ne sera pas délectable. Quant aux autres plaisirs, plus ils se rapprochent de celui que nous venons de dire, et plus ils pourront se prolonger.
Solutions
1. Ce qui se meut, bien qu'il ne possède pas encore parfaitement le but de son mouvement, commence cependant d'en posséder déjà quelque chose ; à ce point de vue, le mouvement lui-même participe du plaisir. Il n'atteint cependant pas à la perfection du plaisir ; car les plaisirs les plus parfaits ont pour objet les réalités immuables. Le mouvement est agréable aussi, en tant qu'il réalise une harmonie qui n'existait pas auparavant ou qui avait cessé d'exister, nous venons de le dire.
2. Le mouvement produit peine et lassitude lorsqu'il excède le régime normal de la nature. Alors il n'est plus agréable ; il ne l'est que dans la mesure où il éloigne ce qui est contraire à l'harmonie naturelle.
3. Ce que nous faisons par habitude devient délectable en tant qu'il devient naturel, car l'habitude est comme une seconde nature. Or le mouvement est délectable, non pas en tant qu'il s'éloigne de l'habitude, mais plutôt parce qu'il empêche la destruction de l'harmonie naturelle, qui pourrait provenir de la persistance d'une même opération. C'est donc pour la même raison de connaturalité que l'habitude et le mouvement deviennent l'un et l'autre délectables.
Objections
Il ne semble pas, car le plaisir naît du bien présent selon S. Jean Damascène. Or le souvenir et l'espoir portent sur ce qui est absent : le passé, pour le souvenir; l'avenir, pour l'espoir. Ils ne causent donc pas de plaisir.
2. Une même chose ne peut avoir des effets contraires. Or l'espoir est cause d'affliction, d'après les Proverbes (Proverbes 13.12) : « L'espoir différé afflige l'âme. »
3. Si l'espoir se rencontre avec le plaisir en ce qu'ils portent tous deux sur le bien, il en va de même pour la convoitise et pour l'amour. Donc on ne doit pas désigner l'espoir comme cause de délectation, de préférence à la convoitise et à l'amour.
En sens contraire, il est écrit dans l'épître aux Romains (Romains 12.12) : « Ayez la joie de l'espérance », et dans le Psaume (Psaumes 77.4 Vg) : « je me suis souvenu de Dieu et je me suis réjoui. »
Réponse
Le plaisir vient de la présence du bien qui convient, selon qu'elle est perçue par le sens ou autrement. Or une chose nous est présente de deux façons : d'une façon, par la connaissance, en tant que la chose connue est dans le connaissant selon sa ressemblance ; d'une autre façon, par son être même, en tant qu'elle nous est unie dans la réalité, en acte ou en puissance, de quelque manière que ce soit. Et parce que l'union selon la réalité l'emporte sur l'union par ressemblance, qui est une union de connaissance, et aussi parce que l'union réelle en acte l'emporte sur l'union en puissance, il en résulte que le plaisir le plus grand est celui qui vient des sens parce qu'il requiert la présence de la chose sensible. Au second rang vient le plaisir de l'espoir, dans lequel l'union agréable ne se fait pas seulement selon la connaissance, mais aussi selon la faculté ou le pouvoir d'atteindre le bien délectable. La délectation du souvenir tient la troisième place, car elle ne comporte que l'union de connaissance.
Solutions
1. Il est vrai que l'espoir et le souvenir portent sur ce qui est absent purement et simplement; mais cela est présent sous un certain rapport, soit par la connaissance seule, soit selon la connaissance et le pouvoir, au moins dans l'estimation du sujet.
2. Rien n'empêche qu'une même chose, sous des aspects différents, soit cause d'effets contraires. Ainsi l'espoir est cause de plaisir dans la mesure où l'on est actuellement persuadé de pouvoir atteindre un bien futur ; en tant que l'espoir est privé de la présence de ce bien, il cause l'affliction.
3. L'amour et la convoitise causent du plaisir. Car tout ce qui est aimé est délectable pour celui qui aime, du fait que l'amour est une sorte d'union ou de connaturalité de l'aimant et de l'aimé. De même, tout objet de convoitise est agréable à celui qui convoite, la convoitise étant surtout l'appétit du plaisir. Cependant l'espoir, parce qu'il comporte une certaine assurance de la présence réelle du bien agréable qu'on ne trouve ni dans l'amour ni dans la convoitise, est dit cause de plaisir plus que celle-ci. Et même, plus que le souvenir, tourné vers ce qui a déjà passé.
Objections
1. Il semble que non, car un contraire n'est pas cause de son contraire, et la tristesse est le contraire du plaisir.
2. Les contraires ont des effets contraires. Or le souvenir des choses délectables cause du plaisir ; celui des choses tristes sera donc cause de douleur et non de délectation.
3. La tristesse est, avec le plaisir, dans le même rapport que la haine avec l'amour. Or la haine ne cause pas l'amour : c'est plutôt l'inverse, on l'a déjà dit. La tristesse n'est donc pas cause de plaisir.
En sens contraire, il est écrit dans le Psaume (Psaumes 42.4) : « Mes larmes ont été ma nourriture jour et nuit. » Or, par nourriture il faut entendre le réconfort de la délectation. C'est donc que les larmes qui naissent de la tristesse peuvent être cause de délectation.
Réponse
La tristesse peut être envisagée à deux points de vue : selon qu'elle existe en acte, et selon qu'elle est objet de souvenir.
À ces deux titres, la tristesse peut être cause de plaisir. En effet, la tristesse existant en acte est cause de plaisir en tant qu'elle fait se souvenir de la chose aimée, dont l'absence attriste, mais dont la seule évocation réjouit. — Quant au souvenir de la tristesse, il est aussi source de plaisir, à cause de la délivrance qui a suivi. Car manquer d'un mal est considéré comme un bien ; aussi, savoir qu'on a échappé à des choses tristes et douloureuses ajoute-t-il à nos motifs de joie. C'est ainsi que S. Augustin écrit : « Souvent, dans la joie, nous nous souvenons de choses tristes, et, dans la santé, de choses douloureuses, mais sans en souffrir, et nous en sommes plus heureux et plus reconnaissants. » Et ailleurs : « Plus le péril dans le combat fut grand, et plus la joie sera grande dans le triomphe. »
Solutions
1. Il arrive qu'un contraire soit par accident cause de son contraire : « Ainsi le froid produit parfois de la chaleur », dit Aristote. Et de même la tristesse est cause de plaisir par accident, en tant qu'elle donne lieu à la perception d'une chose agréable.
2. Les choses tristes qu'on se remémore ne causent pas de plaisir en tant que tristes contraires aux choses agréables, mais en tant qu'on en est délivré. Pareillement le souvenir de choses agréables peut causer de la tristesse, en tant qu'on les a perdues.
3. La haine aussi peut provoquer l'amour par accident ; il y a des gens qui s'aiment parce qu'ils se rencontrent dans la haine d'un seul et même être.
Objections
1. Il nous semble que non, car la cause du plaisir est l'union avec notre propre bien. Or les actions d'autrui ne nous sont pas unies. L'action est le bien propre de celui qui agit. Donc, si les actions des autres sont pour nous cause de plaisir, tout autre bien, pour la même raison, nous causera du plaisir. Ce qui est manifestement faux.
3. L'action est agréable en tant qu'elle procède d'un habitus inné. Aristote écrit en effet : « Le signe qu'un habitus est engendré, c'est le plaisir qui accompagne l'action. » Or l'activité des autres ne procède pas de nos habitus personnels, mais parfois d'habitus qui sont en eux. C'est donc à eux et non à nous que cette activité est agréable.
En sens contraire, S. Jean écrit (2 Jean 1.4) : « J'ai eu bien de la joie à rencontrer de tes enfants qui vivent dans la vérité. »
Réponse
Comme nous l'avons déjà dit, deux choses sont requises pour le plaisir : atteindre son propre bien, et savoir qu'on l'a atteint. C'est donc de trois manières que l'action d'un autre peut nous être une cause de plaisir.
1° En tant qu'elle nous procure quelque bien. À ce point de vue, l'activité de ceux qui nous font du bien nous est agréable, car il est agréable de subir pour son bien l'action d'autrui.
2° Selon que l'action des autres nous apporte quelque connaissance ou estimation de notre propre valeur. C'est pour cela que les hommes ont du plaisir à être loués ou honorés par les autres, car ils estiment par là qu'il y a en eux-mêmes quelque bien. Et, parce que cette estime est fortifiée par le témoignage de gens vertueux et sages, c'est dans les louanges et les honneurs décernés par de tels hommes que l'on trouve le plus de délectation. Les flatteries elle-mêmes sont agréables à certains parce que la flatterie ressemble à la louange. Et puisque l'amour a pour objet le bien, et l'admiration la grandeur, être aimé et admiré des autres est agréable, parce que l'homme se persuade ainsi de sa propre bonté ou grandeur, en lesquelles il se délecte.
3° Les actions d'autrui nous font plaisir quand elles sont bonnes, en tant que ces actions elles-mêmes, nous les considérons comme notre propre bien par la force de l'amour qui fait estimer un ami comme un autre soi-même. Et la haine, qui nous fait estimer le bien d'un autre comme contraire à nous-mêmes, nous rend agréable l'action mauvaise d'un ennemi. Ce qui fait dire à S. Paul (1 Corinthiens 13.6) que la charité « ne prend pas plaisir à l'injustice, mais se réjouit de la vérité ».
Solutions
1. Les actions d'autrui peuvent être unies à moi ou par leurs effets, comme dans le premier cas ; ou par la connaissance, comme dans le deuxième ; ou par l'affection, comme dans le dernier.
2. Cet argument ne vaut que pour la troisième manière, selon laquelle les actions des autres nous sont cause de joie.
3. Les actions des autres, bien qu'elles ne procèdent pas d'habitus qui sont en moi, produisent cependant en moi quelque chose de délectable ; soit qu'elles me lassent apprécier ou reconnaître mon propre habitus ; soit qu'elles procèdent de l'habitus de quelqu'un qui est un avec moi par l'amour.
Objections
1. Il semble que non, car la délectation ou plaisir, est causée par l'obtention de notre propre bien, comme on l'a dit récemment. Mais faire du bien à autrui n'est pas obtenir son propre bien, c'est plutôt le dissiper. C'est donc une cause de tristesse plutôt que de joie.
2. Le Philosophe écrit : « Le manque de libéralité est plus naturel à l'homme que la prodigalité. » Or la prodigalité vise à la bienfaisance, tandis que le manque de libéralité éloigne de celle-ci. Puisqu'il n'y a que l'action connaturelle à chacun qui lui soit agréable, comme il est dit dans l'Éthique, il semble que la bienfaisance envers autrui ne soit pas cause de plaisir.
3. Les effets contraires procèdent de causes contraires. Or certaines choses qui consistent à faire du mal sont agréables pour la nature humaine, comme de vaincre, de reprendre ou de gronder les autres, et même de punir quand on est en colère, d'après Aristote. Faire du bien à autrui est donc plutôt cause de tristesse que de plaisir.
En sens contraire, le Philosophe affirme « Faire des largesses et porter secours à des amis ou à des étrangers est ce qu'il y a de plus délectable. »
Réponse
Faire du bien à autrui peut être cause de plaisir à un triple point de vue.
1° Par rapport à l'effet, qui est le bien produit chez l'autre. À ce titre, et selon que nous considérons comme nôtre le bien d'autrui à cause de l'amour qui nous unit, nous nous délectons du bien que nous faisons à autrui, surtout à nos amis, comme de notre bien propre.
2° Par rapport à la fin ; ainsi quand on espère, parce que l'on fait du bien à un autre, obtenir pour soi-même quelque bien, ou de Dieu ou d'un homme. L'espoir, en effet, est cause de délectation.
3° Par rapport au principe. Dans cette perspective, faire du bien à autrui peut être agréable par rapport à trois principes. Le premier est le pouvoir de faire du bien ; à ce titre, faire du bien est agréable en tant que l'on se persuade qu'on doit être riche de bien, puisqu'on peut en communiquer aux autres. C'est ainsi que les hommes se complaisent dans leurs enfants et dans leurs œuvres personnelles, comme en ce qui reçoit communication de leur propre bien. Le second principe est l'habitus qui incline à agir, et qui rend connaturel à quelqu'un de faire du bien — ainsi les hommes généreux trouvent du plaisir à donner aux autres. Le troisième principe est le motif pour lequel on agit ; par exemple quand on est amené à faire du bien à un autre par amour pour un ami ; en effet, tout ce que nous faisons ou souffrons pour un ami nous est agréable, car l'amour est la cause par excellence de la délectation.
Solutions
1. Donner son bien est agréable, en tant que cela témoigne de notre propre richesse. Mais pour autant que cela diminue notre bien, ce peut être affligeant ; par exemple si on le fait sans mesure.
2. La prodigalité répand le bien sans mesure, et cela est contraire à la nature. C'est en ce sens que la prodigalité est dite contraire à la nature.
3. Vaincre, reprendre et punir n'est pas agréable en tant que cela vise le mal de l'autre, mais en tant que cela ressortit à notre bien propre, que chacun aime plus qu'il ne hait le mal d'autrui. Vaincre, en effet, est délectable pour la nature, en tant que cela donne au vainqueur l'estime de sa propre excellence. C'est pour cela que tous les jeux où il y a compétition et possibilité de vaincre sont particulièrement agréables ; et en général toutes les compétitions, parce qu'elles impliquent l'espoir de vaincre. — Reprendre et gronder peuvent être cause de plaisir à un double titre. D'abord, en ce que cela donne à l'homme le sentiment de sa sagesse et de son excellence propres, car gronder et corriger appartient aux sages et aux supérieurs. Ensuite, parce que celui qui gronde ou reprend fait du bien à autrui ; ce qui est agréable, nous venons de le dire. — Enfin l'homme en colère a du plaisir à punir parce qu'il a l'impression de faire disparaître ainsi l'infériorité apparente que lui donnait le dommage subi. En effet, quand un homme a été lésé par quelqu'un, il semble, de ce fait, être mis par lui en état d'infériorité, et c'est pourquoi il cherche à se libérer de cette humiliation en rendant blessure pour blessure. — On voit ainsi que faire du bien à autrui peut être de soi agréable, tandis que lui faire du mal est agréable seulement si cela semble contribuer au bien propre.
Objections
1. Il semble que non, car commander et présider implique une certaine dissemblance. Or « commander et présider est délectable pour la nature », dit Aristote. Donc la dissemblance est cause de plaisir plutôt que la ressemblance.
2. Rien n'est plus dissemblable du plaisir que la tristesse. Or ceux qui sont dans la tristesse sont le plus portés au plaisir, d'après le même Philosophe. La dissemblance est donc, plus que la ressemblance, cause de plaisir.
3. Ceux qui sont comblés de plaisirs n'y trouvent plus de délectation, mais en sont plutôt dégoûtés, comme c'est évident chez ceux qui sont gavés de nourriture. La ressemblance n'est donc pas cause de plaisir.
En sens contraire, nous l'avons dit : la ressemblance est cause de l'amour. Et l'amour est cause de plaisir. Donc la ressemblance est cause de plaisir.
Réponse
La ressemblance est une certaine unité par conséquent ce qui est semblable, en tant qu'il est un avec nous, est délectable, comme il est aimable, nous l'avons dit plus haut. Et si ce qui est semblable ne détruit pas notre bien personnel mais l'accroît, il est agréable purement et simplement : par exemple, un homme pour l'homme, deux jeunes gens l'un pour l'autre. — Mais si l'être semblable est nuisible à notre bien propre, il devient par accident cause de dégoût et de tristesse, non en tant que semblable et un avec nous, mais parce qu'il détruit ce qui est le plus un.
Or, qu'il détruise le bien propre, cela peut arriver pour deux raisons. D'abord, parce que le semblable détruit par une sorte d'excès la mesure du bien propre ; en effet, le bien, et surtout le bien corporel, comme la santé, consiste en une certaine harmonie. C'est pourquoi la surabondance de nourriture ou de tout autre plaisir corporel engendre le dégoût. — Puis, parce que le semblable est directement contraire au bien propre ; les potiers détestent les autres potiers, non parce qu'ils sont potiers, mais parce qu'ils leur font perdre leur supériorité ou leur gain, désirés comme leur bien propre.
Solutions
1. Entre le chef et le sujet il y a une certaine communication, et par suite une certaine ressemblance. Selon une certaine supériorité toutefois, du fait que commander et présider relèvent du bien propre ; ce sont en effet les sages et les meilleurs qui commandent et qui président. Et cela permet à l'homme de concevoir sa propre bonté. On peut dire aussi que commander et présider, c'est faire du bien aux autres, ce qui est agréable.
2. Ce qui délecte l'homme triste n'est pas une ressemblance avec sa tristesse, mais avec l'homme attristé. Parce que les tristesses sont contraires au bien propre de celui qui est triste. Et c'est pourquoi le plaisir est désiré par ceux qui sont dans la tristesse selon qu'il contribue à leur bien propre comme remède à la peine contraire. C'est la cause pour laquelle les plaisirs physiques, auxquels s'opposent certaines tristesses, sont plus recherchés que les joies intellectuelles, qui ne comportent pas de tristesse contraire, comme nous le verrons bientôt. Cela explique aussi que tous les animaux désirent naturellement le plaisir, car l'animal est toujours en quête de sensation et de mouvement. C'est pour cela aussi que les jeunes gens désirent extrêmement le plaisir, à cause des multiples changements qui se font en eux au temps de la croissance. Et encore les mélancoliques désirent ardemment les plaisirs afin de chasser la tristesse, parce que « leur corps est comme rongé par une humeur maligne », est-il dit dans l'Éthique.
3. Les biens physiques comportent une certaine mesure, de sorte que l'excès de choses semblables corrompt le bien propre et devient, en tant que contraire à ce bien, fastidieux et affligeant.
Objections
1. Il semble que non, car le fait de s'étonner est le propre d'une nature ignorante, dit S. Jean Damascène. Or ce n'est pas l'ignorance qui est agréable, mais plutôt la science. L'étonnement n'est donc pas source de plaisir.
2. L'étonnement est le principe de la sagesse et comme la voie qui mène à la recherche de la vérité, d'après Aristote. Or « il y a plus de plaisir à contempler ce que l'on sait déjà qu'à rechercher ce qu'on ignore », selon le même Philosophe parce que la recherche comporte des difficultés et des obstacles, absents de la contemplation. Et, d'après l'Éthique, la délectation naît de l'action non empêchée. Par conséquent, l'étonnement ne cause pas le plaisir, mais l'empêche plutôt.
3. Chacun trouve du plaisir en ce qui lui est habituel : c'est ainsi que les actions procédant d'habitus acquis par l'accoutumance sont délectables. Or ce qui est habituel n'est pas objet d'étonnement, dit S. Augustin. L'étonnement est donc contraire à la cause du plaisir.
En sens contraire, le Philosophe dit que l'étonnement est cause de plaisir.
Réponse
Prendre possession de ce qu'on désirait est chose délectable, avons-nous dit. Et c'est pourquoi, plus le désir de ce qu'on aime augmente, plus le désir de le posséder sera grand. Dans l'accroissement même du désir, le plaisir augmente encore, pour autant que le désir s'accompagne de l'espoir de la chose aimée ; nous avons déjà vu que le désir lui-même est agréable, à cause de l'espoir. — Or l'étonnement est un certain désir de savoir qui surgit en l'homme quand il voit un effet sans connaître sa cause, ou quand la cause de tel effet déterminé dépasse sa connaissance ou son pouvoir de connaître. L'étonnement est alors source de plaisir, en tant qu'il comporte l'espoir d'atteindre à la connaissance de ce qu'on désire savoir. — C'est la raison pour laquelle tout ce qui provoque l'étonnement est agréable, comme les choses rares, et toutes les représentations, même de choses qui en soi ne sont pas délectables ; car l'esprit prend plaisir à comparer une chose ou une autre, et comparer ainsi les choses est l'acte propre et connaturel de la raison, dit le Philosophe. C'est pour cela aussi que « d'avoir échappé à de grands périls est chose particulièrement agréable, car cela frappe d'étonnement », dit encore le même Philosophe.
Solutions
L'étonnement cause le plaisir du fait qu'il implique, non l'ignorance mais le désir de connaître la cause, et parce que l'homme qui s'étonne apprend quelque chose de nouveau, à savoir que la réalité est telle qu'il ne l'imaginait pas.
2. Le plaisir comprend deux éléments : le repos dans le bien, et la perception de ce repos. Au point de vue du repos dans le bien, comme il est plus parfait de contempler une vérité connue que de rechercher une vérité qu'on ignore, la contemplation de ce qu'on sait est, de soi, plus agréable que la recherche de choses inconnues. Cependant, par accident, et en raison du second élément du plaisir, il arrive que la recherche soit plus intéressante, parce qu'elle procède d'un désir plus intense, excité par la conscience de notre ignorance. C'est pourquoi l'homme éprouve un très grand plaisir à découvrir ou à apprendre du nouveau.
3. On fait avec plaisir des choses dont on a l'habitude parce qu'elles nous sont devenues comme naturelles. Cependant les choses rares peuvent aussi causer du plaisir ; ou bien au point de vue de la connaissance, parce qu'on veut acquérir la science de ces choses étonnantes ; ou bien au point de vue de l'action, parce que, « à cause de son désir, l'esprit est porté avec plus d'intensité vers les choses nouvelles », comme il est dit dans l'Éthique ; car une activité plus parfaite cause un plaisir plus grand.