1. Ils reçurent aussi des marques d'honneur des rois d'Asie, en récompense du concours qu'ils leur prêtèrent à la guerre. Séleucus Nicator, dans les villes qu'il fonda en Asie et dans la basse Syrie, et dans sa capitale même d’Antioche, leur donna droit de cité ; il les déclara égaux en droits aux Macédoniens et aux Grecs établis dans ces villes, et ce régime dure encore. En voici la preuve : comme les Juifs ne veulent pas employer d'huile étrangère, ils touchent des gymnasiarques une certaine somme déterminée pour acheter de l'huile. Ce privilège, dont l'abolition fut demandée par le peuple d'Antioche dans la dernière guerre, leur fut conservé par Mucien, qui gouvernait alors la Syrie[1]. Puis, quand Vespasien et son fils Titus furent devenus les maîtres du monde, les habitants d'Antioche et d'Alexandrie ne purent obtenir, malgré leurs démarches, que le droit de cité fût enlevé aux Juifs. C'est là un bel exemple de l'équité et de la générosité des Romains, et surtout de Vespasien et de Titus, qui, malgré tout le mal que leur avait donné la guerre contre les Juifs, malgré le ressentiment qu'ils leur conservaient pour leur refus de rendre leurs armes et la résistance acharnée qu'ils opposèrent jusqu'à la dernière extrémité, ne leur enlevèrent aucun des droits que leur conférait le régime dont je viens de parler ; ils imposèrent au contraire silence à leur colère et aux réclamations de peuples aussi importants que ceux d'Antioche et d'Alexandrie, et ne cédèrent ni à leur bienveillance pour les uns, ni à leur rancune contre leurs adversaires, pour enlever aux Juifs aucun de leurs anciens privilèges ; ils répondaient, en effet, que ceux qui avaient pris les armes et combattu contre eux, avaient reçu leur châtiment, et qu'ils trouvaient injuste de priver de leurs droits ceux qui n'étaient en rien coupables[2].
[1] Sur l'aversion des Juifs de Syrie pour l'huile étrangère, cf. Guerre, II, § 591 ; Vie, § 74. A l'époque de Josèphe les privilèges des Juifs d'Antioche sont consignés sur des tables de bronze (Guerre, VII, 5, 2), mais ces privilèges remontaient-ils, comme on le prétend ici, jusqu'à Séleucus Nicator ? On peut en douter en présence du texte (Guerre, VII, § 44) qui nous apprend que ce furent les derniers rois de la dynastie, les successeurs d'Antiochus Epiphane, qui accordèrent aux Juifs ἐξ ἵσου τῆς πόλεως τοῖς Ἕλλησι μετέχειν. Même cette formule n'implique pas précisément le « droit de cité » affirmé ici et dans le C. Apion, II, § 39.
[2] Pour la clémence de Titus envers les Juifs d'Antioche, cf. Guerre, VII, 5, 2 ; pour les rapports des Juifs d'Alexandrie avec Vespasien, ibid., VII, 10-11 (il n'est pas dit qu'il ait confirmé leurs privilèges).
2. Nous savons que Marcus Agrippa témoigna des sentiments analogues envers les Juifs. Comme les Ioniens s'agitaient contre eux, sollicitant d'Agrippa pour eux seuls la jouissance du droit de cité que leur[3] avait donné Antiochus, petit-fils de Séleucus, que les Grecs appellent Théos (Dieu), et demandaient que les Juifs s'ils étaient leurs compatriotes, adorassent aussi leurs dieux, un procès eut lieu, et les Juifs obtinrent de conserver leurs usages, sur le plaidoyer de Nicolas de Damas ; Agrippa déclara, en effet, qu'il n'avait pas le droit de ne rien innover. Si l'on veut se renseigner exactement sur cette affaire, il faut lire les livres CXXIII et CXXIV de Nicolas[4]. Du jugement d’Agrippa, il n'y a peut-être pas lieu de s'étonner, car notre peuple n'était pas alors en lutte contre les Romains ; mais on peut à bon droit admirer la générosité de Vespasien et de Titus et la modération dont ils firent preuve, après des guerres et des combats comme ceux qu'ils avaient soutenus contre nous. Je reprends mon récit au point où je l'avais laissé.
[3] τῆς πολιτείας ἣν αὐτοῖς ἔδωκεν. Le mot αὐτοῖς est équivoque ; désigne-t-il les Juifs ou les Grecs ? Les libertés des villes d'Ionie avaient été confirmées ou rétablies par les premiers Séleucides (cf. Schürer, III3, 81), mais aucun texte ne vient confirmer l'affirmation du C. Apion, II, § 39, suivant laquelle les Juifs d'Ionie auraient reçu le droit de cité des successeurs d'Alexandre.
[4] Cf. Ant. jud., XVI, 2, 3-5. Le procès eut lieu l'an 14 av. J.-C.
3. Sous Antiochus le Grand, roi d'Asie, les Juifs et les habitants de la Cœlésyrie eurent beaucoup à souffrir du ravage de leur territoire. Ce prince, en effet, étant en guerre avec Ptolémée Philopator et avec le fils de celui-ci, Ptolémée surnommé Epiphane, ses victoires comme ses défaites furent désastreuses pour ces peuples, dans les deux cas aussi maltraités ; semblables à un navire ballotté par la tempête et battu par le flot des deux côtés, ils se trouvaient placés entre les succès d'Antiochus et les retours en sens contraire de sa fortune. Antiochus cependant, ayant battu Ptolémée, gagna la Judée à sa cause[5]. Mais, à la mort de Ptolémée Philopator, son fils envoya contre les habitants de la Cœlé-Syrie une forte armée commandée par Scopas, qui s'empara de plusieurs de leurs villes et obtint par la force la soumission de notre peuple. Peu de temps après, Antiochus, rencontrant Scopas près des sources du Jourdain, le vainquit et détruisit une grande partie de son armée[6]. Plus tard, Antiochus s'étant emparé des villes de la Cœlé-Syrie que Scopas avait occupées et de Samarie, les Juifs se donnèrent à lui d'eux-mêmes, le reçurent dans leur ville, lui fournirent tout le nécessaire pour son armée et ses éléphants, et se joignirent à lui avec ardeur pour assiéger et combattre la garnison laissée par Scopas dans la citadelle de Jérusalem. Antiochus, jugeant donc juste de reconnaître le zèle et l'empressement que lui montraient les Juifs, écrivit à ses préfets et à ses amis, pour rendre témoignage aux Juifs des services qu'ils lui avaient rendus, et annoncer quels présents il avait résolu de leur faire en retour. Je citerai la lettre écrite à ce sujet aux préfets ; mais auparavant je veux indiquer comment Polybe de Mégalopolis confirme notre récit : en effet, dans le XVIe livre de son Histoire, voici ce qu'il dit[7] : « Le général de Ptolémée, Scopas, remonta vers le haut pays, et soumit, pendant l'hiver, le peuple juif ». Dans le même livre, il dit que, Scopas ayant été battu par Antiochus, « celui-ci s'empara de la Batanée, de Samarie, d'Abila et de Gadara, et peu après se donnèrent à lui ceux des Juifs qui habitent autour du sanctuaire qu'on appelle Jérusalem. Ayant beaucoup de choses à dire là-dessus, ajoute-t-il, et surtout en raison de la célébrité de ce sanctuaire, j'en remets le récit à un autre moment ». Tel est le langage de Polybe. Je reviens à mon propre récit après avoir mis tout d'abord sous les yeux du lecteur les lettres du roi Antiochus :
[5] On ne sait où Josèphe a trouvé ce renseignement, dans sa première campagne contre l'Égypte (221) Antiochus ne dépassa pas les abords du Liban (Polybe, V, 45). Dans la seconde (219-7), il occupa la vallée du Jourdain et la Galilée (Polybe, V, 70-1), mais non la Judée, et toutes ces conquêtes furent abandonnées à la suite de la défaite de Raphia. La troisième guerre se place après la mort de Philopator.
[6] En 201 Antiochus se jette sur la Cœlé-Syrie et s'en empare. Pendant l'hiver 201-200 l'armée égyptienne, commandée par Scopas l'Etolien, reconquiert le pays. La défaite de Scopas (200 ?) eut lieu près d'un sanctuaire de Pan, πρὸς τὸ Πάνιον (Polybe, XVI, 18), plus tard la ville de Césarée Panias.
[7] Polybe, XVI. fr. 39 (Didot). Il faut noter que le texte de Polybe ne « confirme » que la partie du récit de Josèphe relative aux opérations militaires d'Antiochus et à la soumission des Juifs, mais nullement les autres faits énumérés ici (réception d'Antiochus à Jérusalem, rescrit en faveur des Juifs). Ces derniers faits n'ont d'autres garants que les documents suspects cités ci-après (Le roi Antiochus à Ptolémée…). En invoquant in globo le témoignage de Polybe, Josèphe a voulu jeter de la poudre aux yeux du lecteur, selon un procédé dont nous voyons plusieurs exemples dans le Contre Apion.
« Le roi Antiochus à Ptolémée[8], salut. Comme les Juifs, dès que nous sommes entrés dans leur territoire, nous ont témoigné leurs bonnes dispositions à notre égard, comme à notre arrivée dans leur ville ils nous ont reçus magnifiquement et sont venus à notre rencontre avec leur sénat, ont abondamment pourvu à la subsistance de nos soldats et de nos éléphants et nous ont aidé à chasser la garnison égyptienne établie dans la citadelle, nous avons jugé bon de reconnaître de notre côté tous ces bons offices, de relever leur ville ruinée par les malheurs qu'entraîne la guerre, et de la repeupler en y faisant rentrer les habitants dispersés. Tout d'abord nous avons décidé, en raison de leur piété, de leur fournir pour leurs sacrifices une contribution de bestiaux propres à être immolés, de vin, d'huile, et d'encens, pour une valeur de vingt mille drachmes, ... artabes sacrées de fleur de farine de froment, mesurées suivant la coutume du pays, quatorze cent soixante médimnes de blé[9], et trois cent soixante-quinze médimnes de sel. Je veux que toutes ces contributions leur soient remises, suivant mes instructions, que l'on achève les travaux du Temple, les portiques, et tout ce qui pourrait avoir besoin d'être réédifié. Les bois seront pris en Judée même ou chez les autres peuples, et au Liban, sans être soumis à aucune taxe ; de même les autres matériaux nécessaires pour enrichir l'ornementation du Temple. Tous ceux qui font partie du peuple juif vivront suivant leurs lois nationales ; leur sénat, les prêtres, les scribes du Temple, les chanteurs sacrés, seront exemptés de la capitation, de l'impôt coronaire et des autres taxes. Et pour que la ville soit plus vite repeuplée, j'accorde à ceux qui l'habitent actuellement et à ceux qui viendront s'y établir jusqu'au mois d'Hyperberotaios une exemption d'impôts pendant trois ans. Nous les exemptons en plus pour l'avenir du tiers des impôts, afin de les indemniser de leurs pertes. Quant à ceux qui ont été enlevés de la ville et réduits en esclavage, nous leur rendons la liberté à eux et à leurs enfants, et nous ordonnons qu'on leur restitue leurs biens[10]. »
[8] Très probablement Ptolémée, fils de Thraséas, qui, après avoir été au service de Ptolémée Philopator (Polybe, V, 65), passa ensuite au parti d'Antiochus et devint gouverneur de Cœlé-Syrie et de Phénicie, comme l'atteste l'inscription suivante de Soli en Cilicie (Michel, Recueil, n° 1229 = Bull. cor. hell., XIV, 1890, p. 587) : Πτολεμαῖος Θρασέα στρατηγὸς καὶ ἀρχιερεὺς Συρίας Κοίλας καὶ Φοινίκας Ἑρμᾶι καὶ Ἡρακλεῖ καὶ βασιλεῖ μεγάλωι Ἀντιόχωι.
[9] Texte altéré, la distinction entre la farine (σεμίδαλις) et le blé (πυροί) est peu probable : les deux chiffres devaient se correspondre celui des artabes manque (Grotius a suppléé ἕξ). La mention d'artabes indique un rédacteur égyptien, non moins que le chiffre 1460 = 365 × 4, qui suppose une année solaire (Büchler).
[10] L'authenticité de ce rescrit est très contestée ; cf. Willrich, Juden und Griechen, p. 40 ; Judaica, p. 58 ; Büchler, Tobiaden und Oniaden, p. 143. Les arguments de détail invoqués (mention de la colonnade du Temple, omission du grand-prêtre, scribes et chantres privilégiés etc.) ne sont pas très convaincants, mais il reste singulier que Josèphe n'indique pas la source où il a puisé ce document. Büchler a supposé sans grande vraisemblance qu'il aurait été forgé sous Jules César et visait Samarie, non Jérusalem (?).
4. Tel était le contenu de cette lettre. De plus, dans sa vénération pour le Temple, Antiochus publia dans tout le royaume un décret ainsi conçu : « Aucune personne étrangère ne pourra pénétrer dans l'enceinte du Temple interdite aux Juifs eux-mêmes, sauf à ceux qui se sont purifiés selon l'usage et leur loi nationale[11]. Défense est faite d'introduire dans la ville ni chair de cheval, ni chair de mulet, d'âne sauvage ou apprivoisé, de panthère, de renard, de lièvre, et en général d'animaux interdits aux Juifs ; on ne pourra ni introduire les peaux de ces animaux, ni en élever aucun dans la ville. Seuls sont autorisés les sacrifices offerts suivant les rites traditionnels et qui doivent rendre Dieu favorable. Quiconque transgressera ces ordres, paiera aux prêtres une amende de trois mille drachmes d'argent[12].
[11] Sur cette enceinte interdite, cf. les textes réunis par Schürer, II2, 272.
[12] Il paraît inadmissible qu'à aucune époque on ait interdit d’introduire à Jérusalem des chevaux, des mulets et des ânes. Ici encore Büchler croit que le faussaire avait en vue le temple des Samaritains.
Le roi nous donna aussi un témoignage de bienveillance et de confiance, lorsque, au moment où il se trouvait dans les satrapies de la Haute Asie, il eut connaissance d’un soulèvement en Phrygie et en Lydie ; il ordonna alors à Zeuxis, son général et l'un de ses amis intimes, de transporter quelques-uns des nôtres de Babylone en Phrygie[13]. Il lui écrivit en ces termes : « Le roi Antiochus à Zeuxis son père, salut[14]. Si tu es en bonne santé, c'est bien ; moi-même, je me porte bien. Ayant appris que les habitants de Lydie et de Phrygie se livraient à des mouvements séditieux, j'ai pensé que le fait méritait une grande attention de ma part ; j'ai pris conseil de mes amis sur ce qu'il convient de faire, et j'ai décidé de tirer de Mésopotamie et de Babylone, pour les envoyer dans les garnisons et les places les plus importantes, deux mille familles juives avec leur équipement. Je suis persuadé, en effet, qu'ils seront de bons gardiens de nos intérêts à cause de leur piété envers Dieu, et je sais que mes ancêtres ont éprouvé leur fidélité et leur prompte obéissance aux ordres reçus. Je veux donc, bien que la chose soit difficile, qu'on les transporte, avec la promesse de les laisser vivre suivant leurs propres lois. Quand tu les auras amenés dans les lieux indiqués, tu donneras à chaque famille un emplacement pour bâtir une maison, un champ pour labourer et planter des vignes, et tu les laisseras pendant dix ans exempts de tout impôt sur les produits de la terre. Et jusqu'à ce qu'ils récoltent les produits de la terre, qu'on leur distribue du blé pour la nourriture de leurs esclaves. Que l’on donne aussi tout ce qui est nécessaire à ceux qui pourvoient à ce service (?)[15] afin qu'en reconnaissance de notre bonté ils montrent plus de zèle pour nos intérêts. Veille aussi avec tout le soin possible sur ce peuple, afin qu'il ne soit molesté par personne[16] ». — Ces témoignages suffiront, je pense, pour établir l'amitié d’Antiochus le Grand envers les Juifs[17].
[13] Antiochus III a fait deux expéditions dans la Haute Asie : l'une dès les premières années de son règne (221-220), l'autre après la ruine d'Achéus (210-204). Il s'agit sûrement ici de la seconde, car, lors de la première, Zeuxis était avec le roi et l'Asie mineure appartenait à Achéus. Zeuxis est mentionné comme satrape de Lydie depuis 201 au moins (Polybe XVI, 1, 8 etc.). Quant à la révolte des Lydiens et des Phrygiens, elle n'est pas connue d'ailleurs et paraît assez peu vraisemblable.
[14] Cette expression de « père » adressée par le roi à un haut fonctionnaire se retrouve dans un autre document Séleucide, I Macchabées, XIII, 32. Cf. Strack, Rheinisches Museum, 1900, p. 170.
[15] οἱ εἰς τὰς χρείας ὑπορετοῦντες, sens très douteux.
[16] La transplantation par Antiochus en Asie mineure de Juifs de Babylonie serait un fait très intéressant pour l'histoire de la diaspora si l'authenticité du rescrit pouvait être tenue pour certaine. Elle est malheureusement très contestable, et les mesures analogues prêtées à Ptolémée Sôter par le Pseudo-Aristée et le Pseudo-Hécatée ne peuvent être alléguées en sa faveur. Les deux phrases plus haut (Je suis persuadé, …) sont particulièrement suspectes. Le document pourrait avoir été forgé à l'époque de César, pour appuyer les prétentions des colons juifs d'Asie mineure.
[17] Il faut rappeler ici que d'après Josèphe lui-même (Ant. jud., XIV, § 287) beaucoup de Grecs contestaient l'authenticité des actes judéophiles attribués aux Perses et aux Macédoniens, parce qu'ils n'étaient conservés que chez les Juifs eux-mêmes et « chez d'autres barbares ».