Ces deux institutions, — l’année de sabbat et l’année de jubilé, qui sont le couronnement de toutes les fêtes sabbatiques, — sont dans une si intime relation, que le mieux est de les traiter ensemble.
La première loi concernant l’année de repos, se trouve dans Exode 23.10 et sq. Elle se place au point de vue philanthropique. Comme tout le contexte, elle veut qu’on songe aux pauvres. Elle veut qu’après six années de semailles et de moissons, on laisse la terre se reposerh, — aussi bien les vignobles et les vergers d’oliviers, que les champs de blé, — afin que les pauvres puissent recueillir ce qu’elle aura produit d’elle-même, et que les animaux des champs bénéficient du reste.
h – Hupfeld pense que les champs étaient ensemencés par leurs propriétaires. Mais c’est pousser trop loin les choses. Philon remarque (De caritate II. 391) qu’il n’eût pas été convenable que les uns eussent recueilli là où d’autres avaient travaillé.
La seconde loi, Lévitique 25.1-7, présente cette fête comme une année de repos pour la terre (v. 2 et 4). N’ayant pas coûté de sacrifices ni de culture, les fruits de la terre ne doivent pas être serrés dans des greniers ; le propriétaire va se servir aux champs au fur et à mesure de ses besoins particuliers et de ceux du personnel de sa maison, — serviteurs, servantes, mercenaires, étrangers ; il en prend aussi pour la nourriture de son bétail, et il en restera encore pour les animaux des champs.
[Les pauvres ne sont nullement exceptés ici ; ils bénéficient bel et bien des avantages de l’année sabbatique, car ce sont les journaliers et les étrangers qui formaient précisément la classe pauvre chez les Israélites (Deutéronome 24.14). C’est Hupfeld (page 13 de l’ouvrage cité) qui m’oblige à cette remarque.]
Ainsi donc, ce que les champs produisent d’eux-mêmes est une espèce de revenu public pour tous les habitants et pour tous les animaux du pays (Jos. Ant. 3.12, 3). Le sol de la Palestine était si fertile que les récoltes provenant de ce qui était tombé en moissonnant (Lévitique 25.5, ספיח), n’étaient nullement à dédaigner. Voyez ce que raconte Ritter (Erdkunde 16, pages 283, 482 et 693) sur la fertilité extraordinaire que possèdent encore certains districts de la Palestine. Toutefois, ce produit spontané ne suffisait pas à la nourriture du peuple ; il fallait qu’il y eût des provisions et il y en avait (Lévitique 25.20-22).
La troisième Loi, celle du Deutéronome (Deutéronome 15.1-11), renferme une stipulation toute nouvelle. Elle se place au même point de vue que la première (Voyez v. 1 à 6, Deutéronome 14.29 ; 15.7-10), au point de vue de la charité ; mais elle ajoute quelque chose qui ne se trouve point dans le livre de l’alliance, à savoir qu’en l’année de sabbat tout créancier doit relâcher ce qu’il a prêté à son prochain, — à son prochain, par opposition à l’étranger, v. 3 ; c’est-à-dire qu’il ne doit pas le presser pour obtenir le remboursement de sa créance, car on a proclamé le relâche (שמטה) à l’honneur de l’Éternel ! C’est de cette expression du v. 3 que vient précisément le nom d’année de relâche (שנת השמטה) employé dans ce chapitre. — On a diversement compris cette prescription : est-ce bien, comme nous venons de le dire, une suspension de poursuites ? La théologie juive y a vu bien davantage, — la rémission complète des dettes. [Voyez les Septante : ἀφήσεις πᾶν χρέος… καὶ τὸνἀδελφόν σου οὐκ ἀπαιτήσεις. Philon et Mischna Schebiith 10, 1. — Luther avait adopté cette manière de voir.] Mais il est à remarquer qu’après avoir eu le courage de donner une telle interprétation, elle s’est ingéniée à en atténuer l’effet, en imaginant toutes sortes de restrictions ; ainsi, le créancier promet à son débiteur de lui quitter sa dette ; la simple promesse suffit pour accomplir le commandement ; mais notez qu’avant de faire cette promesse il a obtenu de son débiteur l’engagement de lui offrir le montant de la créance sous forme de présent ! Non, il n’y a absolument rien d’autre dans les v. 2 et 3, que la simple suspension des poursuites judiciaires. On nous oppose le v. 9 : « Prends garde à toi qu’il n’y ait en toi cette pensée impie et que tu ne dises : La septième année, qui est l’année de relâche, approche… et que tu refuses de rien prêter à ton frère… » Mais la pensée qu’on ne pourrait pas exiger le remboursement de son prêt pendant toute l’année qui venait, pouvait fort bien à elle seule donner à réfléchir. On objecte que dans les versets qui suivent immédiatement (Deutéronome 15.12-23), il est ordonné aux maîtres de relâcher leurs esclaves chaque septième année, ce qui semble nécessiter un sens parallèle pour les versets du commencement du chapitre. Mais cette septième année, en laquelle il faut renvoyer libres tous ses serviteurs, n’est point l’année de Sabbat, c’est la septième année de service de chaque serviteur. La preuve en est le v. 14. Ce n’était pas en une année de Sabbat que l’on, aurait pu charger de provisions les domestiques que l’on rendait à la liberté ; cela suppose une récolte en règle. — En revanche, on a pu avec raison mettre la suspension des poursuites en remboursement, en relation avec le fait qu’en cette même année on devait laisser les champs en jachère. Chez un peuple agricole, il y avait de l’humanité à ne pas presser ses débiteurs pendant une année qui n’avait pas de récolte régulière. Cependant, ce n’était pas là le vrai motif de la loi de Deutéronome 15.1-11.
La quatrième loi (Deutéronome 31.10-13), prescrit une lecture publique de la Loi lors de la fête des Tabernacles qui ouvrait l’année de relâche. Une année ainsi commencée devait évidemment être une année de sanctification.
[« A la fin des sept ans » v. 10, ne signifie point : « A la fin de la septième année, » mais à la fin de la période de sept ans, c’est-à-dire pendant la septième année (Deutéronome 15.1 ; 14.28 comparés à Deutéronome 26.12). — L’année de repos commençait avec l’année agricole. La première occasion que l’on avait de se reposer et de ne pas travailler, se présentait en automne : on n’ensemençait pas les champs. Commencée à tout autre moment, l’année de repos aurait duré plus d’un an et l’on aurait perdu deux récoltes.]
Nous arrivons maintenant à l’année de jubilé.
« Tu compteras sept semaines d’années, savoir sept fois sept ans, en sorte que les jours de ces sept semaines te reviennent à quarante-neuf ans, et vous sanctifierez l’an cinquantième. » (Lévitique 25.8-10) A prendre ceci tout naturellement, l’année du jubilé, שנת היובל ne coïncidait pas avec la septième année de Sabbat, mais elle la suivait, et elle ne formait pas la première année de la nouvelle cinquantaine, mais la dernière de la précédente. La nouvelle cinquantaine ne commençait qu’avec la 51me année. Telle est déjà l’opinion de Philon et de Josèphe (Ant. 3.12, 3)i. Voyez aussi Lévitique 25.20-22, où il est question de deux ans de jachère se suivant immédiatement. — On a cependant soutenu que l’année de jubilé était la 49me et qu’elle coïncidait avec la 7me année de Sabbatj. On cherche alors à se tirer de la difficulté qui résulte de ce qu’elle est positivement désignée comme la 50me, en disant que l’année de Sabbat commençait au printemps, et que, par conséquent, ses six derniers mois faisaient partie de l’année de jubilé, qui commençait déjà en automne. La seconde moitié de l’année de jubilé aurait ainsi fait partie de la nouvelle période de cinquante ans. Les partisans de cette manière de voir n’ont pour eux qu’un passage tout à fait isolé du Talmud (R. Jehuda. Erachin, Fol. 12, 6), qui dit que l’année de jubilé n’a jamais été comptée à part. La tradition des Géonim, dans Maïmonides, De juribus anni septimi, 10, 4, dit uniquement que depuis l’exil l’année de jubilé n’a plus jamais été observée. C’est un fait et non pas une interprétation de la loi.
i – « Après la septième semaine d’années. » « L’année de jubilé est la cinquantième. »
j – Gatterer, Franck, Ewald.
Saalschutz dans son Archéologie des Hébreux, II, p. 229, propose une autre solution. Il suppose que l’année de jubilé commençait avec le mois de Nisan et qu’elle se composait de la seconde moitié (semestre d’été) de la septième année sabbatique, et de la première moitié (semestre d’hiver) de la première année d’une nouvelle période sabbatique. Mais quand on lit Lévitique 25.9-10 sans idée préconçue, on n’y voit certainement pas une cérémonie qui doive se célébrer au milieu de l’année de jubilé. Il n’est pas naturel non plus de ne rapporter qu’à la première moitié de l’année de jubilé la défense d’ensemencer, v. 11.
C’était au son de la trompette que des messagers, se répandant par tout le pays, annonçaient, au dixième jour du septième mois, le commencement du jubilé. Le 10me jour du septième mois ! c’était donc le jour des expiations, le soir sans doute, au moment où le peuple venait d’être délivré du fardeau de ses péchés. C’est de ce son retentissant que Raschi fait venir le nom d’année de jubilé, שנת היובל, shenat haïovèl ; יובל, iovel, de iaval, יבל, se répandre avec force. Voyez dans Exode 19.13 ; Josué 6.5, une locution analogue : Mashac haïovèl, répandre la trompette. C’est à cette étymologie que s’est arrêté Luther, qui appelle l’année de jubilé l’année du retentissement (Halljahr). Gésénius a inventé un autre verbe iaval, יבל, auquel, guidé par la ressemblance avec le mot latin jubilare, et avec d’autres mots de langues indogermaniques, il a donné le sens de se réjouir. Il a pour lui la Vulgate (Annus jubilei). D’autres encore ont pris Jovel comme un participe de Javal, se répandre, dans le sens, de : Répandu, envoyé au loin, relâché ; ce serait l’année où, comme nous allons le voir, chacun pouvait retourner chez soi. Ils ont pour eux les Septante (ἐνιαυτὸς ; Lévitique 25.10) et Josèphe (ἐλευθερίαν σημαίνει τὸ ὄνομα ; Ant. 3.12, 30).
L’année de jubilé avait ceci de commun avec l’année sabbatique, que c’était un temps de repos complet pour la terre ; point de semailles, point de récolte ; on allait chercher à la campagne ce qui était nécessaire pour vivre, au fur et à mesure des besoins (Lévitique 25.11). Après deux automnes sans semailles, la terre pouvait-elle donc produire encore quelque chose ? Certainement ! voyez Ésaïe 37.30 et Strabon, 11.4, 3, qui dit qu’en Albanie il suffit de semer une fois pour obtenir deux ou trois récoltes. Or, la Palestine valait bien l’Albanie au point de vue de la fertilité. — Mais la spécialité de l’année de jubilé c’était d’être une année de liberté, דרור, Ézéchiel 46.17), en laquelle le pays renaissait pour ainsi dire à son état primitif et voyait tomber tout ce qui dans son sein s’opposait à l’application des principes théocratiques. « Vous sanctifierez l’an cinquantième, et vous publierez la liberté par le pays à tous ses habitants. Ce sera pour vous l’année du jubilé, et vous retournerez chacun en sa possession et chacun en sa famille » (Lévitique 25.10). Ceci implique la libération des esclaves israélites (v. 39), car, en principe, les Israélites ne devaient pas avoir d’autres maîtres. que l’Éternel, v. 42 ; et le retour de chacun dans sa propriété de famille, — maisons ou champs, — sans que le payement des dettes fût intervenu.
[Il n’y avait que les biens-fonds qu’une héritière avait apportés à son mari, qui ne retournassent pas à sa famille (Nombres 36.4). Et c’est pour empêcher que de cette façon le territoire de telle ou telle tribu ne fût trop modifié, que Moïse veut que les héritières se-marient dans leurs propres tribus, v. 8.]
Il n’y avait exception que pour les maisons qui se trouvaient dans des villes murées. Celles-ci, si elles n’avaient pas été rachetées pendant la première année qui suivait leur aliénation, demeuraient au créancier, sans que l’année de jubilé y pût rien, v. 29. Cette différence entre les habitations des villes murées et celles qui se trouvaient à la campagne, provient de ce que celles-ci ne peuvent être séparées des champs qui les entourent, tandis que les maisons des villes sont des propriétés indépendantes de tout territoire. En revanche, les maisons des Lévites, qui formaient toute leur propriété, leur étaient rendues à l’année de jubilé, quand bien même elles se trouvaient dans des villes murées, v. 32-34.
[Encore un détail. Quand un propriétaire avait voué à l’Éternel quelque champ (Lévitique 27.16-21), ce champ lui demeurait ; il avait simplement à en donner au sanctuaire le produit ou son équivalent. Comme ce vœu ne pouvait avoir d’effet que jusqu’à l’année de jubilé, on calculait ce que ce champ pouvait rapporter pendant le nombre d’années qui vous séparait du prochain jubilé. Mais si pendant ce temps on vendait ce fonds de terre, il ne pouvait plus ni le racheter, ni le recouvrer au jubilé. C’était là sa punition pour avoir disposé d’une propriété dont il s’était dépouillé à l’honneur de l’Éternel. Ce champ devenait à jamais la propriété des prêtres. — Josèphe (Ant. 13.12, 3) dit qu’en l’année de jubilé les dettes étaient aussi remises. C’est une erreur : les dettes avaient été remises l’année précédente.]