On a souvent prétendu que Moïse, en édictant ces lois, n’avait absolument en vue que le bien-être matériel du peuplea. Ainsi, d’après J.-B. Michaëlis (II, § 74), il aurait simplement voulu donner aux Israélites l’habitude de faire des provisions ; d’après d’autres, le libre parcours du bétail dans les prés devait engraisser le sol ; ou bien, les années de Sabbat devaient favoriser la multiplication du gibier ; ou bien encore, et ceci ne peut se contester, la terre, après s’être reposée, avait une vigueur et une fertilité toutes nouvelles. — La loi elle-même ne dit rien de tout cela. En fait d’utilitarisme, elle se borne à promettre la bénédiction d’En- haut à ceux qui savent croire et obéir (Lévitique 25.21 et sq.), et à leur parler des richesses divines. — Ewald rappelle, à propos de ces lois, le sens si remarquable et si développé de l’antiquité pour la nature, sa dignité, sa sensibilité ; rien d’étonnant à ce que chez un peuple de l’antiquité, les champs revendiquent leurs droits et réclament les égards qu’ils méritent ; le sol paye ses intérêts chaque année sous forme de récoltes ; pour lui aussi, il doit y avoir relâche de temps à autre ; comment le propriétaire n’aurait-il pas pitié de son champ, quand on voit, dans Job 31.38, le champ enlevé à son propriétaire pleurer et mener deuil ? — Il y a quelque chose de très profond dans ces remarques, mais c’est du paganisme. Voulez-vous l’esprit de l’ancienne alliance ? Le voici : La terre doit se reposer en l’honneur de l’Éternel (Lévitique 25.2).
a – Nous avons déjà dit au § 148 ce que nous pensons de semblables interprétations.
Oui ! la terre est à l’Éternel (v. 23), et l’homme doit montrer par un fait qu’il reconnaît ce droit. Il doit retirer sa main de la culture du sol, et laisser la terre entièrement à la disposition de Dieu pour qu’il la bénisse en toute libertéb. Voilà le devoir de l’homme et voici celui du sol lui-même : s’acquitter de ce qu’il doit à l’Éternel (Lévitique 26.34 ; 2 Chroniques 36.21) ; car, bien que créée pour l’homme, la terre n’a pourtant pas uniquement l’homme en vue ; elle n’est pas appelée à se dépenser tout entière pour lui ; elle doit aussi être sainteté à l’Éternel et avoir part à son reposc. L’année sabbatique ramène en quelque sorte la terre à l’état où elle se trouvait avant la malédiction de Genèse 3.17 : « Que la terre soit maudite à cause de toi ! Tu en mangeras en travail tous les jours de ta vie ! » En même temps elle annonce typiquement le temps où la création sera affranchie du joug de la vanité (Romains 8.21). Les lois sabbatiques, remarque Keil à ce propos, sont de nature à montrer à l’assemblée de l’Éternel qu’elle n’est pas destinée à travailler éternellement à la sueur de son visage, mais que le temps viendra où, libre de tout souci et de tout travail pénible, elle se nourrira des fruits que la terre lui donnera d’elle-même en abondance. — Enfin, elle prêche la bienfaisance et elle combat cette fausse notion de la propriété, en vertu de laquelle l’homme ne possède que pour lui ; Dieu, à qui s’attendent toutes les créatures pour qu’il leur donne leur nourriture en leur temps (Psaumes 104.27), veut que tout ce qui vit soit rassasié (Psaumes 144.16).
b – Nous retrouvons également chez las Grecs la pensée qu’une pièce de terre consacrée à Dieu doit, demeurer sans culture (Hermann, Antiquités grecques, § 20, note 10).
c – Keil. Archéologie I, 373.
[De là aussi ces permissions (Deutéronome 23.24-25), dont le seul énoncé nous scandalise si fort. « Quand tu entreras dans la vigne de ton prochain, tu pourras bien manger des raisins selon ton appétit… »]
Il veut que le pauvre, une fois au moins en sa vie, soit exempt de tout souci, et qu’il ne puisse pas être molesté par ses créanciers. Mais il est bien entendu que le repos de l’année sabbatique devait être sanctifié par la pensée de Dieu. Elle commençait par une lecture solennelle de la loi, et Ewald suppose que enfants et adultes la consacraient à l’étude de tout ce que plus tard les fils des prophètes étudièrent dans leurs écoles.
Tout ce qui. précède est également vrai de l’année de jubilé, mais n’en épuise pourtant pas le sens. La spécialité du jubilé, c’est d’être un temps béni de délivrance et d’affranchissement, grâce auquel la théocratie est deux fois par siècle remise en un état digne de ses principes. Dieu s’y manifeste, comme lors de la sortie d’Egypte, en sa qualité de Rédempteur ; Il rend la liberté aux captifs, leur héritage aux familles ruinées, car il ne doit y avoir aucun pauvre parmi le peuple de Dieu (Deutéronome 15.4), et si l’on avait observé scrupuleusement la loi du jubilé, il ne se serait point formé de prolétariat en Israël. En un mot, et pour parler avec Esaïe, c’est l’année de la bienveillance et de la grâce de l’Éternel, שנת רצין ליהוה (Ésaïe 61.2).
Mais une année aussi bénie ne pouvait commencer qu’à la condition que les péchés du peuple fussent pardonnés, et voilà pourquoi elle s’ouvrait dès après la fête des expiations. Autrefois, en Sinaï, la trompette avait annoncé l’approche de l’Éternel descendant du ciel pour promulguer sa loi. Maintenant, elle annonçait une ère de grâce et elle exhortait le peuple à en profiter. La belle prophétie d’Ésaïe 66.1-3, voit dans le jubilé un type du rétablissement final de toutes choses (ἀποκατάστασις παντῶν), et de ces bienheureux temps messianiques où toutes les dissonnances actuelles se résoudront dans la plus magnifique harmonie. Aussi le Seigneur déclare-t-il ouvertement qu’il vient accomplir cette prophétie (Luc 4.21), et l’auteur de l’Epître aux Hébreux, peut-il parler de rétablissement glorieux du règne de Dieu sur la terre, comme du repos (σαββαστισμός) qui est réservé aux enfants de Dieu.
Mais était-il possible d’observer de pareilles ordonnances ? Avant tout, constatons qu’elles présentent des difficultés si palpables, qu’on ne peut raisonnablement y voir une invention des siècles postérieurs, ni supposer que ce soient là d’antiques coutumes qui auraient précédé la législation, et qui l’auraient inspirée. Rien d’autre ne les peut expliquer, que le principe théocratique. — Puis, il y avait pourtant moyen de les observer. Il suffisait pour cela d’être bien décidé à sacrifier son intérêt particulier à la volonté de Dieu. C’est parce que Moïse se méfie de son peuple, qu’il prévoit le cas où ces lois auraient été laissées de côté (Lévitique 26.35).
Jusqu’à quel point ont-elles été mises réellement en pratique ? C’est là une tout autre question. D’après 2 Chroniques 36.21, la terre se reposa durant l’exil pour tout le repos dont elle avait été frustrée pendant les siècles précédents. Soixante-et-dix ans, si l’on veut se livrer à un calcul exact, cela correspondrait à cinq siècles environ, en sorte que ce serait depuis Salomon qu’on aurait cessé d’observer les années de Sabbat et de Jubilé. De Moïse à l’exil, il ne se trouve que fort peu de traces de cette institution : Ésaïe 37.30 ; Ézéchiel 7.12 ; 46.17. Quant à Ézéchiel 1.1, on ne voit absolument pas pourquoi cette trentième année serait comptée depuis le dernier jubilé. La velléité d’affranchissement dont il est parlé en Jérémie 34.8-10, repose, v. 14, sur le souvenir des lois relatives aux. esclaves, Exode 21.2 ; Deutéronome 15.12, et tout au plus a-t-elle eu pour occasion le retour d’une année sabbatique, ainsi que le suppose Hitzig. En revanche, le principe de l’inaliénabilité des possessions de famille parait être devenu sans peine tout à fait populaire. Voyez l’histoire de Naboth et Psaumes 5.8 ; Michée 2.2 et sq. Mais ces deux passages montrent précisément aussi que la loi du jubilé n’était point observée. — Après l’exil, Néhémie obtint du peuple l’engagement d’observer l’année sabbatique (Néhémie 10.31) ; et, comme Josèphe en parle souvent (Ant. 13, 8, -I ; 14, 10, 0 ; 15, 1, 2 ; Bell. jud. 1, 2, 4, et, chez les Samaritains dans le temps d’Alexandre le Grand, Ant. 11, 8, 6), il est probable que le peuple tint fidèlement sa promesse. Voyez aussi 1 Maccabées 6.49,53. Il en fut autrement de la loi du jubilé ; elle peut avoir contribué à faire passer dans le droit coutumier des Juifs divers points particuliers, mais elle ne fut jamais remise en vigueur. — Comme la loi relative à l’année sabbatique commence par ces mots : « Quand vous serez entrés au pays que je vous donne » (Lévitique 25.2), la tradition prétend qu’on n’est point tenu de l’observer hors de la Palestine ; tout au plus en Syrie, parce que la Syrie a beaucoup de rapport avec la Terre Sainte (Schebiith 6.2, 5-6 ; Maimonides 4.23).