(21 octobre)
I. Il y avait en Bretagne un roi très chrétien, nommé Nothus ou Maurus, qui mit au monde une fille nommée Ursule. Et celle-ci était si bonne, si sage, et si belle, que sa renommée s’étendait partout. Or le roi d’Angleterre, souverain très puissant et qui avait soumis à son empire de nombreuses nations, forma le projet de marier son fils unique avec cette princesse, dont tout le monde vantait l’esprit et le corps. Le jeune homme, de son côté, était très enflammé à l’idée de ce mariage. Une ambassade fut donc envoyée auprès du père d’Ursule ; et le roi d’Angleterre promit aux ambassadeurs de les récompenser s’ils ramenaient la jeune fille, mais, au contraire, les menaça de les châtier s’ils revenaient sans elle. Alors le père d’Ursule prit peur : car, d’une part, il redoutait la rancune d’un souverain plus puissant que lui, et d’autre part, il ne pouvait admettre que sa fille devînt la femme d’un païen, ce à quoi Ursule, d’ailleurs, n’aurait jamais consenti. Alors celle-ci, inspirée d’en haut, fit proposer au jeune prince de lui envoyer dix vierges, et de donner pour compagnes mille vierges à chacune de ces dix-là ainsi qu’à elle-même : ajoutant qu’en compagnie de ces onze mille vierges elle demandait à rester pendant un espace de trois ans, pour se rendre avec elles à Rome, sur une flotte, et y obtenir la consécration de sa virginité. Le jeune prince, de son côté, aurait à recevoir le baptême, et à s’instruire, pendant ces trois ans, des vérités de la foi : après quoi Ursule consentirait à devenir sa femme. Et l’on entend bien que, si elle imposait de telles conditions, c’était dans l’espoir de décourager le jeune prince, tout en gardant à son père la faveur du roi anglais.
Mais le jeune homme admit très volontiers les conditions d’Ursule, et se fit baptiser, et pressa son père d’exécuter tout ce qu’Ursule avait demandé. Alors des vierges arrivèrent de toutes parts dans la capitale du roi Maurus, et de toutes parts la foule afflua pour être témoin d’un aussi grand spectacle. De nombreux évêques voulurent aussi se joindre au pèlerinage des onze mille vierges : parmi eux se trouvait, notamment, l’évêque de Bâle, Pantulus, qui se rendit avec elles jusqu’à Rome, et, au retour, partagea leur martyre. On voyait là aussi sainte Gérasine, reine de Sicile qui, ayant épousé un tyran cruel, l’avait transformé en un doux agneau. Elle était sœur de l’évêque Martisius et de Daria, la mère de sainte Ursule. Dès que le père de celle-ci lui eut révélé par lettre le secret du voyage, elle se mit aussitôt en route pour la Bretagne avec ses quatre filles Babille, Julienne, Victoire et Dorée. Et son petit garçon Adrien, par amour pour ses sœurs, voulut se joindre aussi à l’expédition. C’est sur le conseil de Gérasine que les onze mille vierges furent réparties en groupes, d’après les divers royaumes dont elles provenaient. Et c’est encore sainte Gérasine qui se chargea de commander à tous ces groupes, et elle subit le martyre en leur compagnie.Enfin tout se trouva prêt pour le départ. Et, pendant que sainte Ursule s’occupait de convertir les onze mille vierges, la reine Gérasine instruisait les chevaliers de l’escorte, leur faisant prêter le serment d’un nouvel ordre de chevalerie. Puis on se mit en route ; et, dans l’espace d’une seule journée, sous un vent favorable, la sainte caravane arriva dans un port des Gaules nommé Tiel, puis à Cologne, où un ange apparut à Ursule pour lui annoncer que ses compagnes et elle reviendraient à Cologne et y recevraient la couronne du martyre. De là, poursuivant leur chemin vers Rome, les vierges arrivèrent à Bâle : elles y laissèrent leurs vaisseaux et poursuivirent leur voyage à pied.
Elles furent reçues à Rome avec grand honneur par le pape Cyriaque, qui, étant né lui-même en Bretagne, se trouvait avoir de nombreux parents dans le pèlerinage. Et, la même nuit, une vision révéla à Cyriaque qu’il recevrait les palmes du martyre en compagnie des onze mille vierges. Aussi, sans rien révéler de cette vision, s’empressa-t-il de baptiser celles des vierges qui n’avaient pas encore reçu le baptême. Puis, quand il jugea le moment venu, il déclara à son clergé réuni qu’il se démettait de toutes ses fonctions et dignités, pour se joindre à la troupe des onze mille vierges. En vain tous les prêtres, et surtout les cardinaux, l’accusèrent d’être en délire, et lui firent honte d’abandonner son pontificat pour suivre un troupeau de femmes. Sans les écouter, il ordonna en son lieu un saint homme nommé Amet, qui gouverna l’Église après lui. Et comme il renonçait à son pontificat, contrairement à la volonté de son clergé, celui-ci le raya de la liste des papes. Et, dès ce jour, le saint chœur des onze mille vierges perdit toute sa faveur auprès de la curie romaine.
Or deux chefs de l’armée romaine, Maxime et Africain, hommes impies et méchants, voyant cette grande multitude de vierges, et toute la foule qui se pressait pour grossir leur pèlerinage, craignirent que ce pèlerinage ne donnât trop d’extension à la religion chrétienne. Ils envoyèrent donc secrètement des exprès à Jules, chef des Huns, pour l’engager à attendre à Cologne, avec son armée, le retour des onze mille vierges, et pour les massacrer.
Cependant, les vierges se mirent en route pour leur retour, en compagnie du pape Cyriaque, du cardinal Vincent et de Jacques, archevêque d’Antioche, qui était, lui aussi, originaire de Bretagne. Jacques, qui était venu à Rome pour voir le pape, allait déjà repartir pour Antioche lorsque, apprenant le prochain départ des vierges, il prit le parti d’aller avec elles au-devant du martyre. Et de même fit encore Maurice, évêque de Modène, qui était l’oncle de Babille et de Julienne ; de même firent Follau, évêque de Lucques, et Sulpice, évêque de Ravenne.
Cependant le fiancé de sainte Ursule, qui s’appelait Éthéré, était devenu roi de son pays, à la mort de son père, et avait converti sa mère à la foi du Christ. Un jour, une vision d’en haut lui apprit qu’Ursule venait de quitter Rome ; et une voix lui ordonna d’aller aussitôt à sa rencontre, pour souffrir avec elle le martyre dans la ville de Cologne. Il se mit aussitôt en route avec sa mère, sa petite sœur Florentine et l’évêque Clément. Vinrent aussi se joindre au pèlerinage Marcule, évêque de Grèce et sa nièce Constance, fille de Dorothée, roi de Constantinople. Cette Constance avait été fiancée à un fils de roi ; mais, son fiancé étant mort avant le mariage, elle s’était consacrée au Seigneur.
Lorsque toute cette troupe arriva à Cologne, elle trouva la ville investie par les Huns. Et ces barbares, avec de grands cris, se jetèrent sur les pieuses vierges, qu’ils massacrèrent toutes, comme des loups s’élançant sur un troupeau d’agneaux. Seule, Ursule restait encore vivante. Et le prince des Huns, émerveillé de sa beauté, lui offrit de l’épouser, pour la consoler de la mort de ses compagnes. Mais, comme la sainte repoussait avec horreur sa proposition, furieux de se voir dédaigné, il la transperça d’une flèche et acheva son martyre.
Il y eut cependant encore une autre vierge, nommée Cordule, qui d’abord, épouvantée, se cacha au fond d’un bateau et y resta toute la nuit. Mais, le lendemain, elle courut d’elle-même au-devant de la mort. Et, comme l’Église omettait ensuite de la mentionner dans la célébration de la fête des onze mille vierges – car on croyait qu’elle avait échappé au supplice de ses compagnes – elle apparut un jour à une recluse et lui révéla qu’elle avait, elle aussi, obtenu la couronne du martyre.
La tradition veut que ce martyre ait eu lieu en l’an du Seigneur 238. Mais la vraisemblance des dates contredit cette affirmation. Car, en 238, ni la Sicile, ni Constantinople n’avaient des rois, tandis que l’on cite parmi les martyrs de Cologne, la reine de Sicile et la fille du roi de Constantinople. Plus vraisemblablement, le martyre des onze mille vierges aura eu lieu à l’époque des invasions des Huns et des Goths, et, par exemple, sous le règne de l’empereur Marcien, qui régnait en l’an 452.
II. Certain abbé reçut de l’abbesse de Cologne le corps d’une des vierges, moyennant la promesse de le placer dans un cercueil d’argent. Mais comme, durant toute une année, le corps restait placé dans son cercueil de bois, les moines virent un matin la vierge en personne descendre de l’autel, s’incliner pieusement, puis se retirer en passant au milieu du chœur. Alors l’abbé, allant au cercueil, le trouva vide. Il courut à Cologne, fit part de la chose à l’abbesse ; et en effet le corps de la martyre se retrouva à la place d’où on l’avait pris. Mais en vain l’abbé demanda pardon et promit que, si on lui donnait de nouveau une des saintes reliques, il s’empresserait de lui faire faire un cercueil de prix. Il ne put rien obtenir.
III. Un religieux qui avait pour les onze mille vierges une dévotion particulière, vit un jour apparaître devant lui une belle jeune femme, qui lui demanda s’il la connaissait. Et comme il déclarait ne la point connaître, elle lui dit : « Je suis une des vierges que tu aimes à invoquer. Et, pour te récompenser de ta piété, nous avons obtenu de t’assister à l’heure de ta mort, pourvu seulement que, d’ici là, tu aies récité, onze mille fois l’oraison dominicale ! » Puis la vision disparut, et le religieux s’empressa de réciter onze mille fois la sainte prière. Après quoi, sentant l’heure de sa mort approcher, il fit appeler son abbé et demanda à recevoir l’extrême-onction. Mais au moment où on la lui administrait, il s’écria soudain qu’on eût à s’écarter, pour faire place aux saintes martyres qui accouraient près de lui. Interrogé par son abbé, il lui raconta alors la promesse qu’il avait obtenue ; et tous, aussitôt, sortirent de sa cellule. Et quand ils y revinrent, ils virent que l’âme de leur frère s’était envolée.