- La crainte a-t-elle un effet de contraction ?
- Pousse-t-elle à délibérer ?
- Fait-elle trembler ?
- Empêche-t-elle l'action ?
Objections
1. Il semble que non, car la contraction ramène au dedans la chaleur et les esprits vitaux. Il en résulte une dilatation du cœur qui pousse à attaquer avec audace, comme on le voit chez les gens en colère. Or, dans la crainte, c'est le contraire qui arrive, elle ne provoque donc pas de contraction.
2. L'accumulation intérieure de la chaleur et des esprits vitaux par la contraction fait pousser des cris ; c'est évident chez ceux qui souffrent. Or dans la crainte on ne donne pas de voix, on devient plutôt taciturne. Donc la crainte ne produit pas de contraction.
3. La pudeur est une des espèces de la crainte, on l'a dit. Or Cicéron et Aristote notent que « la pudeur fait rougir ». Mais la rougeur du visage n'est pas un signe de contraction, au contraire. La contraction n'est donc pas un effet de la crainte.
En sens contraire, S. Jean Damascène écrit que « la crainte a un effet de systole », c'est-à-dire de contraction.
Réponse
Nous avons dit précédemment que dans les passions de l'âme le mouvement même de la puissance appétitive est comme l'élément formel, et la modification organique, l'élément matériel. Il y a correspondance de l'un à l'autre. D'où une ressemblance entre les caractéristiques des mouvements de l'appétit et la modification physique qui s'ensuit. Sur le plan sensible la crainte implique une contraction. C'est parce qu'elle provient de la représentation d'un mal menaçant, qu'il est difficile de repousser. Cette difficulté vient elle-même de notre manque de force. On a dit tout cela. Or, plus cette faiblesse est grande, plus notre champ d'action se rétrécit. De là vient que l'appréciation d'où procède la crainte produit une contraction dans la puissance appétitive. Nous voyons même, chez les mourants, la puissance vitale se retirer au-dedans, par l'affaiblissement de son énergie ; et quand, dans une cité, les habitants ont peur, ils quittent les faubourgs et se réfugient autant que possible vers le centre. À l'image de cette contraction qui ressortit à l'appétit sensible, la crainte produit dans l'organisme cette contraction qui ramène à l'intérieur la chaleur naturelle et les esprits vitaux.
Solutions
1. D'après Aristote, bien que dans la crainte les esprits se retirent de l'extérieur vers l'intérieur, leur mouvement n'est cependant pas le même que dans la colère. Dans la colère, les esprits sont chaleureux et subtils, par suite du désir de vengeance, ils ont donc tendance à monter. Ainsi se rassemblent-ils dans la région du cœur, ce qui rend les gens en colère prompts et audacieux pour attaquer. Mais dans la crainte, à cause de l'envahissement du froid, les esprits ont tendance à descendre, ce froid venant de ce qu'on se représente son insuffisance. Loin de se rassembler dans la région du cœur, la chaleur et les esprits s'enfuient loin du cœur. Et c'est pourquoi ceux qui ont peur tardent à attaquer, et prennent plutôt la fuite.
2. Il est naturel à un être qui souffre, homme ou bête, de mettre tout en œuvre pour repousser le mal présent qui cause sa douleur ; ainsi voyons-nous les animaux qui souffrent mordre ou donner des coups de corne. Or dans la vie animale la chaleur et les esprits sont d'un très grand secours pour tout. Aussi dans la douleur la nature conserve-t-elle la chaleur et les esprits à l'intérieur, afin de les utiliser à repousser le mal. Cette chaleur et ces esprits accumulés finissent par s'échapper, dit Aristote sous forme de cris ou de paroles. C'est pourquoi ceux qui souffrent ne peuvent s'empêcher de crier. — Mais chez ceux qui ont peur, le mouvement intérieur de la chaleur et des esprits va du cœur aux régions inférieures, comme nous venons de le dire. De sorte que la crainte s'oppose à la formation de la voix, produite par l'émission des esprits vers les parties supérieures et vers la bouche. De là vient que la crainte rend muet, et aussi, qu'elle « rend tremblant », dit Aristote.
3. Les périls de mort ne sont pas seulement contraires à l'appétit animal, mais aussi à la nature. C'est pourquoi, quand on les craint, la contraction n'est pas seulement le fait de l'appétit, mais une réaction corporelle de la nature. L'être aimé, parce qu'il imagine sa mort, éprouve une contraction de la chaleur vers le dedans, semblable à celle qui se produit naturellement à l'approche de la mort. « La crainte de la mort fait pâlir », remarque Aristote. — Quant au mal qui est objet de crainte dans la pudeur, il ne s'oppose pas à la nature, mais seulement à l'appétit. Aussi la contraction procède-t-elle de celui-ci, sans réaction d'origine proprement physique. C'est de l'âme que tout vient plutôt : contractée en quelque sorte sur elle-même, elle libère les esprits et la chaleur, qui se répandent vers les extrémités. C'est pourquoi la pudeur fait rougir.
Objections
1. Il ne semble pas, car ce qui empêche la délibération ne peut être ce qui la favorise. Or la crainte empêche la délibération, car toute passion trouble le calme requis au bon emploi de la raison.
2. Le conseil est un acte de la raison méditant et délibérant sur les choses à venir. Or il y a une crainte « qui chasse les pensées et fait sortir l'esprit de lui-même », selon Cicéron. Donc la crainte ne favorise pas la délibération, elle l'empêche.
3. On ne délibère pas seulement pour éviter des maux, mais aussi pour obtenir des biens. Mais de même que la crainte regarde les maux à éviter, l'espérance regarde les biens à obtenir. Donc la crainte ne favorise pas la délibération plus que ne fait l'espoir.
En sens contraire, le Philosophe écrit : « La crainte dispose au conseil. »
Réponse
On peut être jugé disposé au conseil de deux manières.
1° Par la volonté ou le souci de recourir au conseil. En ce sens la crainte dispose au conseil. Car, selon le Philosophe, « nous prenons conseil au sujet des choses importantes où nous nous défions en quelque sorte de nous-même. » Or ce qui provoque la crainte n'est pas le mal pur et simple, mais le mal d'une certaine importance, du fait qu'il nous apparaît comme difficile à repousser et aussi qu'il se présente comme tout proche, nous l'avons déjà dit. Aussi est-ce surtout sous le coup de la crainte que les hommes cherchent à prendre conseil.
2° On est disposé au conseil en ce sens que l'on a la faculté de bien délibérer. Ni la crainte ni une autre passion ne favorise l'exercice de cette faculté. Car l'homme affecté de quelque passion voit les choses plus grandes ou plus petites qu'elles ne sont en réalité : celui qui aime voit ce qu'il aime en mieux ; celui qui craint croit les choses plus terribles qu'elles ne sont. De sorte que toute passion, autant qu'il est en elle, par le défaut de rectitude dans le jugement gêne la faculté de bien délibérer.
Solutions
1. Cela donne la réponse à la première objection.
2. Plus une passion est forte, et plus celui qui en est affecté se trouve empêché par elle. Et c'est pourquoi, quand la crainte est intense, on veut assurément délibérer, mais on est troublé à tel point dans ses pensées qu'on ne peut prendre aucun parti. Cependant si la crainte est faible, provoquant le souci de la réflexion et ne troublant pas beaucoup la raison, elle peut aussi contribuer à la rectitude de la délibération, à cause de la préoccupation qu'elle produit.
3. L'espoir aussi dispose au conseil car, pour Aristote, « personne ne délibère au sujet de ce dont il désespère », ni au sujet d'entreprises impossibles. Cependant la crainte porte davantage à délibérer que l'espoir car, tandis que l'espoir porte sur le bien en tant que nous pouvons l'atteindre, la crainte porte sur le mal en tant qu'il est difficilement évitable, de sorte que la crainte a plus de rapport que l'espoir avec la difficulté. Or, c'est dans les difficultés, surtout celles où nous nous défions de nous-même, que nous prenons conseil, comme nous venons de le dire.
Objections
1. Il ne semble pas car, d'une part, le tremblement vient du froid (nous voyons en effet trembler ceux qui ont froid) et, d'autre part, la crainte ne semble pas provoquer le froid, mais plutôt la chaleur qui dessèche : sous le coup de la crainte on a soif, surtout dans les grandes craintes, comme on le voit chez ceux que l'on conduit à la mort. La crainte ne fait donc pas trembler.
2. L'éjection d'éléments superflus provient de la chaleur ; aussi, le plus souvent, les remèdes laxatifs sont-ils chauds. Or ces sortes d'éjections arrivent fréquemment sous le coup de la peur. Celle-ci semble donc causer la chaleur et non le tremblement.
3. Dans la crainte, la chaleur est ramenée de la périphérie à l'intérieur. Donc, si c'est à cause de ce retrait de la chaleur que l'homme tremble dans ses membres extérieurs, il semble qu'il devrait trembler pareillement de peur dans tous ses membres extérieurs. Or cela ne se produit pas. Le tremblement du corps n'est donc pas un effet de la crainte.
En sens contraire, Cicéron écrit que le « tremblement, la pâleur, le claquement des dents sont un effet de la peur ».
Réponse
Comme nous l'avons dit, la crainte amène une certaine contraction de l'extérieur vers l'intérieur ; d'où le froid aux extrémités. Et c'est cela qui produit le tremblement. Celui-ci a pour cause la faiblesse de l'énergie qui maintient la cohésion des membres. Cet affaiblissement a pour cause principale la perte de la chaleur dont l'âme a besoin pour imprimer son mouvement, selon Aristote.
Solutions
1. Lorsque la chaleur est rappelée de la périphérie à l'intérieur, elle s'accumule au-dedans et surtout dans les régions inférieures, c'est-à-dire dans les organes de la nutrition. De sorte que l'élément humide est consumé et que la soif se fait sentir. Il arrive aussi que le ventre se relâche, qu'il y a éjection d'urine et parfois même de sperme. À moins que cela ne provienne, dit Aristote, de la contraction des entrailles et des testicules.
2. Cela donne la réponse à la deuxième objection.
3. Dans la crainte, la chaleur abandonne le cœur et descend dans les régions inférieures. C'est pour cela que le cœur surtout est saisi de tremblement, et aussi les membres qui ont quelque liaison avec la poitrine, où se trouve le cœur. Aussi voit-on ceux qui craignent trembler surtout de la voix, à cause de la proximité de la trachée-artère avec le cœur. La lèvre inférieure tremble aussi et toute la mâchoire inférieure, en raison de leur continuité avec le cœur, ce qui amène le claquement des dents. Pour la même raison, les bras et les mains se mettent à trembler. — On peut répondre aussi que ces sortes de membres sont plus mobiles. C'est ainsi que les genoux tremblent dans la crainte, selon cette parole d'Isaïe (Esaïe 35.3) : « Fortifiez les mains défaillantes, affermissez les genoux tremblants. »
Objections
1. Apparemment oui, car ce qui empêche surtout d'agir c'est le trouble de la raison, directrice de l'action. Or la crainte trouble la raison. Donc elle empêche d'agir.
2. Quand on fait quelque chose avec crainte, on manque plus facilement son affaire ; il est difficile d'avancer sans tomber, sur une poutre haut placée, parce qu'on prend peur ; on ne tomberait pas si l'on marchait sur la même poutre placée par terre, car la crainte aurait disparu.
3. La paresse, ou indolence, est une forme de crainte. Or elle empêche d'agir.
En sens contraire, « Travaillez à votre salut avec crainte et tremblement », écrit S. Paul (Philippiens 2.12). Il ne parlerait pas ainsi si la crainte empêchait de bien agir.
Réponse
Notre activité extérieure procède de l'âme comme principe moteur, et des membres comme instruments. Or il arrive qu'une opération puisse être gênée dans son exercice par une défectuosité soit de l'instrument soit du moteur principal. Du point de vue des organes corporels, la crainte, en ce qui dépend d'elle, est toujours de nature à gêner l'activité extérieure par la perte de chaleur qu'elle entraîne dans les membres. Mais du point de vue de l'âme, s'il s'agit d'une crainte modérée qui ne trouble pas beaucoup la raison, elle aide à bien agir, car elle donne du souci et rend plus attentif dans la délibération et dans l'action. Mais si la crainte prend de telles proportions qu'elle bouleverse complètement la raison, elle empêche d'agir, même au point de vue de l'âme. Mais ce n'est pas le cas envisagé par S. Paul.
Solutions
1. Cela répond à la première objection.
2. Ceux qui tombent d'une poutre élevée ont leur imagination troublée par la crainte d'une chute que cette faculté leur représente.
3. Tous ceux qui craignent fuient ce qu'ils craignent. C'est pourquoi la paresse, craignant l'activité elle-même, en tant qu'elle est laborieuse, entrave l'activité parce qu'elle en éloigne la volonté. Cependant, quand la crainte porte sur d'autres objets, elle favorise l'activité en tant qu'elle pousse la volonté à agir pour éviter ce qui est craint.