- L'audace est-elle contraire à la crainte ?
- Quel rapport a-t-elle avec l'espoir ?
- La cause de l'audace.
- Son effet.
Objections
1. Il ne semble pas, car S. Augustin écrit que « l'audace est un vice ». Or le vice est contraire à la vertu. La crainte n'étant pas une vertu, mais une passion, il semble que l'audace ne lui soit pas contraire.
2. Les contraires s'opposent un à un. Or la crainte a déjà son contraire : l'espoir.
3. Toute passion exclut la passion opposée. Or ce qui est exclu par la crainte, c'est la sécurité. S. Augustin dit en effet que « la crainte empêche la sécurité ». La sécurité et donc contraire à la crainte, et non l'audace.
En sens contraire, le Philosophe écrit : « L'audace s'oppose à la crainte. »
Réponse
Ce qui définit les contraires, c'est qu'il y a entre eux le maximum de différence, dit Aristote. Or rien n'est plus éloigné de la crainte que l'audace. Car la crainte est la fuite d'un mal à venir, parce qu'il doit vaincre celui qui craint ; tandis que l'audace affronte le péril imminent pour en être vainqueur. Manifestement l'audace est contraire à la crainte.
Solutions
1. Colère et audace, comme les noms de toutes les passions, peuvent se prendre en deux sens. D'abord selon qu'ils disent simplement un mouvement de l'appétit sensible vers quelque objet bon ou mauvais ; et alors ils désignent les passions. Ou bien selon qu'ils impliquent, avec ce mouvement, un écart par rapport à l'ordre rationnel ; à ce titre, ils désignent des vices. C'est en ce dernier sens que S. Augustin parle de l'audace ; mais nous en parlons ici dans le premier sens.
2. Une même chose ne peut avoir plusieurs contraires sous un même rapport, mais rien ne s'y oppose quand il s'agit de points de vue différents. Ainsi avons-nous déjà noté que les passions de l'irascible connaissent une contrariété de deux sortes. La première vient de l'opposition du bien et du mal : la crainte est alors le contraire de l'espoir. L'autre vient de l'opposition des mouvements d'approche et d'éloignement. Et ainsi la crainte a pour contraire l'audace ; l'espoir a pour contraire le désespoir.
3. Sécurité ne signifie pas un contraire de la crainte, mais seulement son exclusion. On dit en sûreté celui qui ne craint pas. Aussi la sécurité s'oppose-t-elle à la crainte comme à sa privation, et à l'audace comme à son contraire. Et de même que le contraire inclut en soi la privation, de même l'audace inclut la sécurité.
Objections
1. Il ne semble pas que l'audace soit un effet de l'espoir, car l'audace regarde les maux redoutables, d'après Aristote. Or l'espoir regarde le bien, nous l'avons vu. Ces deux passions ont donc des objets divers et n'appartiennent pas au même ordre.
2. De même que l'audace est contraire à la crainte, le désespoir est contraire à l'espoir. Or la crainte ne vient pas du désespoir ; bien plus, le désespoir exclut la crainte, dit Aristote. L'audace ne vient donc pas de l'espoir.
3. L'audace vise un certain bien, qui est la victoire. Or tendre vers un bien difficile ressortit à l'espoir. L'audace se confond donc avec l'espoir, et n'en dérive pas.
En sens contraire, le Philosophe écrit : « Ceux qui ont bon espoir sont audacieux. » Il semble donc que l'audace dérive de l'espoir.
Réponse
Comme nous l'avons dit déjà plusieurs fois, toutes ces passions de l'âme appartiennent à la puissance appétitive. Et tous les mouvements de cette puissance se ramènent à la poursuite ou à la fuite. D'autre part, on poursuit quelque objet ou on le fuit, pour un motif essentiel ou pour un motif accidentel. Essentiellement, c'est le bien que l'on poursuit, le mal que l'on fuit. Mais par accident on peut rechercher un mal à cause d'un bien qui lui est lié, et se détourner d'un bien à cause d'un mal qui lui est lié. Or ce qui existe par accident suppose ce qui existe par soi, et en dépend. On ne poursuit un mal qu'afin de poursuivre un bien, comme on ne fuit un bien que pour fuir un mal. Ce quadruple comportement va caractériser autant de passions : poursuivre un bien appartient à l'espoir; fuir le mal, à la crainte ; se porter vers un mal redoutable pour l'affronter, à l'audace ; fuir un bien, au désespoir. Il suit de là que l'audace est une conséquence de l'espoir. C'est parce qu'on espère surmonter un péril menaçant qu'on l'affronte avec audace. Le désespoir, lui, est la conséquence de la crainte. On désespère parce qu'on redoute la difficulté entourant le bien que nous devons espérer.
Solutions
1. L'objection vaudrait si le bien et le mal étaient des objets non ordonnés entre eux. Mais parce que le mal a un certain rapport avec le bien (car il est postérieur au bien, comme la privation l'est à la possession), l'audace, qui poursuit le mal, vient après l'espoir, qui poursuit le bien.
2. Encore que le bien soit absolument premier par rapport au mal, la fuite est imposée par le mal avant de l'être par le bien, de même que la recherche est attirée par le bien avant de l'être par le mal. C'est pourquoi, de même que l'espoir est antérieur à l'audace, la crainte est antérieure au désespoir. D'ailleurs le désespoir ne suit pas toujours la crainte ; il faut pour cela qu'elle soit intense. De même l'espoir n'est pas toujours suivi d'audace ; il faut pour cela qu'il soit véhément.
3. L'audace concerne le mal auquel est lié le bien de la victoire, estimé tel par l'audacieux ; néanmoins, c'est le bien lié au mal que l'espoir regarde. De même, le désespoir regarde directement le bien qu'il fuit ; quant au mal qui est joint, il est l'objet de la crainte. C'est pourquoi, à proprement parler, l'audace n'est pas une partie de l'espoir, mais son effet, de même que le désespoir n'est pas une partie de la crainte, mais en dérive. Et c'est encore pour cela que l'audace ne peut être une passion principale.
Objections
1. Il semble que certaine déficience soit cause de l'audace car, selon Aristote, « les amis du vin sont courageux et audacieux ». Mais le vin produit l'abaissement de l'ivresse. C'est donc une déficience qui produit l'audace.
2. Aristote dit encore : « Ceux qui n'ont pas l'expérience du danger sont audacieux. » Mais l'inexpérience est une déficience.
3. Ceux qui ont souffert l'injustice sont communément plus audacieux, de même, dit Aristote, « que les bêtes qu'on frappe ». Mais souffrir l'injustice ressortit à une déficience. Donc l'audace est causée par un défaut.
En sens contraire, Aristote explique ainsi la cause de l'audace : « C'est quand nous imaginons avec espoir que notre salut est proche, et que les périls à craindre n'existent pas, ou sont encore loin. » Or ce qui concerne une déficience, c'est que le salut est éloigné ou que les dangers effrayants sont proches. Donc rien de ce qui implique une déficience ne peut causer l'audace.
Réponse
Nous venons de le voir, l'audace vient de l'espoir et s'oppose à la crainte. Tout ce qui est de nature à causer l'espoir ou à éliminer la crainte sera donc cause d'audace. Puisque la crainte, l'espoir et même l'audace sont des passions, elles comportent un mouvement de l'appétit et une modification organique. C'est à ce double point de vue qu'on pourra envisager ce qui cause l'audace, soit en provoquant l'espoir, soit en éliminant la crainte.
Le mouvement de l'appétit est consécutif à une appréhension. L'espoir d'où résulte l'audace est alors provoqué par ce qui nous fait estimer possible de remporter la victoire ; soit par nos propres moyens : vigueur du corps, expérience du danger, abondance de ressources, etc. ; soit par la puissance d'autrui : grand nombre d'amis ou d'auxiliaires, et surtout confiance dans le secours divin. « Ceux qui sont en bons termes avec la divinité sont plus audacieux », dit Aristote. Au même point de vue, la crainte est exclue par ce qui écarte toute menace prochaine ; par exemple, on n'a pas d'ennemis, on n'a fait de tort à personne, on ne voit aucun danger à l'horizon ; car ceux qui ont nui aux autres semblent particulièrement exposés au danger.
Au point de vue de la modification organique, l'audace est causée par l'éveil de l'espoir et le rejet de la crainte, c'est-à-dire par ce qui donne chaud au cœur. D'où la remarque d'Aristote : « Ceux qui ont un cœur de petites dimensions sont plus audacieux, et les animaux qui ont un cœur de grande dimension sont craintifs. Car la chaleur naturelle ne peut réchauffer un gros cœur autant qu'un petit, de même qu'on ne peut réchauffer une grande maison à l'égal d'une petite. » Et il écrit ailleurs : « Ceux qui ont le poumon sanguin sont plus audacieux, à cause de la chaleur du cœur qui en résulte. » Et au même endroit : « Les amis du vin sont plus audacieux, parce que le vin échauffe. » C'est ce qui nous a fait dire précédemment que l'ivresse contribue à donner bon espoir : la chaleur au cœur bannit la crainte, et éveille l'espoir en étendant cet organe et en le dilatant.
Solutions
1. L'ivresse est cause d'audace, non parce qu'elle est une déficience, mais du fait de la dilatation du cœur, et également parce qu'elle donne des idées de grandeur.
2. Ceux qui n'ont pas l'expérience du danger sont plus audacieux, non parce qu'ils manquent de quelque chose, mais par une conséquence accidentelle de ce défaut ; leur manque d'expérience les empêche de connaître leur faiblesse et la présence du danger. C'est en supprimant la cause de la crainte que l'inexpérience produit l'audace.
3. Comme dit Aristote : « Ceux qui ont subi l'injustice en deviennent plus audacieux, dans la persuasion que Dieu secourt les victimes de l'injustice. »
Il apparaît ainsi que si un manque quelconque rend audacieux, ce ne peut être que par accident, c'est-à-dire pour autant qu'il est lié à quelque valeur, vraie ou supposée, chez le sujet ou chez un autre.
Objections
1. Il semble que les audacieux ne sont pas plus actifs au début qu'au milieu des dangers. Car le tremblement est l'effet de la crainte, qui, avons-nous dit, est le contraire de l'audace. Or Aristote remarque que les audacieux commencent parfois par trembler. Ils ne sont donc pas plus agressifs en allant au combat qu'au sein du péril.
2. La passion augmente à proportion que son objet s'accroît : le bien se fait aimer d'autant plus qu'il est plus grand. Mais l'audace a pour objet la difficulté. Elle grandit donc avec elle. Mais le danger devient plus rude et plus difficile quand il est présent. C'est donc alors que l'audace doit se déployer davantage.
3. Les blessures reçues provoquent la colère. Mais c'est là une source d'audace. « La colère fait oser », dit Aristote. C'est donc quand on est en plein danger, et qu'on reçoit les coups qu'on devient plus audacieux.
En sens contraire, on peut lire chez Aristote, que « les audacieux sont empressés et décidés avant les périls ; dans les périls ils abandonnent ».
Réponse
Puisqu'elle est un mouvement de l'appétit sensible, l'audace suit à une appréhension sensible de son objet. Or la faculté de connaissance sensible ne procède pas par mode discursif, en discutant ou en s'enquérant de chacune des circonstances. Son jugement est immédiat. Or il arrive qu'à première vue on ne puisse pas toujours discerner tout ce qui fait difficulté dans une affaire. D'où la naissance d'un mouvement d'audace qui fait partir à l'assaut du danger. Mais quand on expérimente celui-ci, on découvre qu'on avait sous-estimé la difficulté. Et, pour ce motif, on se dérobe.
La raison, au contraire, passe en revue toutes les difficultés que peut présenter une affaire. Ainsi les courageux, qu'une décision rationnelle mène au danger, semblent mous au départ, car ils n'attaquent pas sous le coup de la passion, mais après la délibération requise. Quand ils sont au fort du danger, ils n'y découvrent rien d'imprévu et constatent parfois qu'il est moindre qu'ils ne l'avaient imaginé. Si bien qu'ils tiennent mieux. — On peut dire aussi que la bonté de la vertu les pousse à affronter le danger, et que cette volonté du bien persiste en eux, quelle que soit l'étendue des périls. Les audacieux, eux, n'ont d'autre motif que le jugement qui soutient leur esprit et dissipe leurs craintes, nous l'avons dit à l'article précédent.
Solutions
1. Le tremblement se produit aussi chez les audacieux, à cause du rappel de la chaleur de la périphérie à l'intérieur, comme il en va pour ceux qui ont peur. Mais, chez les audacieux, la chaleur est ramenée au cœur ; pour ceux qui ont peur, aux régions inférieures.
2. L'objet de l'amour est le bien considéré en lui-même, absolument : quand il augmente, l'amour augmente purement et simplement. Mais l'objet de l'audace est composé de bien et de mal, et le mouvement de l'audace vers le mal présuppose celui de l'espoir vers le bien. De sorte que si la difficulté du danger augmente tellement qu'elle décourage l'espoir, le mouvement de l'audace ne suit pas, mais diminue. — Cependant si ce mouvement de l'audace persiste, plus le danger est grand et plus l'audace est jugée grande.
3. Les blessures ne provoquent la colère que si quelque espoir est supposé, comme nous le dirons plus loin. Et donc si le danger est si grand qu'il dépasse tout espoir de vaincre, la colère ne suit pas. — Mais si la colère suit, il est vrai que l'audace grandira.
Étudions maintenant la colère. D'abord la colère elle même (Q. 46) ; puis la cause qui la provoque, et ses remèdes (Q. 47) ; enfin ses effets (Q. 48).