- Le motif de la colère est-il toujours une action faite contre celui qui s'irrite ?
- Le seul motif de la colère est-il la mésestime ou le mépris ?
- La cause de la colère chez celui qui s'irrite.
- La cause de la colère chez celui qui la subit.
Objections
1. Il semble qu'on ne s'irrite pas toujours de quelque action hostile. En effet, l'homme, en péchant, ne peut rien faire contre Dieu, car on lit dans Job (Job 35.6) : « Si tu multiplies tes offenses, lui fais-tu quelque mal ? » Et pourtant on dit bien que Dieu s'irrite contre les hommes à cause de leurs péchés, selon le Psaume (Psaumes 106.40) : « La colère du Seigneur s'alluma contre son peuple. » Ce n'est donc pas toujours pour une action hostile que l'on s'irrite.
2. La colère est un désir de vengeance. Or on désire aussi se venger de choses faites contre d'autres. Le motif de la colère n'est donc pas toujours ce qu'on fait contre nous.
3. Comme dit Aristote, les hommes s'irritent surtout contre ceux « qui méprisent ce qui les intéresse le plus eux-mêmes ; ainsi ceux qui s'appliquent à la philosophie s'irritent contre ceux qui la méprisent », et il en est de même pour le reste. Or mépriser la philosophie n'est pas nuire à celui qui s'y intéresse. Ce n'est donc pas toujours à cause de ce qui est fait contre nous que nous nous mettons en colère.
4. Celui qui se tait quand on l'injurie excite davantage la colère de l'autre, dit S. Jean Chrysostome. Or en se taisant il ne fait rien contre lui.
En sens contraire, le Philosophe écrit : « La colère a toujours pour cause ce qui nous concerne ; mais l'inimitié peut exister sans cela : supposons qu'une personne a telle ou telle caractéristique, et c'est assez pour que nous la haïssions. »
Réponse
La colère, avons-nous dit, est un désir de nuire à autrui en raison d'une juste vengeance. Or la vengeance implique une injustice préalable. Mais toute injustice ne provoque pas à la vengeance, mais seulement celle qui concerne l'homme qui veut se venger. Car, de même que chacun cherche par nature son bien propre, ainsi est-ce par nature que chacun repousse le mal qui lui est propre. Or pour qu'une injustice nous concerne, il faut que l'agresseur ait fait quelque chose qui, d'une manière ou d'une autre, nous soit hostile. Nous en concluons que le motif de la colère est toujours quelque chose qui a été fait contre celui qui s'en irrite.
Solutions
1. Quand on attribue la colère à Dieu, ce n'est pas comme une passion sensible, mais comme une détermination de sa justice, en tant qu'il veut que le péché soit vengé. Certes le pécheur, dans son acte, ne peut pas nuire effectivement à Dieu. Mais pour autant que cela dépend de lui, il agit doublement contre Dieu. Tout d'abord, il l'offense en méprisant ses commandements. Secondement, par le dommage qu'il se cause à lui-même ou à autrui, le pécheur nuit à un homme qui est l'objet de la providence et de la protection de Dieu.
2. Nous nous mettons en colère contre ceux qui font du mal aux autres, et nous voulons tirer vengeance de leur injustice, parce que leurs victimes nous sont liées de quelque manière : par parenté, par amitié, ou simplement par communauté de nature.
3. Ce qui est l'objet de tous nos soins, nous en faisons vraiment notre bien. Si on le méprise, nous nous jugeons méprisés nous aussi, et nous nous sentons blessés.
4. Celui qui se tait provoque la colère de celui qui lui fait tort, quand ce silence paraît causé par un mépris qui déprécie la colère de l'autre. Mais ce mépris lui-même est un acte.
Objections
1. Il ne semble pas, car d'après S. Jean Damascène : « Ce qui nous met en colère, c'est le tort que nous avons subi ou croyons avoir subi. » Mais on peut nous faire tort sans qu'il y ait pour autant mésestime ou mépris.
2. Rechercher l'estime et s'attrister du mépris cela revient au même. Mais les bêtes n'ont pas de point d'honneur et le mépris ne les touche donc pas. Pourtant « la colère s'allume en elles quand on les blesse », dit Aristote. Il y a donc d'autres motifs de colère que le mépris.
3. Aristote énumère bien d'autres causes de colère, par exemple : « l'oubli, la joie dans le malheur d'autrui, les fâcheuses nouvelles, l'obstacle à l'accomplissement de notre volonté ». Donc la mésestime n'est pas seule à provoquer la colère.
En sens contraire, le Philosophe écrit que la colère est « un désir de punir, accompagné de tristesse, à cause de la mésestime qu'on semble nous montrer sans raison ».
Réponse
Toutes les causes de la colère se ramènent au mépris. On fait peu de cas de vous : ce qui peut prendre, selon Aristote. trois aspects spécifiques, qu'il nomme le dédain, la vexation (qui met obstacle à nos desseins) et l'outrage : tous les motifs de colère se ramènent à ceux-là. En voici la double raison.
1° La colère veut le mal d'autrui au titre d'une juste vengeance. Elle recherche donc la vengeance dans la mesure où elle la croit juste ; mais pour qu'elle le soit, il faut qu'une injustice ait été commise. Le motif qui provoquera la colère sera donc toujours quelque chose qu'on tiendra pour injuste. « Si l'on pense, dit Aristote, que ceux qui ont causé du tort ont souffert justement, on ne se met pas en colère contre ce qui est juste. » Or on peut nuire à quelqu'un de trois manières : par ignorance, par passion, ou par choix. Car on commet la plus grande injustice quand on nuit par choix, par calcul, ou par méchanceté voulue, remarque encore Aristote. Aussi éprouve-t-on de la colère surtout à l'égard de ceux dont nous pensons qu'ils nous ont fait du tort par calcul. Si nous mettons leur façon d'agir sur le compte de l'ignorance ou de la passion, nous ne leur en voulons pas, ou du moins notre colère est minime. Car l'ignorance et la passion atténuent l'injustice et appellent d'une certaine manière la miséricorde et le pardon. Tandis que ceux qui nuisent par calcul semblent coupables de mépris, et c'est contre eux que nous nous irritons le plus. Comme dit Aristote : « Contre ceux qui ont agi par colère, nous n'éprouvons pas de colère, ou très peu, car ils ne semblent pas l'avoir fait par mépris. »
2° Mépriser quelqu'un, c'est nier sa valeur. « Ce que l'on tient pour nul et sans mérite, on le méprise », dit Aristote. Or nous demandons à tous nos biens de nous procurer une certaine valeur. C'est pourquoi tout ce qui nous fait tort porte atteinte à notre valeur et nous paraît inspiré par le mépris.
Solutions
1. On se trouve moins lésé quand le dommage subi a une autre cause que le mépris. Seul le mépris ou mésestime augmente le motif de s'irriter. C'est pourquoi il est essentiellement cause de colère.
2. La bête n'a pas de point d'honneur au sens propre du mot, mais une certaine valeur naturelle que son instinct la porte à défendre avec colère contre toute atteinte.
3. Tous ces cas se ramènent à une certaine mésestime. L'oubli en est un signe évident, car ce que nous jugeons important, nous le gravons plus fortement dans notre mémoire. De même, c'est mésestimer la tristesse d'autrui que de ne pas craindre de lui en causer en lui annonçant de mauvaises nouvelles : c'est paraître tenir pour négligeable son bien ou son mal. De même encore celui qui met obstacle aux projets d'autrui, sans qu'un avantage personnel puisse expliquer sa conduite, ne semble pas faire grand cas de son amitié. C'est donc par le mépris qu'elles expriment que toutes ces attitudes provoquent la colère.
Objections
1. Il semble que la valeur de celui qui s'irrite facilement ne soit pas la cause de sa colère, car Aristote écrit : « Il y a des gens qui s'irritent très facilement quand on les contraste, comme les malades, les nécessiteux, ceux qui n'ont pas ce qu'ils désirent. » Tout cela implique quelque déficience. On est donc plus porté à la colère par un manque que par une valeur.
2. Le Philosophe dit encore : « Certains s'irritent surtout quand on méprise en eux des qualités dont on peut soupçonner qu'ils ne les possèdent pas, ou à un faible degré ; mais quand ils estiment posséder à un haut degré ce qui les fait mépriser, ils ne s'en soucient pas. » Or, le soupçon en question tient à un manque. Donc la cause de la colère est ce qui nous manque, plutôt que les avantages où nous excellons.
3. C'est surtout ce qui concourt à leur valeur qui rend les hommes joyeux et pleins d'espoir. Mais le Philosophe dit que « dans le jeu, la gaieté, la fête, la prospérité, la réussite, le plaisir honnête et le noble espoir » les hommes ne se mettent pas en colère. Donc la valeur n'est pas cause de colère.
En sens contraire, le Philosophe dit que les hommes s'indignent à cause de leur valeur.
Réponse
La cause de la colère, chez l'homme irrité, peut être envisagée à un double point de vue.
1° Dans son rapport avec le motif de la colère. La valeur d'un individu est ainsi la cause de promptes colères. Car un motif de la colère est l'injuste mépris, comme on vient de le dire. Or il est clair que plus grande est la valeur d'un homme, plus injuste est la mésestime de ses qualités éminentes. Ceux qui excellent en quelque chose s'irritent au plus haut point si on les déprécie : voyez le riche dont on rabaisse la fortune, l'orateur dont on n'apprécie pas l'éloquence, etc.
2° On peut considérer la cause de la colère, chez celui qui s'irrite, comme une disposition laissée en lui par un motif de colère. Or il est évident que rien ne pousse davantage à la colère qu'un préjudice attristant. Et rien n'es plus attristant que ce qui nous met en état d'infériorité. Les gens souffrant de quelque insuffisance sont plus vulnérables. Voilà pourquoi les malades, ou ceux qui subissent d'autres épreuves, sont plus facilement irritables : c'est qu'ils sont davantage sujets à la tristesse.
Solutions
1. Cela donne la réponse à la première objection.
2. Celui qui est méprisé sur le terrain où il excelle de façon évidente, n'estime pas en subir de dommage, et donc il ne s'attriste pas : de ce côté il est moins porté à la colère. Mais d'un autre côté, plus il est injustement méprisé, plus il a motif de s'irriter. À moins qu'il n'attribue pas l'envie ou la dérision au mépris, mais plutôt à l'ignorance ou à un autre motif de ce genre.
3. Tout cela empêche la colère en empêchant la tristesse. Mais d'un autre côté, cela est de nature à provoquer la colère en rendant le mépris plus injustifié.
Objections
Il ne semble pas qu'on s'irrite facilement contre quelqu'un à cause de ses manques. En effet, Aristote déclare : « Envers ceux qui avouent, se repentent et s'humilient, nous ne nous irritons pas, nous nous apaisons plutôt. C'est ainsi que les chiens ne mordent pas ceux qui restent sur place. » Or cela témoigne d'une petitesse et d'un manque. Donc la petitesse de quelqu'un est cause d'une moindre colère.
2. Il n'y a pas de plus grand dénuement que la mort. Or devant les morts la colère tombe. Les déficiences de quelqu'un ne provoquent donc pas de colère contre lui.
3. Nous n'estimons pas que quelqu'un soit diminué par le fait qu'il est notre ami. Et pourtant quand nos amis nous offensent, ou ne nous aident pas, nous nous sentons plus atteints. « Si un ennemi m'insultait, je pourrais le supporter », dit le Psaume (Psaumes 55.13). Ce n'est donc pas l'indigence de quelqu'un qui nous porte à la colère contre lui.
En sens contraire : « Le riche, dit Aristote, s'irrite contre le pauvre s'il en est méprisé ; le chef, contre son subordonné. »
Réponse
Nous l'avons dit, le mépris injustifié est ce qui par-dessus tout provoque la colère. Les indigences ou la bassesse de notre adversaire soulèvent d'autant plus de colère qu'elles rendent son mépris plus scandaleux. S'il est vrai en effet qu'une plus grande supériorité rend le mépris plus indigne, plus un être est bas, moins il a le droit de mépriser autrui. De là vient la colère des nobles quand ils sont méprisés par des rustres, des sages par des imbéciles, des maîtres par leurs serviteurs.
Mais, si la bassesse ou l'indigence diminue l'indignité du mépris, au lieu d'augmenter la colère, elle la diminue. De cette façon ceux qui se repentent de leurs torts, reconnaissent avoir mal agi, s'humilient et demandent pardon, ceux-là apaisent celui qu'ils ont courroucé. « Une Réponse douce calme la colère », est-il dit dans les Proverbes (Proverbes 15.1). Car on voit qu'en se comportant ainsi ils ne méprisent pas, mais plutôt ils honorent ceux devant qui ils s'humilient.
Solutions
1. Cela répond à la première objection.
2. La colère cesse devant les morts pour deux raisons. D'abord parce qu'ils ne souffrent plus et ne ressentent rien; la colère perd donc son principal objectif Ensuite parce qu'ils semblent être parvenus au comble du malheur. Aussi la colère cesse-t-elle également envers tous ceux qui sont grièvement frappés, quand le mal qui les atteint dépasse la mesure d'une juste sanction.
3. Le mépris qui vient de nos amis nous semble, lui aussi, particulièrement indigne. Et c'est pourquoi nous nous irritons particulièrement contre eux s'ils nous méprisent, soit en nous nuisant, soit en ne nous aidant pas, comme nous nous irritons contre nos inférieurs.