(23 novembre)
I. L’évêque Clément était romain et de famille noble. Son père s’appelait Faustinien, sa mère Macidienne ; il avait deux frères, dont l’un s’appelait Faust, l’autre Faustin. Or Macidienne était si belle que le frère de son mari se prit pour elle d’un amour passionné. Et comme il la pressait vivement, et qu’elle ne voulait ni se livrer ni le dénoncer, de peur de susciter l’inimitié entre les deux frères, elle forma le projet de s’éloigner de Rome pour quelque temps, de façon que son absence éteignît l’amour coupable qu’enflammait sa présence. Pour obtenir de son mari le consentement de son départ, elle imagina de lui raconter qu’une voix lui avait dit, en rêve, de quitter Rome aussitôt, avec ses deux jumeaux Faust et Faustin, faute de quoi ils périraient tous. Le mari, épouvanté, envoya sa femme et ses deux enfants à Athènes, gardant près lui, pour le consoler, son plus jeune fils Clément, âgé de cinq ans. Et le bateau qui portait Macidienne fit naufrage, durant la nuit. Macidienne, rejetée par les flots, se réfugia sur un rocher, d’où elle se serait certainement précipitée à la mer, dans l’excès de sa douleur, si elle n’avait pas conservé du moins l’espoir de retrouver les cadavres de ses fils, qu’elle croyait noyés. En vain des femmes, qui demeuraient dans ces régions, s’efforçaient de la consoler en lui racontant leurs propres infortunes. Une de ces femmes, cependant, finit par la décider à demeurer chez elle, en lui disant qu’elle avait, elle-même, perdu dans un naufrage son mari, encore tout jeune, et que jamais elle n’avait consenti à se remarier. Mais bientôt Macidienne sentit faiblir ses mains, que, dans son désespoir, elle avait longtemps déchirées avec ses dents. Et comme la femme qui l’avait recueillie était tombée malade et ne pouvait plus se lever, la mère de Clément se trouva contrainte de mendier pour avoir de quoi se nourrir ainsi que son hôtesse.
Un an après son départ de Rome, son mari envoya des serviteurs à Athènes pour s’informer de ce qu’étaient devenus sa femme et ses fils. Les envoyés ne revinrent pas. D’autres serviteurs, qu’il envoya ensuite, revinrent, mais pour annoncer qu’ils n’avaient pu découvrir aucune trace de Macidienne et de ses enfants. Alors Faustinien, laissant Clément à la garde de tuteurs, partit lui-même pour Athènes ; et il ne revint pas. Ainsi Clément se trouva orphelin, sans aucune nouvelle de ses parents ni de ses frères.
Il s’adonna tout entier à l’étude, et atteignit jusqu’aux plus profonds secrets de la philosophie. Il désirait surtout se renseigner sur l’immortalité de l’âme ; et lorsqu’un des maîtres qu’il consultait lui affirmait que son âme était immortelle, il en éprouvait une grande joie ; mais lorsqu’un autre philosophe lui disait que l’âme était mortelle, il recommençait à se désoler. En ce temps-là vint à Rome saint Barnabé, pour prêcher la doctrine du Christ ; et tous les philosophes le raillaient comme un insensé. Clément, qui d’abord le raillait de même que ses confrères, lui posa un jour, par moquerie, la question suivante : « D’où vient que le moucheron, qui est tout petit, possède six pattes et des ailes, tandis que l’éléphant, qui est énorme, ne possède point d’ailes et seulement quatre pattes ? » Alors Barnabé : « Malheureux, je ne serais pas en peine de répondre à ta question, si tu me la posais seulement par amour de la vérité. Mais c’est chose absurde, en ce moment, de rien vous dire au sujet des créatures, puisque vous ne voulez pas connaître l’auteur de toutes les créatures ! Ignorant le Créateur, ce n’est que justice que vous erriez sur les créatures ! » Et ces paroles s’enfoncèrent si profondément dans le cœur du jeune philosophe, qu’il s’attacha à Barnabé et s’instruisit près de lui dans la foi du Christ. Après quoi il se rendit en Judée auprès de saint Pierre qui acheva de l’instruire, et lui démontra avec évidence l’immortalité de l’âme.
En ce temps-là, deux disciples de Simon le Magicien, Aquila et Nicétas, reconnaissant les mensonges de leur maître, rejoignirent saint Pierre et devinrent ses disciples. Et un jour que Pierre s’était rendu avec ses disciples dans l’île où demeurait Macidienne, la mère de Clément, ils aperçurent, sur le seuil d’un temple, qui était la principale curiosité de cette île, une femme qui mendiait. Ils lui reprochèrent de ne pas se servir de ses mains pour gagner sa vie en travaillant. Et la femme : « Seigneur, je n’ai en vérité que les apparences de mes mains, car j’ai tout à fait perdu la force de m’en servir ; et je regrette de n’avoir point jadis suivi mon instinct qui me poussait à me précipiter dans la mer, plutôt que de poursuivre une vie misérable. » Et Pierre : « Que dis-tu là ? Ignores-tu donc que les âmes de ceux qui se tuent sont sévèrement punies ? » Et elle : « Ah, si j’avais la certitude que les âmes vivent après la mort, je me tuerais aussitôt avec joie, pour pouvoir au moins un instant revoir mes deux fils chéris ! » Et comme Pierre lui demandait la cause d’un tel désespoir, elle lui raconta toutes ses aventures. Et Pierre : « J’ai un disciple nommé Clément qui m’a raconté une histoire toute pareille à la tienne, touchant sa mère et ses frères ! » Ce qu’entendant, la femme s’évanouit de stupeur. Puis elle dit, revenant à elle : « C’est moi qui suis la mère de ce jeune homme ! » Et, se jetant aux pieds de saint Pierre, elle le supplia de la conduire de suite en présence de son fils. Et Pierre : « Ton fils est ici, dans notre bateau ; mais quand tu le verras, efforce-toi de ne rien dire jusqu’à ce que nous ayons quitté le rivage de l’île ! » Et quand Clément vit revenir saint Pierre tenant par la main une vieille femme, il ne put s’empêcher d’abord de rire de ce spectacle. Mais bientôt Macidienne, assise près de son fils, ne put se contenir davantage et se jeta dans ses bras. Et lui, la croyant folle, la repoussait avec indignation. Alors Pierre : « Que fais-tu, mon fils Clément ? Ne repousse point ta mère ! » Et Clément reconnut sa mère, et tout en larmes, la couvrit de baisers. Saint Pierre se fit ensuite conduire chez la vieille hôtesse de Macidienne, qui gisait paralysée ; aussitôt il la guérit. Puis Macidienne interrogea Clément sur son père. Et lui : « Il s’est mis en route pour te chercher et n’est jamais revenu ! » En réponse, Macidienne soupira ; mais la grande joie d’avoir retrouvé son fils la consolait presque de tous ses chagrins.
Survinrent alors Nicétas et Aquila. Et comme ils demandaient quelle était la femme qu’ils voyaient, Clément leur dit : « C’est ma mère, que Dieu m’a rendue par l’entremise de Pierre ! » Pierre leur raconta alors toute l’histoire. Et aussitôt Nicétas et Aquila se levèrent tout troublés. Et ils dirent : « Dieu puissant, rêvons-nous ou cela est-il réel ? » Et, reconnaissant la réalité de ce qu’ils voyaient et entendaient, ils s’écrièrent : « C’est nous qui sommes ce Faust et ce Faustin, que notre mère croit noyés ! » Et ils se jetèrent au cou de Macidienne, grandement surprise. Et celle-ci, dès qu’elle reconnut ses deux fils, faillit mourir de joie. Puis, revenant à elle : « De grâce, mes chers enfants, racontez-moi comment vous êtes encore en vie ? » Et eux : « Après le naufrage, comme nous naviguions sur une planche, des pirates nous trouvèrent, qui nous emmenèrent, et finirent par nous vendre à une honnête veuve nommée Justine. Cette femme nous traita comme ses fils, et nous instruisit dans les arts libéraux. Nous nous attachâmes ensuite à l’un de nos condisciples, Simon le Magicien. Mais ayant reconnu sa fausseté, nous l’abandonnâmes, et, par l’entremise de Zachée, nous devînmes disciples de Pierre. »
Le jour suivant, saint Pierre se retira, pour prier, dans un lieu écarté, en compagnie de ses trois disciples. Là, un pauvre vieillard d’aspect vénérable les aborda, et leur dit : « J’ai pitié de vous, mes frères, en voyant à quelles erreurs vous entraîne votre piété ! Car il n’existe ni Dieu, ni Providence, mais tout se trouve engendré par le simple hasard, ainsi que je l’ai constaté clairement par mon propre exemple. » Et Clément, considérant ce vieillard, se sentait troublé, et avait l’impression, de l’avoir déjà vu quelque part ailleurs. Sur l’ordre de Pierre, les trois disciples discutèrent longtemps avec l’inconnu pour lui démontrer la réalité de la Providence. Et comme, à plusieurs reprises, par respect pour son âge, ils l’avaient appelé « père », Aquila dit tout à coup : « Pourquoi donnons-nous à cet homme un titre que nous n’avons le droit de donner à personne sur terre ? » Puis, se tournant vers le vieillard, il lui dit : « Mon père, ne te fâche point de ce que je viens de dire, car notre loi nous défend de donner le nom de père à aucun être humain ! » Là-dessus, tous les assistants se mirent à rire. Et comme Aquila en demandait le motif, Clément lui dit : « Ne vois-tu pas que tu fais toi-même ce que tu nous reproches, et que tu dis “père” à ce vieillard ? » Mais Aquila affirma qu’il ne se souvenait plus d’avoir employé ce mot. Et quand le débat sur la Providence fut épuisé, le vieillard dit : « Je serais tout prêt à admettre la réalité d’une Providence, si je n’avais eu dans ma vie la preuve manifeste du hasard aveugle qui dirige les choses. Sachez donc que ma femme, née sous la constellation de Vénus et de Saturne, se trouvait par là prédestinée à commettre l’adultère, à s’éprendre d’un esclave et à être noyée. Or, c’est ce qui lui est arrivé. S’étant éprise d’un esclave, et craignant le danger et la honte, elle s’est enfuie avec lui et a péri en mer. Et mon frère m’a raconté qu’elle s’était d’abord éprise de lui, mais que, sur son refus de la satisfaire, elle avait retourné vers un de nos esclaves la concupiscence où la condamnait sa destinée. » Après quoi le vieillard leur dit comment sa femme, sous prétexte d’un rêve qu’elle aurait eu, avait quitté Rome avec ses deux fils pour se rendre à Athènes. Les trois disciples, à ces mots, reconnurent leur père et voulurent se jeter dans ses bras ; mais Pierre leur dit d’attendre qu’il le leur eût permis. Et il dit au vieillard : « Si je te fais voir aujourd’hui ta femme avec tes trois fils, et si je te prouve qu’elle t’a toujours été fidèle, admettras-tu le néant de ta soi-disant prédestination ? » Et le vieillard : « Ce que tu me proposes là est aussi impossible qu’il est impossible d’échapper à sa destinée ! » Et Pierre : « Sache donc que voici ton fils Clément et tes deux jumeaux Faust et Faustin ! » Ce qu’entendant, le vieillard tomba évanoui. À peine avait-il repris les sens que sa femme s’approcha, criant : « Où est mon cher mari et maître ? » Et le vieillard s’élança au-devant d’elle, et l’embrassa en pleurant. Et Pierre lui raconta en détail l’histoire de sa femme et de ses enfants.
Pendant que Faustinien vivait ainsi avec toute sa famille, on vint lui annoncer que deux de ses amis étaient les hôtes de Simon le Magicien. Faustinien, enchanté, s’empressa de leur faire visite, et, pendant qu’il était là, on vint annoncer qu’un ministre de l’empereur était arrivé à Antioche avec mission de rechercher et de mettre à mort tous les magiciens. Alors Simon, par un sortilège, imprima sa propre ressemblance sur le visage de Faustinien. Il fit cela par haine des fils de Faustinien, qui l’avaient abandonné, et afin que Faustinien fût arrêté et tué à sa place. Et lui-même, après cela, s’enfuit vers une autre région. Or, quand Faustinien revint auprès de ses fils, ceux-ci furent effrayés de voir un homme qui, avec la voix de leur père, avait le visage de Simon. Seul, saint Pierre voyait le visage de Faustinien tel qu’il était en réalité ; et il s’étonnait fort de l’effroi que le vieillard paraissait inspirer aux siens. Puis, lorsqu’il eut enfin compris ce qui s’était passé, il dit à Faustinien : « Naguère, pendant que j’étais à Antioche, Simon, par ses calomnies, a excité le peuple contre moi au point qu’on voulait me déchirer à coups de dents. Donc, puisque tu as maintenant le visage de Simon, va à Antioche, rétracte en présence du peuple tout ce que le vrai Simon a dit de moi ; et ensuite je viendrai moi-même à Antioche pour te rendre ton visage naturel ! »
Tout cela se trouve raconté dans l’Itinéraire de Clément ; mais ce livre est apocryphe et ne doit pas être cru à la lettre. Nous ne saurions croire, notamment, que saint Pierre ait pu ordonner à Faustinien de se faire passer pour Simon, car c’est là un mensonge que Dieu ne saurait approuver. Gardons-nous donc de prendre tout ce récit pour entièrement authentique !
Faustinien – toujours d’après notre livre – se rendit à Antioche, convoqua le peuple, et dit : « Moi, Simon, je proclame et avoue m’être trompé dans tout ce que je vous ai dit de Pierre, qui n’est ni un imposteur, ni un magicien, mais un apôtre envoyé pour le salut des hommes ! » Et, quand il eut excité dans le peuple l’amour de Pierre, celui-ci vint à son tour, et, ayant prié, effaça entièrement de son visage la ressemblance de Simon. Ce qu’apprenant, Simon lui-même accourut et dit au peuple : « Je m’étonne que, après la façon dont je vous ai engagés à vous défier des impostures de Pierre, vous ayez non seulement écouté cet homme, mais que vous lui ayez fait l’accueil le plus empressé ! » Sur qui la foule, se retournant contre lui avec colère, l’accabla de reproches, et le chassa honteusement de la ville. Voilà ce que nous raconte Clément lui-même, ou du moins l’auteur de l’ouvrage qui lui est attribué.
II. Plus tard, saint Pierre, étant venu à Rome, et voyant approcher l’heure de sa passion, ordonna Clément évêque à sa place. Mais, à la mort du prince des apôtres, le sage Clément se démit de ses fonctions en faveur de Lin, puis de Clet : car il craignait que cet exemple ne perpétuât dans l’Église l’usage, pour les papes, d’élire eux-mêmes leur successeur, ce qui aurait rendu héréditaire la possession du Saint-Siège. D’autres auteurs, cependant, croient que Lin et Clet n’ont jamais été proprement des papes, mais seulement des coadjuteurs de saint Pierre, et que c’est à ce titre qu’ils figurent dans le catalogue des pontifes. Le fait est que, après eux, Clément fut élu pape et contraint à accepter cet honneur. Et tel était l’éclat de ses mœurs que les Juifs et les païens l’aimaient presque autant que le troupeau des chrétiens. Il avait fait dresser la liste complète de tous les pauvres des diverses provinces, et il veillait à ce que ceux qu’il avait baptisés ne fussent jamais exposés au déshonneur de la mendicité.
Il avait consacré au Seigneur la vierge Domicilie, nièce de l’empereur Domitien. Et la vertueuse Théodore, femme d’un ami de l’empereur nommé Sisinnius, convertie par lui, avait fait vœu de ne plus se départir désormais de la chasteté. Or Sisinnius, par jalousie, et voulant savoir ce que sa femme allait faire dans l’église des chrétiens, la suivit secrètement dans cette église. Aussitôt, il devint aveugle et sourd ; et il dit à ses esclaves : « Conduisez-moi vite hors d’ici ! » Mais les esclaves, le tenant par la main, tournaient en tous sens, dans l’église, sans pouvoir en sortir. Ce que voyant, Théodore voulut d’abord se cacher, par crainte que son mari ne la reconnût ; mais quand elle comprit que Sisinnius était devenu aveugle et sourd, et ne pouvait sortir de l’église, elle pria Dieu ; puis elle dit aux esclaves : « Allez maintenant, et ramenez votre maître dans sa maison ! » Après quoi elle raconta à saint Clément ce qui venait d’arriver. Sur sa demande, le saint se rendit dans sa maison, pria, et aussitôt le mari recouvra l’ouïe et la vue. Mais alors celui-ci, rouvrant les yeux, et apercevant l’évêque debout près de sa femme, fut pris de fureur, soupçonnant quelque artifice magique, et ordonna à ses serviteurs de s’emparer de Clément, de le lier et de l’emporter en prison. Mais les serviteurs, au lieu de lier le saint, entouraient de leurs liens une colonne de pierre ; et Sisinnius, lui aussi, croyait que c’était Clément qu’on liait devant lui. Cependant, Clément, devenu invisible pour Sisinnius et ses serviteurs, put se retirer librement, après avoir recommandé à Théodore de prier pour la conversion de son mari. Et pendant qu’elle priait, saint Pierre lui apparut et lui dit : « Par toi ton mari sera sauvé, afin que s’accomplissent ces mots de mon frère Paul : le mari infidèle sera sauvé par la femme fidèle ! » Ayant dit cela, saint Pierre disparut ; et au même instant Sisinnius manda sa femme pour la prier de faire venir près de lui l’évêque Clément. Celui-ci vint, l’instruisit dans la foi et le baptisa avec trois cent treize personnes de sa maison. Et Sisinnius, à son tour, convertit au Christ une foule de nobles et d’amis de l’empereur Nerva.
Alors le prince des prêtres païens, à force d’argent, provoqua une grande sédition du peuple contre saint Clément. Le préfet Mamertin écrivit aussitôt à l’empereur Trajan, qui répondit que Clément, s’il refusait de sacrifier aux idoles, eût à être exilé au delà des mers dans les déserts de la Chersonèse. Et Mamertin, qui avait eu l’occasion de connaître la sainteté de l’évêque, lui dit en pleurant : « Puisse le Dieu que tu sers te secourir en cette circonstance ! » Il lui donna un bateau qu’il approvisionna de tout le nécessaire ; et bon nombre de clercs et de laïcs le suivirent dans son exil. Arrivé en Chersonèse, Clément y trouva déjà plus de deux mille chrétiens, condamnés à tailler le marbre pour les statues des dieux païens. Et comme ils allaient au-devant de lui avec des pleurs et des larmes, il les consolait en disant : « Je n’ai point mérité l’honneur que me fait le Seigneur en me choisissant pour être le chef de martyrs tels que vous ! » Et comme ils lui disaient qu’ils étaient forcés d’aller chercher de l’eau à six milles de là, Clément répondit : « Prions tous Notre-Seigneur Jésus-Christ pour que, de même qu’il a fait jaillir l’eau du roc dans le désert du Sinaï, il donne en ce lieu à ses confesseurs une source d’eau fraîche ! » Alors, ayant prié, Clément vit un agneau qui, de sa patte levée, semblait lui désigner quelque chose. Aussitôt, reconnaissant la présence du Christ, il marcha au lieu désigné, et dit : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, frappez le sol en ce lieu ! » Mais comme personne ne voyait l’agneau, personne ne put frapper le sol à l’endroit où il se trouvait. Seul Clément, prenant une baguette, donna un léger coup sous le pied de l’agneau ; et aussitôt une source jaillit, qui ne tarda pas à devenir un fleuve. Le bruit du miracle se répandit dans la région, si bien qu’en un seul jour plus de cinq cents personnes reçurent le baptême, et que, dans l’espace d’une année, soixante-quinze églises furent construites dans la province.
Trois ans après, l’empereur Trajan, informé de ces miracles, envoya en Chersonèse un de ses officiers. Mais celui-ci, voyant que le peuple tout entier était prêt à mourir, recula devant un si grand nombre d’exécutions, et se contenta de faire précipiter dans la mer saint Clément, avec une ancre attachée à son cou. Et il disait : « Désormais, du moins, ces gens-là ne pourront plus l’adorer comme un Dieu ! » Or, comme toute la foule se tenait sur le rivage, deux des disciples de Clément, Corneille et Phébus, prièrent Dieu de leur montrer le corps de son martyr. Aussitôt la mer se retira à trois milles du rivage ; et tous, marchant à pieds secs dans son lit, parvinrent jusqu’à une grotte de marbre où ils virent le corps de saint Clément, avec l’ancre auprès de lui. Et une voix du ciel leur défendit d’emporter le corps loin de ce lieu.
III. Depuis lors, tous les ans, à l’anniversaire du martyre de saint Clément, la mer se retirait de la même façon pendant une semaine, permettant aux fidèles d’atteindre, à pieds secs, le tombeau du saint. Et, à l’une de ces fêtes, une femme vint là avec son petit garçon. Or voici qu’après les cérémonies de la fête, et comme l’enfant s’était endormi, on entendit un bruit soudain de flots qui approchaient ; et la femme, épouvantée, s’enfuit avec la foule en oubliant son enfant. Arrivée sur la plage, la pauvre femme se désolait, élevant jusqu’au ciel des cris lamentables. Et longtemps elle espéra, du moins, que les flots lui rapporteraient le cadavre de son fils. Enfin, voyant son espérance déçue, elle s’en retourna dans sa maison et y passa une année dans les larmes. Mais, l’année suivante, étant revenue au tombeau de saint Clément et ayant prié le saint, elle aperçut son fils couché à l’endroit où elle l’avait laissé. Elle crut qu’il était mort, et s’approcha pour emporter son cadavre. Grandes furent sa surprise et sa joie lorsqu’elle découvrit que l’enfant n’était qu’endormi. Elle le réveilla, le couvrit de baisers et lui demanda ce qu’il avait fait, pendant toute cette année. Mais l’enfant, très surpris, répondit qu’il croyait n’avoir dormi que quelques instants.
IV. Léon, évêque d’Ostie, raconte que, sous le règne de l’empereur Michel, un prêtre, surnommé le Philosophe, vint en Chersonèse pour interroger les habitants sur les actes de saint Clément et de ses compagnons. Mais les habitants, qui étaient presque tous des nouveaux venus, dans la région, ne purent lui fournir aucun renseignement. Le fait est que, en raison de la corruption de ces habitants, le miracle du retrait de la mer avait depuis longtemps cessé ; sans compter que, pendant que ce miracle durait encore, les barbares avaient détruit le temple où reposait le cercueil de saint Clément. Alors le Philosophe se rendit dans une petite ville nommée Géorgie ; puis, en compagnie de l’évêque, du clergé et du peuple, il se mit en quête des saintes reliques. Et pendant qu’on fouillait le sol du rivage, en priant et en chantant des hymnes, Dieu permit qu’on découvrît le corps, ainsi que l’ancre, que les flots avaient portés jusque-là. Le Philosophe conduisit ensuite le corps de saint Clément à Rome, et le déposa dans l’église qui porte aujourd’hui le nom du saint. Et ce corps continue à opérer d’innombrables miracles. Cependant, à en croire une autre chronique, le corps de saint Clément aurait été retrouvé et rapporté à Rome par le bienheureux Cyrille, évêque des Moraves.