(27 novembre)
Barlaam, dont l’histoire nous est racontée par Jean de Damas, convertit à la foi chrétienne le roi Josaphat.
En un temps où l’Inde entière était pleine de chrétiens, surgit un roi puissant nommé Avennir, qui persécuta cruellement les chrétiens et surtout les moines. Or l’ami et principal officier de ce roi, touché de la grâce divine, s’enfuit de la cour pour entrer dans un ordre monastique. Le roi, irrité, le fit rechercher par tout le désert ; et, quand on l’eut trouvé, il le fit comparaître devant lui. Et, voyant vêtu d’un manteau grossier cet homme naguère élégant et riche, il lui dit : « Insensé, quelle folie t’a pris de changer ton honneur en infamie ? » Et le religieux : « Si tu veux connaître mes motifs, chasse d’abord loin de toi tes ennemies ! » Le roi lui demanda qui étaient ces ennemies. » Et lui : « Ce sont la colère et la concupiscence, car ce sont elles qui t’empêchent de voir la vérité. » Et le roi : « Parle, maintenant ! » Et lui : « Les insensés, ce sont ceux qui dédaignent comme n’existant point les choses qui existent, et qui poursuivent comme des réalités les choses qui n’existent pas. » Après quoi il lui expliqua longuement le mystère de l’incarnation et les vérités de la foi. Et le roi lui dit : « Si tu ne m’avais pas fait promettre, tout à l’heure, de bannir d’ici la colère pendant que je t’écouterais, je t’enverrais maintenant au bûcher ! Lève-toi et fuis loin de mes yeux, et malheur à toi si je te retrouve jamais ! » Et l’homme de Dieu s’en alla tout triste, car il avait bien espéré subir le martyre.
Le roi Avennir n’avait pas d’enfant. Il eut enfin un fils, qui était d’une beauté merveilleuse, et qui fut appelé Josaphat. En l’honneur de sa naissance, le roi fit célébrer de grands sacrifices ; et il réunit soixante astrologues, qu’il interrogea sur les destinées futures de l’enfant. Tous répondirent qu’il serait grand en puissance et en richesse ; mais le plus sage d’entre eux ajouta : « Ô roi, l’enfant qui t’est né sera en effet tout cela, mais dans un autre royaume que le tien ! car, si je ne me trompe, il sera un des princes de cette religion chrétienne que tu persécutes ! » Ce qu’entendant, le roi, effrayé, fit construire à l’écart un magnifique palais, qu’il donna pour demeure à son fils ; et il lui donna pour compagnons de beaux jeunes gens, en leur recommandant de ne jamais parler à Josaphat ni de la vieillesse, ni de la maladie, ni de la pauvreté, ni de rien d’attristant : de telle sorte que l’esprit de l’enfant, tout occupé de choses gaies, n’eût jamais l’occasion de penser à l’avenir. Si l’un des compagnons de Josaphat était malade, il aurait aussitôt à être remplacé par un autre bien portant. Mais surtout, défense était faite de jamais mentionner le nom ou la doctrine du Christ.
Il y avait alors auprès du roi un haut fonctionnaire qui était chrétien, mais en secret. Cet homme, chassant un jour avec le roi, aperçut à terre un mendiant qu’une bête féroce avait blessé au pied. Et le mendiant le pria de le recueillir chez lui, ajoutant qu’il pourrait lui rendre service. Alors le ministre : « Je consens volontiers à te recueillir chez moi, mais je ne vois guère comment tu pourrais m’être utile ! » Et le mendiant : « C’est que je suis médecin des paroles. Si quelqu’un souffre d’une parole qu’il a dite ou entendue, je sais des remèdes pour le guérir. » Le ministre, sans prendre au sérieux les mots du mendiant, l’emmena chez lui et le soigna, par charité chrétienne. Or des hommes jaloux et méchants, pour nuire à ce ministre, l’accusèrent auprès du prince non seulement d’être chrétien, mais de flatter le peuple pour s’emparer du pouvoir. Et ils dirent au roi : « Si tu veux en avoir la preuve, reçois-le en particulier, et dis-lui que, sentant l’approche de la mort, tu as l’intention de renoncer au trône pour te faire moine ! Tu verras bien ce qu’il te répondra. » Le roi suivit leur conseil ; et le ministre, ne soupçonnant point la ruse, loua fort l’intention qu’exprimait son maître. Ce dont le roi fut rempli de fureur, car il y voyait la preuve de la trahison du ministre. Mais il se contint et ne répondit rien. Sur quoi le ministre, tout confus de cet accueil, alla raconter la chose au mendiant qu’il avait recueilli. Et celui-ci, en véritable « médecin des paroles », lui dit : « Le roi te soupçonne de vouloir le détrôner. Lève-toi vite, coupe tes cheveux, revêts un cilice, et va chez le roi. Et quand il te demandera ce que cela signifie, tu lui répondras que tu es prêt à le suivre dans son monastère, voulant partager ses privations comme tu as partagé sa prospérité ! » Le ministre fit ainsi, et le roi, après avoir puni les dénonciateurs, l’éleva encore à de plus hautes dignités.
Cependant, le prince Josaphat était parvenu à l’âge adulte. Étonné de ce que son père le tînt enfermé, il interrogeait là-dessus son serviteur favori, ajoutant que cette défense de sortir lui ôtait le goût de manger et de boire. Le roi, informé de cela, lui fit donner des chevaux et lui permit de sortir dans la campagne, à la condition qu’une escorte le précédât pour écarter de ses yeux tout spectacle attristant. Or Josaphat, dans une de ses promenades, rencontra un lépreux et un aveugle. Stupéfait, il demanda ce que c’était. Et ses compagnons : « Ce sont là des maux qui arrivent aux hommes ! » Et lui : « À tous les hommes ? » Et, sur leur réponse négative, il reprit : « Sait-on du moins à l’avance quels hommes doivent être atteints de ces maux ? » Et ses compagnons : « Qui pourrait connaître l’avenir des hommes ? » Sur quoi Josaphat rentra chez lui plein d’anxiété.
Une autre fois, il rencontra un homme brisé par la vieillesse. L’homme avait un visage rugueux, un dos voûté, une bouche sans dents, une parole balbutiante. Étonné, Josaphat demanda ce que c’était. Et quand on lui eût répondu que c’était l’âge qui avait mis l’homme en cet état, il demanda : « Et quelle sera sa fin ? » On lui répondit : « La mort ! » Et lui : « Est-ce que tous doivent mourir, ou seulement quelques-uns ? » On lui répondit : « Tous ! » Et Josaphat : « À quel âge ? » Et eux : « On peut vivre jusqu’à quatre-vingts ou cent ans, et puis on meurt. » Et le jeune homme, roulant dans son cœur toutes ces pensées nouvelles, se désolait en secret, bien que, devant son père, il continuât de feindre la gaîté.
Or, un saint moine nommé Barlaam vivait alors dans le désert de Sennaar. Instruit par l’Esprit-Saint de ce qui arrivait au fils du roi, il prit l’habit d’un marchand, se rendit à la capitale, et, abordant le précepteur du prince, il lui dit : « Je suis marchand, et j’ai à vendre une pierre merveilleuse qui ouvre les yeux aux aveugles et les oreilles aux sourds, rend la parole aux muets et la raison aux fous. Conduis-moi près du jeune prince, pour que je la lui montre ! » Et le précepteur : « Je me connais en pierres. Montre-moi celle dont tu parles, et, si elle est telle que tu le dis, le fils du roi te l’achètera ! » Mais Barlaam : « Ma pierre a encore cette propriété que seuls peuvent la voir ceux qui sont chastes et que n’a point corrompus le péché. Avec les yeux que tu as, tu ne pourrais pas la voir, tandis qu’on m’a dit que le fils du roi était chaste et ignorait le mal. » Le précepteur le conduisit alors devant Josaphat, qui l’accueillit avec déférence. Et Barlaam : « Prince, tu as bien fait de me recevoir, sans dédaigner mon humble figure ! Tu as fait comme un roi qui, quand il voyageait dans son carrosse doré et rencontrait des mendiants en haillons, descendait de son carrosse et leur baisait les pieds. Les ministres de ce roi, n’osant le blâmer ouvertement, dirent à son frère comment il se conduisait ; et le frère, lui aussi, en fut scandalisé. Or c’était l’usage que, lorsqu’un homme était condamné à mort, le crieur du roi venait sonner de la trompe devant sa maison. Un soir, donc, le roi envoya son crieur sonner de la trompe devant la maison de son frère. Ce qu’entendant, celui-ci se crut condamné à mort. Il ne put dormir de toute la nuit, fit son testament, s’habilla tout de noir et vint en pleurant au palais du roi avec sa femme et ses enfants. Et le roi lui dit : “Sot que tu es ! Tu t’es effrayé en entendant le messager de ton frère, envers qui tu sais que tu n’es point coupable ; et tu me blâmes de m’émouvoir à la vue des messagers de Dieu, contre qui j’ai si souvent péché !” Après cela le roi prit quatre coffres. Dans deux d’entre eux, qu’il fit garnir d’or à l’extérieur, il mit à l’intérieur des ossements en putréfaction. Dans les deux autres, qu’il fit garnir de poix à l’extérieur, il mit à l’intérieur des diamants et des perles. Puis, convoquant les ministres qui s’étaient plaints de lui à son frère, il leur demanda quels étaient les plus précieux des quatre coffres. Ils désignèrent aussitôt ceux qui étaient couverts d’or, dédaignant les deux autres. Alors le roi fit ouvrir les deux coffres dorés, et une puanteur infecte s’en exhala. Et le roi : “Ces coffres sont l’image de ceux qui, somptueusement vêtus, ont dans leur cœur le vice et l’impureté.” Puis il fit ouvrir les deux autres coffres, et on y vit luire l’éclat des pierreries. Et il dit : “Ceci est l’image des pauvres que vous m’avez blâmé d’honorer : car, sous leurs haillons misérables, ils rayonnent de l’éclat de toutes les vertus.”
Puis Barlaam expliqua longuement à Josaphat l’incarnation, la passion et la résurrection du Christ. Il lui parla aussi du jugement dernier et de la rétribution des bons et des méchants. Et, pour lui faire entendre l’erreur des idolâtres, il lui raconta la parabole suivante : Un archer, ayant pris un rossignol, voulait le tuer. Mais, l’oiseau : « Homme, quel profit auras-tu de ma mort ? Pour ton ventre même je ne ferai qu’une bouchée ! Tandis que, si tu veux me rendre le vol, je te donnerai trois conseils excellents à suivre. » L’archer, étonné, promit à l’oiseau de le remettre en liberté en échange des trois conseils. Et le rossignol lui dit : « 1°n’essaie jamais d’atteindre des choses qui sont hors d’atteinte ; 2°ne t’afflige jamais d’une perte irréparable ; 3°ne crois jamais des choses incroyables. Retiens ces trois conseils, et tu t’en trouveras bien ! » L’archer, suivant sa promesse, lâcha le rossignol. Et celui-ci, volant dans les airs, lui dit : « Malheur à toi, homme, car tu as fait une sottise, et tu as perdu un grand trésor ! Sache donc que j’ai dans mon ventre un diamant deux fois plus gros qu’un œuf d’autruche ! » Ce qu’entendant, l’archer fut désolé d’avoir remis en liberté le rossignol ; et, pour le reprendre, il lui disait : « Viens dans ma maison, tu y verras bien des choses curieuses, et je te ferai un beau cadeau ! » Et le rossignol : « Maintenant je reconnais, sans erreur possible, que tu es un sot, car de mes trois conseils tu ne tires aucun profit. Tu t’affliges de m’avoir perdu, tandis que tu ne saurais me ravoir ; tu t’efforces de m’atteindre, tandis que c’est chose impossible ; et tu crois que je puis avoir dans le ventre un diamant dix fois plus gros que mon corps tout entier ! » Et Barlaam ajouta : « Non moins stupides sont ceux qui croient aux idoles et invoquent l’appui de statues qu’ils ont eux-mêmes fabriquées ! »
Puis Barlaam exposa au jeune prince le mensonge et la vanité des plaisirs du monde. Et, à l’appui de ses arguments, il lui raconta les apologues suivants. Il lui dit, d’abord, que ceux qui désirent les plaisirs corporels au détriment de leur âme ressemblent à un homme qui, fuyant devant une licorne, tomba dans un précipice. En tombant, il s’accrocha des deux mains à un arbuste et enfonça ses pieds dans une boue glissante. Il vit alors que deux rats, un blanc et un noir, rongeaient les racines de l’arbuste et étaient déjà sur le point de le détacher. Au fond de l’abîme, il vit un dragon terrible qui ouvrait la bouche pour le dévorer ; et, dans la boue où s’étaient enfoncés ses pieds, il vit quatre vipères qui levaient la tête. Mais soudain il aperçut une goutte de miel qui découlait d’une branche de l’arbuste. Et aussitôt, oubliant tous les dangers qui l’entouraient, il se laissa aller à la douceur de manger ce miel. Et Barlaam dit à Josaphat : « La licorne, c’est la mort, que l’homme s’efforce de fuir. L’abîme, c’est notre monde de misère. L’arbuste c’est notre vie, dont les racines sont rongées jour et nuit, et dont l’écroulement est sans cesse plus proche. Les quatre vipères sont les quatre éléments, dont le désordre amène la dissolution du corps. Le dragon, c’est le diable. Et la goutte de miel, ce sont les plaisirs décevants dont la poursuite nous détourne de la vue de notre destinée. »
Autre exemple. Ceux qui aiment le monde sont pareils à un homme qui avait trois amis, dont il aimait l’un plus que lui-même, le second autant que lui-même, le troisième moins que lui-même. Cet homme, étant en danger de mort, courut invoquer l’aide du premier ami. Et celui-ci : « Malheureux, je ne puis rien pour toi ! J’ai d’autres amis avec qui je dois me réjouir. Tout ce que je puis faire pour toi, c’est de te donner ces deux cilices, pour te couvrir en cas de besoin. » L’homme alla trouver son second ami, qui lui dit : « Je n’ai que faire de souffrir avec toi, étant moi-même accablé de souci. Je puis seulement, si tu veux, te faire un pas de conduite jusqu’à la porte du tribunal. » Alors l’homme, désespéré, aller trouver son troisième ami, et lui dit, la mine basse : « J’ose à peine te parler, car je ne t’ai pas aimé comme je le devais. Mais, dans l’embarras où je me trouve, et sans autres amis, je me suis dit que peut-être tu ne refuserais pas de me secourir. » Et l’ami, avec un bon sourire, lui répondit : « Certes, tu es pour moi un ami très cher, et je n’oublie pas le service que tu m’as rendu ! Viens, je vais aller avec toi au tribunal, pour t’empêcher d’être livré à tes ennemis ! » Et Barlaam ajouta : « Le premier de ces amis est la possession des richesses, pour qui l’homme s’expose à mille dangers, et de qui, à l’heure de la mort, il ne tire aucun profit, si ce n’est des linceuls pour l’ensevelir. Le second ami, ce sont la femme, les fils, les parents, qui nous font un pas de conduite jusqu’à notre tombeau, et puis s’en retournent aussitôt à leurs affaires. Le troisième ami, c’est la foi, l’espérance, la charité et l’aumône, et toutes les bonnes œuvres, qui, lorsque nous mourons, nous accompagnent au tribunal de Dieu et nous délivrent de nos ennemis les démons. »
Barlaam dit encore ceci : « Dans une grande ville, on avait l’habitude d’élire pour prince, tous les ans, un homme étranger et inconnu, à qui on laissait plein pouvoir de faire ce qu’il voulait ; mais au bout de l’année, tandis que cet homme ne songeait qu’à sa jouissance, se croyant destiné à régner toujours, voilà que tous les citoyens s’insurgeaient contre lui, le traînaient nu par les rues de la ville, et le reléguaient dans une île déserte où il mourait de faim et de froid. Or il y eut un de ces princes improvisés qui, ayant appris la coutume de ses sujets, prit la précaution de déposer dans l’île de grands trésors, de telle sorte que, quand il y fut à son tour relégué, il ne manqua de rien. Cette ville est le monde ; ses citoyens sont les princes des ténèbres ; et à l’improviste la mort survient, qui nous relègue dans le feu de l’enfer. Et notre provision de richesses pour l’autre vie ne peut se faire que par l’entremise des pauvres. »
Quand Barlaam eut ainsi achevé d’instruire le fils du roi, celui-ci voulut tout abandonner pour le suivre. Mais Barlaam lui répondit, que, s’il faisait cela, il serait pareil à certain jeune homme qui, après avoir refusé de se marier avec une jeune fille riche et noble, s’enfuit dans un lieu où il trouva une autre jeune fille, très pauvre, travaillant et priant auprès de son vieux père. Et il lui dit : « Femme, que fais-tu là ? Manquant de tout, tu rends grâces à Dieu comme si tu en avais reçu de grands biens ! » Et la jeune fille : « Les choses extérieures ne sont pas à nous, mais seulement celles qui sont au dedans de nous. Or Dieu m’a accordé de grands biens : car il m’a faite à son image, il m’a appelée à sa gloire et m’a ouvert la porte de son royaume. » Le jeune homme, la voyant aussi sage que belle, la demanda en mariage à son père. Et celui-ci : « Tu ne peux pas épouser ma fille, car tu es fils de gens nobles et riches, et je ne suis qu’un pauvre homme ! » Et comme le jeune homme insistait, le vieillard lui dit : « Je ne puis te la donner en mariage, car tu la conduirais dans la maison de ton père, et elle est mon unique enfant. » Et le jeune homme : « Je resterai près de vous et me conformerai en tout à votre manière de vivre ! » Puis, dépouillant ses vêtements précieux, il endossa un manteau de bure pareil à celui du vieillard, se fixa près de lui et épousa la jeune fille. Et après que le vieillard eut éprouvé sa constance, il le conduisit enfin dans la chambre nuptiale ; et, là, il lui montra un trésor comme il n’en avait jamais vu, et le lui donna tout entier.
À cela le jeune prince Josaphat répondit : « Je comprends l’allusion que contient ton récit. Mais dis-moi, père, quel âge tu as et où tu demeures, car je ne veux pas me séparer de toi. » Et Barlaam : « Il y a quarante-cinq ans que je demeure au désert de Sennaar ». Alors Josaphat : « Mais tu as l’air d’avoir plus de soixante-dix ans ! » Et Barlaam : « Oui, tel est mon âge, si l’on compte mes années depuis ma naissance. Mais je n’admets pas que l’on compte, dans la mesure de ma vie, le temps que j’ai dépensé aux vanités du monde : car pendant ce temps-là j’étais mort, et des années de mort ne doivent pas compter dans la vie. » Et comme Josaphat insistait pour le suivre au désert, Barlaam lui dit : « Si tu le fais, je ne pourrai jouir de ta société, et je serai cause de persécution pour mes frères ! Reste plutôt ici ; et quand tu jugeras le temps opportun, tu viendras me rejoindre ! » Puis, ayant baptisé le prince, il l’embrassa une dernière fois et s’en retourna au désert.
Quand le roi apprit que son fils était devenu chrétien, il en éprouva une vive douleur. Alors un de ses amis, nommé Arachis, pour le consoler, lui dit : « Je connais un ermite qui est de notre religion et qui ressemble tout à fait à Barlaam. Que cet homme, se faisant passer pour Barlaam, défende d’abord la foi chrétienne ; puis qu’il se laisse réfuter et renie son christianisme ; et ton fils le reniera, lui aussi ! » Le roi feignit donc d’organiser une grande expédition pour rechercher Barlaam, et fit savoir à son fils qu’il l’avait retrouvé. Ce qu’apprenant, Josaphat se désola d’abord de la capture de son maître ; mais bientôt Dieu lui révéla que ce n’était pas le vrai Barlaam. Alors le roi, venant chez son fils, lui dit : « Mon enfant, tu m’as causé une grande tristesse, tu as déshonoré mes cheveux blancs et tu m’as ôté la lumière de mes yeux ! Pourquoi, mon cher fils, as-tu abandonné le culte de mes dieux ? » Et Josaphat : « Mon père, pourquoi t’affliger de ce que j’aie été admis à participer d’un grand bien ? Quel père a jamais paru triste de la prospérité de son fils ? » Sur quoi le roi, furieux, se plaignit à Arachis de l’endurcissement de Josaphat. Arachis lui conseilla de ne pas lui parler aussi sévèrement, ajoutant qu’avec de douces flatteries on en viendrait mieux à bout. Aussi, le lendemain, le roi dit-il à son fils, en le couvrant de baisers : « Mon fils chéri, honore et respecte ton vieux père ! Ne sais-tu pas le bien que c’est d’obéir à son père et de le rendre heureux ? Ne sais-tu pas que tous ceux qui y ont manqué ont péri misérablement ? » Et Josaphat : « Il y a un temps pour aimer et un temps pour obéir, un temps de paix et un temps de guerre. Mais, à ceux qui nous détournent de Dieu, nous ne devons jamais obéir, fussent-ils même nos parents ! » Alors le roi, voyant sa constance : « Puisque rien ne peut te fléchir, viens, et nous croirons tous deux aux mêmes vérités. Barlaam, qui t’a converti, est ici prisonnier. Convoque tous les chrétiens, et que les hommes de ma religion et ceux de la tienne discutent librement ! Si ce sont les chrétiens qui l’emportent, nous croirons à leur Dieu ; et si ce sont les hommes de notre religion, tu renonceras à ton christianisme ! » Josaphat consentit à cette proposition et fut mis en présence du faux Barlaam.
Aussitôt il lui dit : « Tu sais, Barlaam, comment tu m’as instruit ! Si donc tu défends la foi que tu m’as enseignée, je resterai ton disciple jusqu’à la fin de mes jours. Mais si, au contraire, tu te laisses vaincre, j’arracherai moi-même ton cœur et ta langue et les donnerai aux chiens, pour que désormais personne ne s’avise plus d’induire en erreur un fils de roi ! » Ce qu’entendant le faux Barlaam, dont le vrai nom était Nachor, trembla et se troubla cruellement, car il se voyait pris à son propre piège. Il réfléchit que le plus prudent était d’être de l’avis du fils du roi. Or un rhéteur se leva et lui dit : « Es-tu Barlaam, qui as induit en erreur le fils du roi ? » Et lui : « Je suis Barlaam, qui n’ai pas induit en erreur le fils du roi, mais au contraire qui l’ai délivré de l’erreur ! » Et le rhéteur : « Alors que les plus sages et les plus savants des hommes ont adoré nos dieux, comment oses-tu t’insurger contre eux ? » Et le faux Barlaam : « Les Chaldéens, les Grecs et les Égyptiens ont commis l’erreur de prendre pour des dieux de simples créatures. Les Chaldéens ont adoré les éléments, créés pour l’utilité de l’homme. Les Grecs ont adoré des hommes criminels, tels que Saturne, qui dévorait ses fils et s’était coupé ses parties génitales ; tels que Jupiter, qui, pour commettre l’adultère, aimait à prendre des formes d’animaux ; tels encore que Vénus, qui trompait son mari avec Adonis. Les Égyptiens ont adoré des bêtes, le bœuf, le mouton, le porc, et d’autres encore. Seuls les chrétiens adorent le fils du vrai Dieu qui est descendu des cieux pour sauver les hommes. » Et Nachor continua de défendre la foi chrétienne, en sorte que les rhéteurs, stupéfaits, ne surent que répondre. Et Josaphat se réjouissait fort de voir que le Seigneur faisait défendre la vérité par la bouche d’un ennemi. Mais le roi, au contraire, était furieux. Il s’empressa de lever la séance, sous prétexte d’ajourner le débat au lendemain. Et Josaphat lui dit : « Si tu ne veux pas qu’on doute de ta justice, permets à mon maître de passer la nuit avec moi, pour que nous convenions ensemble de nos réponses pour demain ! Et toi, de là même façon, entends-toi avec tes rhéteurs ! » Le roi et Nachor y consentirent, espérant toujours l’induire en erreur. Mais lorsque Nachor se rendit au palais de Josaphat, celui-ci lui dit : « Ne crois pas que j’ignore qui tu es ! Je sais que tu n’es pas Barlaam, mais l’astrologue Nachor. » Puis il lui exposa si bien les voies du salut qu’il le convertit. Et, le lendemain, Nachor s’en alla au désert, où, ayant reçu le baptême, il se fit ermite.
Cependant, un mage nommé Théodas, instruit de tout cela, vint trouver le roi et lui dit qu’il connaissait un moyen de détourner Josaphat de son christianisme. Et le roi : « Si tu parviens à cela, je t’élèverai une statue d’or et ordonnerai qu’on t’offre des sacrifices comme à un dieu ! » Alors Théodas : « Éloigne de ton fils tous ses compagnons, et introduis dans son palais des femmes belles et ornées, pour qu’elles le servent et passent tout leur temps avec lui ! Moi, je lui enverrai un de mes esprits, qui l’enflammera de concupiscence. Car rien n’a autant de pouvoir pour séduire les jeunes gens qu’un visage de femme ! Certain roi venait de voir naître un fils lorsque les médecins lui dirent que si, pendant dix ans, l’enfant apercevait une seule fois le soleil ou la lune, il perdrait l’usage de ses yeux. Alors ce roi fit enfermer son fils, jusqu’à l’âge de dix ans, dans une grotte souterraine. Les dix ans écoulés, il ordonna qu’on étalât devant son fils toutes les choses du monde, afin qu’il apprît à les connaître ainsi que leurs noms. L’enfant apprit à connaître, de cette façon, les noms de l’or et de l’argent, des pierres précieuses, des chevaux, et de tout le reste. Mais quand il demanda quel était le nom des femmes, le ministre du roi lui répondit en plaisantant qu’on les appelait des diables à séduire les hommes. Et lorsqu’ensuite le roi demanda à son fils ce qu’il aimait le mieux, de toutes les choses qu’il avait vues, l’enfant répondit que c’était à beaucoup près, les diables à séduire les hommes. »
Aussitôt le roi, congédiant tous les compagnons de son fils, les remplaça par de belles jeunes filles, qui ne cessaient point de l’exciter à la luxure. Et le malin esprit envoyé par le mage pénétra dans le cœur du jeune homme et y alluma un grand feu. De telle sorte que, brûlé tout ensemble au dehors et au dedans, le malheureux Josaphat souffrait cruellement. Mais il se recommandait à Dieu, et Dieu finit par éloigner de lui toute tentation.
Alors le roi envoya à son fils une jeune princesse d’une beauté merveilleuse. Et comme Josaphat lui prêchait le Christ, elle répondit : « Si tu veux me détourner du culte des idoles, marie-toi avec moi ! Car les chrétiens eux-mêmes approuvent le mariage, puisque leurs patriarches, leurs prophètes et leur apôtre Pierre étaient mariés. » Mais Josaphat : « Chère amie, ce sont là de vaines paroles. Les chrétiens peuvent, en effet, se marier, mais non pas ceux qui ont promis au Christ de garder leur virginité ! » Et elle : « Soit ! mais si tu veux sauver mon âme, accorde-moi du moins une petite grâce ! Accouple-toi avec moi cette nuit seulement, et je te promets que, demain matin, je me ferai chrétienne ! » Elle parlait avec tant d’instance, et était si belle, qu’elle commença à ébranler sérieusement la tour de son âme. Ce que voyant, Satan dit à ses compagnons : « Voyez comme cette jeune fille ébranle l’âme que nous n’avons pu toucher ! Profitons de l’occasion pour nous précipiter dans cette âme ! » Alors le pauvre jeune homme, se voyant si tenté – car il l’était et par sa concupiscence et par son désir de sauver la jeune fille, – se mit à pleurer et tomba en prière. Et, pendant sa prière, il s’endormit et eut un rêve. Il se vit amené dans un pré fleuri où les feuilles des arbres, sous une brise légère, murmuraient doucement et exhalaient un parfum merveilleux. Il y avait là des fruits d’un goût incomparable, des eaux d’une limpidité ravissante, des sièges et des lits ornés d’or et de pierreries. Et une voix lui dit que c’était là le séjour des bienheureux. Il demanda la permission d’y rester, mais la voix lui répondit : « Tu pourras y revenir un jour, si tu sais résister à tes mauvais désirs. » Puis il vit, dans son rêve, un lieu sinistre et fétide, et la voix lui dit que c’était le séjour des damnés. Et, lorsqu’il s’éveilla, la beauté de la jeune fille lui parut exhaler la même puanteur.
Les malins esprits s’en retournèrent auprès de Théodas, et lui dirent : « Tant qu’il n’avait pas fait le signe de la croix, nous pouvions pénétrer en lui et le troubler vivement. Mais dès qu’il eut fait ce signe, nous dûmes nous enfuir. » Alors Théodas se rendit lui-même auprès de Josaphat, espérant le séduire par de belles paroles. Mais ce fut lui qui fut pris par celui qu’il voulait prendre. Converti par Josaphat, il reçut le baptême, et mena, depuis lors, une vie exemplaire.
Le roi, désespéré, abandonna à son fils la moitié de son royaume. Et Josaphat, malgré son extrême impatience de se réfugier au désert, jugea utile, dans l’intérêt de la foi, d’accepter pour quelque temps le royaume qui lui était offert. Il construisit de nombreuses églises, dressa partout des croix, et convertit tous ses sujets. Son père lui-même finit par se laisser convaincre par la prédication de son fils. Il crut en Jésus-Christ, reçut le baptême, laissa le royaume entier à Josaphat, et acheva sa vie dans la pénitence.
Après cela, Josaphat voulut, à son tour, se retirer dans le désert ; mais longtemps les prières de son peuple le retinrent. Un jour enfin, il s’enfuit, donna à un pauvre ses habits royaux, et, en échange, revêtit ses haillons. Ainsi il erra dans le désert pendant deux ans, sans pouvoir trouver Barlaam. Enfin, apercevant un caveau, il frappa à la porte et dit : « Père, bénis-moi ! » Et Barlaam, entendant sa voix, sortit du caveau. Ils s’embrassèrent longuement, heureux de se revoir. Josaphat raconta à Barlaam tout ce qui lui était arrivé ; et, ensemble, ils en rendirent grâces à Dieu. Et Josaphat vécut là de nombreuses années, dans la vertu et les privations. Quant à Barlaam, lorsqu’il eut accompli sa destinée, il mourut en paix à l’âge de quatre-vingts ans, l’an du Seigneur 400. Josaphat, lui, renonça à son royaume dans la vingt-cinquième année de son âge ; il vécut ensuite au désert pendant trente-cinq ans, et puis s’endormit, à son tour, dans le Seigneur [C’est l’histoire de saint Josaphat qui a fait affirmer à Max Müller – et à bien d’autres, après lui – que « Bouddha était devenu un saint de l’Église catholique ». En effet, au dire de ces savants, le nom de « Josaphat » ne peut être qu’une déformation de « Bodhisattva » ; et il y a, dans le fameux Lalitavistara, une légende qui rappelle ce que Jean de Damas et Jacques de Voragine nous racontent de l’enfance du fils du roi Avennir. Quant à l’esprit profondément chrétien qui anime tout le récit de la Légende dorée, sous la délicieuse couleur orientale dont il est revêtu, c’est apparemment chose sans importance, ou, en tout cas, incapable de prévaloir contre l’identité manifeste des deux noms de « Josaphat » et de « Bodhisattva » !].