- L'habitus peut-il disparaître ?
- Peut-il diminuer ?
- La manière dont il peut disparaître ou diminuer.
Objections
Pas plus que la nature, semble-t-il. Car l'habitus est en nous comme une nature, d'où le caractère délectable des opérations dont on a l'habitus. Or la nature n'est pas détruite tant que demeure son sujet. Donc l'habitus ne peut pas périr non plus tant que le sujet demeure.
2. Toute destruction d'une forme est causée soit par la destruction du sujet, soit par l'apparition d'une forme contraire. Ainsi la maladie disparaît-elle lorsque l'animal meurt, ou bien lorsque survient la santé. Mais la science, qui est un habitus, ne peut disparaître par destruction du sujet, puisque l'intellect, où elle a son siège, « est une substance et ne se corrompt pas », ainsi qu'il est dit au livre I du traité de De l'Âme. De même la science ne peut pas être détruite par une réalité contraire, car les espèces intelligibles ne sont pas contraires les unes aux autres, d'après Aristote. Donc un habitus de science ne peut être détruit d'aucune manière.
3. Toute destruction s'opère par un mouvement. Mais les habitus de science qui sont dans l'âme ne peuvent être détruits par un mouvement de l'âme en elle-même, car de soi l'âme ne connaît pas le mouvement. Elle se meut il est vrai, en subissant les mouvements du corps. Mais aucune modification organique ne semble pouvoir détruire les espèces intelligibles, puisque leur existence est liée à l'intellect, et que cet intellect est par lui-même le lieu des idées, indépendamment du corps ; d'où cette affirmation que les habitus ne peuvent être détruits ni par la vieillesse ni par la mort. La science ne peut donc être détruite. Ni par conséquent l'habitus de la vertu puisqu'elle est aussi dans l'âme raisonnable et que « les vertus, d'après le Philosophe, sont plus durables que les savoirs ».
En sens contraire, le Philosophe affirme aussi que « la science est détruite par l'oubli ou par l'erreur ». On perd aussi la vertu par le péché. Et Aristote dit encore que des actes contraires engendrent et détruisent les vertus.
Réponse
Il faut dire qu'une forme est détruite en soi par son contraire ; et par accident si son sujet est détruit. Donc, s'il y a des habitus dont le sujet soit destructible et dont la cause ait son contraire, ils pourront se perdre des deux manières, comme on le voit pour les habitus corporels, la santé et la maladie. En revanche, les habitus dont le sujet n'est pas destructible ne peuvent se perdre par accident. Il y a cependant des habitus qui, tout en existant principalement dans un sujet indestructible, sont pourtant secondairement dans un sujet destructible. Ainsi l'habitus de science puisque, s'il réside principalement dans l'intellect passif, il réside secondairement dans les facultés sensibles de connaissance, nous l'avons vu. Et c'est pourquoi, du côté de l'intellect passif, l'habitus de science ne peut être détruit, mais seulement du côté des facultés inférieures de connaissance sensible.
Il faut donc examiner si les habitus de cette sorte peuvent se perdre par eux-mêmes. Il faudrait donc pour cela qu'il y eût un habitus ayant un contraire soit de son côté, soit du côté de sa cause ; mais s'il n'a pas de contraire, il ne pourra se détruire par lui-même. Or il est évident qu'une espèce intelligible ayant son existence dans l'intellect passif n'a pas de contraire, et que sa cause, l'intellect agent, ne peut pas en avoir non plus. Par conséquent, s'il y a dans l'intellect passif un habitus qui soit immédiatement causé par l'intellect agent, un tel habitus est indestructible et par soi et par accident. Les habitus des premiers principes, tant spéculatifs que pratiques, sont de cette sorte : aucun oubli ni aucune erreur ne peuvent les détruire. Le Philosophe le dit de la prudence : « L'oubli ne la fait pas perdre ». — Mais il y a dans l'intellect passif un habitus causé par la raison, c'est l'habitus des conclusions que l'on appelle la science. Or, la cause de cet habitus peut rencontrer doublement quelque chose de contraire : 1° dans les propositions mêmes à partir desquelles se fait le raisonnement, car à cette affirmation « le bien est le bien » s'oppose celle-ci, dit le Philosophe, « le bien n'est pas le bien » ; 2° dans le processus même du raisonnement, comme quand un syllogisme qui est un sophisme s'oppose au syllogisme dialectique ou démonstratif. Il est donc évident que l'on peut détruire un argument faux par l'habitus d'une opinion vraie ou même d'une science. Aussi le Philosophe dit-il que « l'erreur est la destruction de la science ».
Pour ce qui est des vertus, celles qui sont intellectuelles ont leur siège dans la raison même, et il faut faire à leur égard le même raisonnement que pour la science ou l'opinion. — Mais il y en a qui résident dans les facultés appétitives, ce sont les vertus morales, et il en est de même des vices opposés. Or les habitus de ces facultés appétitives sont causés par le fait que la raison est faite pour mouvoir la faculté appétitive. Voilà pourquoi l'habitus de la vertu ou du vice peut être détruit par le jugement de la raison lorsque celle-ci imprime un mouvement En sens contraire, de quelque manière que ce soit, c'est-à-dire ou par ignorance, ou par passion, ou même par libre choix.
Solutions
1. L'habitus ressemble à la nature, cependant il lui est inférieur. Et c'est pourquoi, alors que la nature ne peut nullement se perdre, l'habitus ne se perd que difficilement.
2. Bien qu'il n'y ait à proprement parler rien de contraire aux espèces intelligibles, il peut y avoir pourtant quelque chose de contraire, comme nous venons de le dire, aux affirmations et à la marche de la raison.
3. Un mouvement corporel n'écarte pas la science en atteignant la racine même de l'habitus, mais seulement en empêchant l'acte dans la mesure où l'intellect a besoin dans son acte des facultés sensibles où la modification organique vient jeter le trouble. Mais une modification de la raison, d'ordre intellectuel, peut corrompre un habitus de science jusque dans sa racine. Et un habitus de vertu peut être détruit pareillement. — Quand on dit cependant que « la vertu est plus durable que le savoir », cela doit s'entendre non du sujet ni de la cause, mais des actes ; car les vertus sont d'un usage continu durant toute la vie, mais non pas les disciplines de l'esprit.
Objections
1. Il semble que non. L'habitus, en effet, est une qualité, une forme simple. Or une chose simple, ou on l'a tout entière, ou on la perd tout entière. Donc, bien qu'un habitus puisse se perdre, il ne peut diminuer.
2. Tout ce qui convient à un accident lui convient en raison de lui-même ou en raison de son sujet. Or de soi un habitus n'a ni intensité ni relâchement ; autrement nous aurions là une espèce qui serait attribuée à ses individus selon le plus et le moins. Si c'est la participation du sujet qui rend la diminution possible, c'est donc que l'habitus a quelque chose de propre qu'il ne partage pas avec son sujet. Mais chaque fois qu'une forme a quelque chose de propre en dehors de son sujet, c'est que c'est une forme séparable, comme il est dit au livre 1 du traité de De l'Âme : il s'ensuivrait que l'habitus serait une forme séparable, ce qui est impossible.
3. La raison et la nature de l'habitus, comme de n'importe quel accident, tient dans l'union concrète à un sujet, de sorte que tout accident se définit par son sujet. Donc, si l'habitus en lui-même n'est ni intense ni relâché, il ne pourra non plus être diminué par son union concrète au sujet. Ainsi, d'aucune manière il ne connaîtra de diminution.
En sens contraire, par nature les contraires se produisent dans le même sujet. Or l'accroissement et la diminution sont des contraires. Puisque l'habitus peut augmenter, il semble qu'il peut aussi diminuer.
Réponse
Il ressort de ce que nous avons dit plus haut que les habitus diminuent comme ils augmentent, de deux manières. Et de même que la cause qui les fait naître est aussi celle qui les fait grandir, de même la cause qui les détruit est celle qui les fait diminuer ; car la diminution d'un habitus l'achemine à sa destruction, comme à l'inverse la génération de l'habitus est le fondement de sa croissance.
Solutions
1. L'habitus considéré en lui-même est une forme simple, et à cet égard il ne lui arrive pas de diminuer. Mais cela lui arrive suivant les divers modes de participation, diversité qui provient de l'indétermination de la puissance du sujet participant et signifie que cette puissance peut participer en diverses manières d'une même forme, ou qu'elle peut s'étendre à plus ou moins de choses.
2. Ce raisonnement serait concluant si l'essence même de l'habitus ne subissait aucune sorte de diminution. Mais nous disons seulement qu'il y a dans l'essence de l'habitus une certaine diminution qui a son principe non dans l'habitus mais dans le sujet participant.
3. De quelque façon qu'on s'exprime, l'accident est toujours conçu essentiellement dans la dépendance du sujet, cependant de façons différentes. Si l'on s'exprime dans l'abstrait, l'accident implique à l'égard du sujet un rapport qui commence par l'accident et se termine au sujet ; on dit que la blancheur est « ce par quoi une chose est blanche ». Et c'est pourquoi, lorsque l'on définit un accident dans l'abstrait, on ne prend pas comme sujet cette première partie de la définition qui est le genre, mais la seconde partie qui est la différence : nous définissons le fait d'être camus par « la dépression du nez ». Mais dans le concret tout part du sujet et se termine à l'accident : on appelle blanc « ce qui possède la blancheur » ; et c'est pourquoi lorsqu'on définit un accident concrètement, on prend le sujet comme genre, c'est-à-dire comme première partie de la définition : nous définissons l'homme camus par son nez déprimé.
Ainsi donc, ce qui convient aux accidents. d'après leur sujet mais non d'après leur raison d'accident, ne leur est pas attribué dans l'abstrait, mais dans le concret. Tel est, en quelques-uns d'entre eux, le degré d'intensité et de relâchement : ainsi on ne dit pas que la blancheur est plus ou moins blancheur, mais qu'une chose est plus ou moins blanche. Et le même point de vue se présente dans les habitus et dans les autres qualités, sauf que certains habitus augmentent ou diminuent par une sorte d'addition, comme nous l'avons vu plus haut.
Objections
1. Il ne semble pas que l'habitus soit détruit ou diminué par simple cessation de l'acte. On voit en effet par tout ce qui a été dit que les habitus sont plus durables que les qualités de passibilité. Mais celles-ci ne sont pas détruites ni diminuées parce qu'elles cessent d'exercer leur action ; une blancheur n'est pas diminuée si elle n'impressionne aucun organe visuel, ni une chaleur si elle n'a rien à réchauffer. Donc, les habitus, eux non plus, ne se détruisent ni ne diminuent en cessant d'agir.
2. Destruction et diminution sont des changements. Mais rien ne change que sous la motion d'une cause. Puisque la cessation d'activité n'implique pas une motion de ce genre, il ne semble pas qu'elle puisse diminuer ou détruire l'habitus.
3. Les habitus de science et de vertu sont dans l'âme intelligente, laquelle est au-dessus du temps. Mais ce qui est au-dessus du temps n'est ni détruit ni diminué par la longueur du temps. Donc ces sortes d'habitus ne sont pas non plus détruits ni diminués du seul fait qu'on reste longtemps sans les exercer.
En sens contraire, le Philosophe dit que « ce qui détruit la science ce n'est pas seulement l'erreur, c'est encore l'oubli ». Ailleurs il dit que beaucoup d'amitiés se perdent simplement parce qu'on ne se voit plus. Et pour la même raison d'autres habitus de vertus sont diminués ou supprimés parce qu'on a cessé d'en faire usage.
Réponse
On sait qu'il y a, pour Aristote, deux façons de mouvoir. Une chose peut mouvoir par soi, c'est-à-dire en raison de sa forme propre, comme le feu chauffe. Elle peut mouvoir par accident, comme fait tout ce qui écarte l'obstacle. C'est de cette seconde manière que la cessation d'exercice cause la destruction ou la diminution des habitus, dans la mesure où l'on écarte l'activité qui préservait l'habitus des causes de destruction ou d'amoindrissement. Nous l'avons dit en effet, les habitus par soi se détruisent ou s'affaiblissent par le fait d'un agent contraire. Aussi tous les habitus ont des contraires qui surgissent peu à peu au cours du temps, et qu'il faut supprimer par l'acte qui procède de l'habitus ; car ces habitus s'affaiblissent ou même disparaissent tout à fait, parce que pendant longtemps leur activité a cessé de s'exercer. Cela se voit et pour la science et pour la vertu.
De toute évidence l'habitus de la vertu morale nous rend prompt à choisir le juste milieu dans nos opérations et dans nos passions. Or, quand quelqu'un ne se sert pas de son habitus vertueux pour modérer ses propres passions ou opérations, nécessairement beaucoup d'entre elles se produisent en dehors de la mesure de la vertu, sous l'influence de l'appétit sensible et d'autres pressions venues de l'extérieur. Ainsi la vertu se détruit ou s'affaiblit, par absence d'activité. — Il en est de même des habitus intellectuels, selon lesquels on devient prompt à bien juger de ce qu'on a dans l'imagination. Donc, lorsque l'on cesse de faire usage d'un habitus intellectuel, des imaginations étrangères surgissent, et parfois elles conduisent à des positions contraires. C'est au point que si le fréquent usage de l'habitus intellectuel ne parvient pas à couper en quelque sorte ou à comprimer des imaginations, on est rendu moins apte à juger correctement, et parfois on est tout à fait disposé au parti contraire. Et ainsi, par absence d'activité, un habitus intellectuel s'affaiblit ou même se détruit.
Solutions
1. On verrait même la chaleur se détruire en cessant de chauffer, si cela augmentait le froid, élément corrupteur du chaud.
2. La cessation d'activité mène à la perte ou à la diminution comme tout ce qui supprime un empêchement.
3. La partie intellectuelle de l'âme est de soi au-dessus du temps; mais la partie sensible est soumise au temps. C'est pourquoi, au cours du temps elle se modifie quant aux passions de l'appétit et même quant aux facultés de connaissance. Ce qui fait dire au Philosophe que le temps est cause d'oubli.