1. Après la mort d'Aristobule, Salomé, sa femme, que les Grecs appelaient Alexandra, délivra les frères d'Aristobule, que celui-ci avait emprisonnés, comme nous l'avons dit plus haut, et donna la royauté à Jannée, appelé aussi Alexandre, l'aîné et le plus modéré[1]. Jannée, dès sa naissance, était devenu un objet de haine pour son père, lequel jusqu'à sa mort refusa de le voir. La cause de cette haine était, dit-on la suivante : Hyrcan qui, de ses enfants, aimait surtout les deux aînés, Antigone et Aristobule, demanda à Dieu qui lui était apparu en songe lequel de ses enfants serait son successeur. Dieu lui ayant tracé les lettres du nom[2] de Jannée, Hyrcan, affligé à l'idée qu'il serait l’héritier de tous ses biens, le fit élever en Galilée. Dieu ne l'avait cependant pas trompé. Jannée ayant pris le pouvoir après la mort d'Aristobule, fit périr l'un de ses frères qui aspirait à la royauté, et traita avec honneur l’autre, qui préférait vivre sans se mêler aux affaires[3].
[1] Josèphe oublie de dire que Salomé-Alexandra épousa Jannée, comme cela résulte de la suite (ch. 16).
[2] τοὺς τούτου χαρακτῆρας δείξαντος. Le sens est très douteux. Plus loin le mot genñmenon est inintelligible.
[3] Il s'appelait Absalômos (cf. livre XIV, IX, 4).
2. Après avoir constitué le pouvoir de la manière qu'il pensait la plus utile, il marcha contre Ptolémaïs ; il remporta la victoire et enferma les vaincus dans la ville, dont il fit le siège. Sur toute la côte il ne lui restait alors à soumettre que Ptolémaïs, Gaza, et le tyran Zoïle, qui occupait la Tour de Straton et Dora. Antiochus Philométor[4] et son frère Antiochus surnommé Cyzicène combattant l'un contre l'autre et détruisant ainsi leurs propres forces, il n'y avait, pour les habitants de Ptolémaïs, aucune aide à attendre d'eux. Éprouvés par le siège, ils obtinrent cependant un faible secours de Zoïle, qui occupait la Tour de Straton et Dora, entretenait un corps de troupes et aspirait à profiter des discordes des rois pour s'emparer de la tyrannie. Car les rois n'étaient pas assez bien disposés à leur égard pour qu'on pût rien espérer d'eux : ils étaient, en effet, tous deux comme des athlètes qui, leurs forces épuisées, mais retenus par la honte de céder, retardaient, dans l'inaction et le repos, la reprise du combat. Il ne restait aux habitants d'autre espoir que dans les souverains d'Égypte et dans Ptolémée Lathouros, qui occupait Chypre, où, chassé du pouvoir par sa mère Cléopâtre, il s'était réfugié. Les habitants de Ptolémaïs envoyèrent donc auprès de lui, le suppliant de s'allier à eux pour les arracher des mains d'Alexandre, où ils risquaient de tomber. Les envoyés lui firent espérer que, s'il passait en Syrie, il trouverait comme alliés, avec les gens de Ptolémaïs, ceux de Gaza et Zoïle ; les Sidoniens et bien d'autres se joindraient à lui. Soulevé par ces assurances, il se hâta d'apprêter sa flotte pour le départ.
[4] Surnom officiel d'Antiochus Grypos.
3. Pendant ce temps Démainètos, qui avait alors la confiance des habitants de Ptolémaïs et gouvernait le peuple, les fit changer d'avis, en leur remontrant qu'il était préférable de courir le risque d'une lutte incertaine contre les Juifs, plutôt que d'accepter une servitude assurée en se donnant un maître ; que par surcroît ils s'attireraient ainsi, outre la guerre présente, une guerre beaucoup plus grave, de la part de l'Égypte. Cléopâtre, en effet, ne verrait pas d'un œil indifférent Ptolémée rassembler des forces chez ses voisins ; elle marcherait contre eux avec une armée considérable, car elle s'efforçait de chasser son fils de Chypre même. Ptolémée, si les choses tournaient contrairement à ses espérances, aurait encore Chypre comme refuge ; eux-mêmes, au contraire, seraient réduits à la dernière extrémité. Ptolémée apprit pendant la traversée le changement d'attitude des habitants de Ptolémaïs ; il n'en continua pas moins sa navigation, et ayant abordé à l'endroit appelé Sycaminos[5], il y débarqua ses troupes. Son armée comptait au total, infanterie et cavalerie, environ trente mille hommes ; il la conduisit sous les murs de Ptolémaïs, et campa en cet endroit, fort soucieux, car les habitants refusaient de recevoir ses envoyés et d'écouter ses propositions.
[5] Havre à l'est du promontoire Carmel.
4. Cependant Zoïle et les habitants de Gaza vinrent solliciter son alliance, car leur territoire était ravagé par les Juifs et Alexandre. Celui-ci, craignant Ptolémée, leva alors le siège, ramena l'armée dans ses foyers et désormais eut recours à la ruse, appelant secrètement Cléopâtre contre Ptolémée, tandis qu'il proposait ouvertement à ce roi son amitié et son alliance. Il lui promit même quatre cents talents d'argent, s'il voulait faire disparaître le tyran Zoïle et attribuer ses possessions aux Juifs. Ptolémée conclut volontiers amitié avec Alexandre et s'empara de Zoïle ; mais ayant par la suite appris les négociations secrètes d'Alexandre avec sa mère Cléopâtre, il rompit les serments échangés avec lui et alla mettre le siège devant Ptolémaïs, qui avait refusé de le recevoir. Laissant pour faire le siège ses généraux et une partie de ses forces, il se tourna lui-même avec le reste vers la Judée qu'il envahit. Alexandre, à la nouvelle des projets de Ptolémée, rassembla de son côté environ cinquante mille des habitants du pays — quatre-vingt mille même, suivant quelques historiens — et à la tête de ces troupes se porta à la rencontre de Ptolémée. Ptolémée étant tombé à l'improviste sur Asôchis, ville de Galilée[6], un jour de sabbat, s'en empara par la force, et fit environ dix mille prisonniers et un riche butin.
[6] A l'ouest du lac de Tibériade, dans la plaine du même nom (Sahel el-Battôf). Le site exact de la ville n'est pas connu.
5. Il fit aussi une tentative sur Sepphoris, située non loin de la ville qu'il venait de dévaster ; mais il y perdit un grand nombre de soldats. De là, il partit pour aller combattre Alexandre. Alexandre vint à sa rencontre sur les bords du Jourdain, en un lieu appelé Asophôn[7], non loin du fleuve, et planta son camp près des ennemis. Il avait comme combattants de première ligne, huit mille hommes, qu'il appelait « champions de cent hommes », armés de boucliers recouverts d'airain. Les soldats de première ligne de Ptolémée avaient aussi des boucliers pareils ; mais inférieurs sur tous les autres points, les soldats de Ptolémée allaient au danger plus timidement. Cependant le tacticien Philostéphanos leur inspira une grande confiance en leur faisant traverser le fleuve qui séparait les deux camps[8]. Alexandre ne jugea pas à propos de s'opposer à leur passage : il pensait, en effet, que, s’ils avaient le fleuve à dos, il écraserait plus facilement les ennemis, qui auraient la retraite coupée. Quand on en vint aux mains, au commencement, mêmes exploits des deux côtés, même ardeur ; les deux armées éprouvaient de grandes pertes ; puis les soldats d'Alexandre ayant pris le dessus, Philostéphanos, divisant habilement ses troupes, vint renforcer les rangs qui faiblissaient. Comme personne ne vint au secours du corps juif ébranlé, il finit par prendre la fuite, sans trouver d'aide dans les troupes voisines qu'il entraîna au contraire dans sa déroute. Les soldats de Ptolémée firent tout le contraire : ils se mirent à la poursuite des Juifs, qu'ils taillèrent en pièces, puis, enfin, ayant mis en déroute l'armée entière, ils les pourchassèrent et les massacrèrent jusqu'à ce que leurs épées fussent émoussées et leurs mains lasses de tuer. On dit qu'il périt trente mille juifs, cinquante mille d'après Timagène[9] ; les autres furent pris ou se sauvèrent dans leurs bourgades respectives.
[7] Site inconnu.
[8] οὐ μεταξὺ ἦσαν ἑστρατοπεδευκότες, nous traduisons au jugé.
[9] Josèphe cite évidemment Timagène à travers Strabon, comme plus haut.
6. Ptolémée, après la victoire, parcourut le pays et, le soir venu, s’arrêta dans certains villages de Judée ; il les trouva pleins de femmes et d'enfants, qu'il ordonna à ses soldats d'égorger, de couper en morceaux, et de jeter ainsi démembrés dans des marmites d'eau bouillante, avant de partir. Il donna ces ordres pour que les Juifs échappés au combat qui rentreraient chez eux s'imaginassent que les ennemis se nourrissaient de chair humaine et fussent, à ce spectacle, encore plus terrifiés. Strabon et Nicolas rapportent que les soldats de Ptolémée exécutèrent l'ordre que je viens de raconter. Il prit ensuite de force Ptolémaïs, comme je l'ai dit ailleurs[10].
[10] Formule copiée, comme si souvent, dans le document original.