1. Cléopâtre, voyant que son fils avait accru ses forces, qu'il ravageait la Judée à son gré, et avait assujetti la ville de Gaza, ne put rester indifférente en le sentant aux portes de son royaume et convoitant de reprendre l'empire de l'Égypte[1]. Aussi, sans tarder, réunissant des forces de terre et de mer, dirigea-t-elle contre lui une expédition dont elle donna le commandement en chef aux Juifs Chelkias et Ananias ; en même temps elle envoya à Cos en dépôt la plus grande partie de ses richesses, ses petits-fils et son testament. Après avoir donné à son fils Alexandre l'ordre de faire voile pour la Phénicie avec une flotte considérable, elle vint elle-même à la tête de toutes ses forces, à Ptolémaïs, et, les habitants ayant refusé de la recevoir, assiégea la ville. Ptolémée, partant de Syrie, se dirigea en toute hâte sur l'Égypte, pensant la trouver dégarnie de troupes et s'en emparer par surprise. Mais son espoir fut déçu. Vers le même temps, Chelkias, l'un des deux généraux de Cléopâtre, mourut en Cœlé-Syrie en poursuivant Ptolémée.
[1] Texte incertain. Les mots μειζω γεινόμενον me paraissent être une glose de αὐξανόμενον.
2. Cléopâtre, à la nouvelle de la tentative de son fils et de la déconvenue qu'il avait éprouvée en Égypte, envoya une partie de ses troupes pour le chasser du pays. Ptolémée, se retirant d'Égypte, passa l'hiver à Gaza, Cléopâtre, pendant ce temps, s'empara, après un siège en règle, de la garnison de Ptolémaïs et de la ville elle-même. Alexandre se présenta à elle avec des cadeaux et des flatteries qui convenaient à un homme maltraité par Ptolémée et n'ayant plus d'autre refuge ; quelques-uns des amis de la reine lui conseillèrent d'accepter tout, puis d'envahir le pays, de s'en emparer, et de ne pas souffrir que tant de richesses appartinssent à un seul homme[2]. Mais Ananias lui donna un conseil contraire, disant que ce serait une injustice que de déposséder de son bien un allié, « et de plus notre compatriote, ajouta-t-il, car je ne veux pas que tu ignores que si tu commets cette injustice à son égard, tu feras de nous tous, Juifs, tes ennemis. » Ces représentations d'Ananias détournèrent Cléopâtre de faire aucun tort à Alexandre ; elle fit même, au contraire, alliance avec lui à Scythopolis, en Cœlé-Syrie.
[2] Texte douteux. On ne sait que faire de Ἰουδαίων (Naber: Ἰουδαίῳ ) ; je le supprime comme une glose de ἡμέτερον qui se lit quelques lignes plus loin.
3. Alexandre, délivré de la crainte de Ptolémée, marcha aussitôt sur la Cœlé-Syrie. Il s'empara de Gadara[3], après un siège de dix mois, et prit Amathonte[4], le grand boulevard des populations au delà du Jourdain, où Théodore, fils de Zénon, avait enfermé ses richesses les plus grandes et les plus précieuses. Mais Théodore tomba à l'improviste sur les Juifs, leur tua dix mille hommes et pilla les bagages d'Alexandre[5]. Cet échec ne troubla nullement Alexandre, qui alla guerroyer contre les villes maritimes, Raphia et Anthédon[6] — plus tard dénommée Agrippias par le roi Hérode — et dont il s’empara par force. Puis voyant que Ptolémée était retourné de Gaza à Chypre et sa mère Cléopâtre en Égypte, plein de colère contre les habitants de Gaza qui avaient appelé Ptolémée à leur aide, il mit le siège devant leur ville et pilla leur territoire. Apollodotos, général des Gazéens, à la tête de deux mille mercenaires et de dix mille citoyens[7], attaqua de nuit le camp des Juifs ; tant que dura l'obscurité, il conserva la supériorité, donnant à l'ennemi l'illusion que c'était Ptolémée qui était revenu à la charge ; mais le jour venu et l'illusion dissipée, les Juifs, avertis de la réalité, se rallièrent, attaquèrent les troupes de Gaza et leur tuèrent environ mille hommes. Les habitants de Gaza résistèrent sans se laisser abattre par les privations ou le nombre des morts, prêts à tout supporter plutôt que de subir la domination ennemie ; leur courage fut encore soutenu par l'espoir qu'Arétas, roi des Arabes, allait arriver à leur secours. Mais la mort d'Apollodotos survint auparavant : son frère Lysimaque, en effet, jaloux de sa popularité auprès de ses concitoyens, l'assassina, réunit un corps de troupes et livra la ville à Alexandre. Celui-ci, une fois entré, se conduisit d'abord avec douceur, puis il lâcha ses soldats sur les habitants en leur permettant de se venger. Les soldats, se répandant de tous côtés, massacrèrent les gens de Gaza. Les habitants, qui n'étaient point lâches, se défendirent avec ce qui leur tombait sous la main et tuèrent autant de Juifs qu'ils étaient eux-mêmes. Quelques-uns, à bout de ressources, incendièrent leurs maisons pour que l'ennemi ne pût faire sur eux aucun butin. D'autres mirent à mort de leur propre main leurs enfants et leurs femmes, réduits à cette extrémité pour les soustraire à l'esclavage. Les sénateurs, au nombre de cinq cents en tout, s'étaient réfugiés dans le temple d'Apollon : la prise de la ville les avait surpris en séance. Alexandre les mit à mort, et les ensevelit sous les ruines de leur ville ; puis il revint à Jérusalem. Le siège avait duré un an.
[3] Au S. -E. du lac de Tibériade.
[4] Ruines à Amatha, au N. du Yabbok.
[5] Dans Guerre (I, IV) il est dit que Théodore reprit aussi ses propres trésors.
[6] Raphia est la première ville de la côte syrienne en venant d'Égypte. Anthédon était située entre Gaza et Ascalon.
[7] Lire οἰκείων au lieu de οἰκετῶν des mss.
4. Vers ce même temps, Antiochus, surnommé Grypos, mourut assassiné par Héracléon, à l'âge de quarante-cinq ans, après vingt neuf ans de règne[8]. Son fils Séleucus, qui lui succéda sur le trône, eut à combattre le frère de son père, Antiochus, surnommé Cyzicène ; il le vainquit, le fit prisonnier, et le mit à mort[9]. Peu après, le fils d'Antiochus Cyzicène, Antiochus surnommé Eusèbe, vint à Arados et ceignit le diadème ; il déclara la guerre à Séleucus, le vainquit, et le chassa de toute la Syrie. Séleucus s'enfuit en Cilicie. Arrivé à Mopsueste il recommença à extorquer de l'argent. Le peuple de Mopsueste irrité incendia son palais et le tua avec ses amis. Antiochus, fils d'Antiochus Cyzicène, continua à régner en Syrie. Antiochus[10], frère de Séleucus, l'attaqua, mais fut vaincu et périt avec son armée. Après lui, son frère Philippe prit la couronne et régna sur une partie de la Syrie. Mais Ptolémée Lathouros ayant fait venir de Cnide son quatrième[11] frère, Démétrius, appelé l'Intempestif (Acairos)[12], l'établit roi à Damas. Antiochus résista énergiquement à ces deux frères, mais mourut peu après : étant allé porter secours à Laodice, reine des Saméniens[13], en guerre contre les Parthes, il tomba en combattant courageusement[14]. Les deux frères Démétrius et Philippe régnèrent en Syrie, comme on l'a raconté ailleurs[15].
[8] 96 av. J.-C.
[9] D'après Eusèbe, le Cyzicène se tua lui-même (95 av. J.-C.).
[10] Antiochus (XI) Épiphane Philadelphe.
[11] Lapsus pour troisième ; Josèphe veut dire le 4e fils de Grypos.
[12] Tous les mss. ici et dans la Guerre ont Ἄκαιρος. Εὔκαιρος est une « correction » des sommaires, que rien ne justifie.
[13] Tribu arabe nomade (Étienne de Byzance).
[14] D'après Appien, Antiochus Eusèbe vivait encore lors de l'invasion de Tigrane (83).
[15] La bévue coutumière.
5. Cependant Alexandre vit ses compatriotes se révolter contre lui ; le peuple se souleva pendant la fête (des Tabernacles) ; comme le roi était devant l'autel, sur le point de sacrifier, il fut assailli de citrons : c'est, en effet, la coutume chez les Juifs que le jour de la fête des Tabernacles chacun porte un thyrse composé de rameaux de palmiers et de citrons ; c'est ce que nous avons déjà exposé ailleurs[16]. Ils l'injurièrent, lui reprochant d'être issu de captifs[17], et indigne de l'honneur d'offrir les sacrifices[18]. Alexandre, irrité, en massacra environ six mille ; puis il entoura l'autel et le sanctuaire jusqu'au chaperon d'une barrière de bois que les prêtres seuls avaient le droit de franchir[19], et il empêcha ainsi l'accès du peuple jusqu'à lui. Il entretint, en outre, des mercenaires de Pisidie et de Cilicie ; il ne se servait pas, en effet, de Syriens, étant en guerre avec eux. Après avoir vaincu les populations arabes de Moab[20] et de Galaad, qu'il contraignit à payer un tribut, il détruisit de fond en comble Amathonte, sans que Théodore osât l'attaquer[21]. Mais ayant engagé le combat contre Obédas, roi des Arabes, il tomba dans une embuscade, en un lieu escarpé et d'accès difficile ; précipité par un encombrement de chameaux dans un ravin profond, près de Garada[22], bourg de la Gaulanitide, il s'en tira à grand'peine, et s'enfuit de là à Jérusalem. Cet échec lui ayant attiré l'hostilité du peuple, il le combattit pendant six ans et ne tua pas moins de cinquante mille Juifs. Il pria alors ses compatriotes de mettre un terme à leur malveillance à son égard ; mais leur haine, au contraire, n'avait fait que croître à la suite de tout ce qui s’était passé ; comme il leur demandait ce qu'ils voulaient, ils répondirent d'une seule voix : « Ta mort » et envoyèrent des députés à Démétrius l'Intempestif pour solliciter son alliance.
[16] Livre III, § 245.
[17] C'est-à-dire que l'aïeule d'Alexandre avait été une captive (supra, X, 5).
[18] Une histoire analogue est racontée dans le Talmud de Babylone, Soukka, 48 b, mais sans le nom d'Alexandre ; on y retrouve le détail du bombardement à coups de citrons.
[19] Cette disposition existait déjà, selon Josèphe lui-même (VIII, § 95), dans le Temple de Salomon.
[20] Moab et Galaad avaient donc été occupés (depuis 400 ?) par les Arabes.
[21] Amathonte a été déjà prise au XIII, 3. Il faut en conclure qu'Alexandre l'avait reperdue. La Guerre, § 89, dit expressément qu'Alexandre s'empala de la forteresse qu'il trouva abandonnée.
[22] Au lieu de Garada la plupart des mss. ont Gadara. Nous écrivons la Gaulanitide d'après Guerre, I, § 90 (κατὰ τὴν Γαυλάνην). Dans Antiquités, les mss. ont Γαλλδίτιδος ou Ἰουδάνιδος : cette dernière forme se ramène facilement à Γαυλάνιγος (Niese). La Gaulanitide est au N.-E. du lac de Tibériade.