- La vertu humaine est-elle un habitus ?
- Est-elle un habitus d'action ?
- Est-elle un habitus bon ?
- Sa définition.
Objections
1. Il semble que non. Car, pour le Philosophe, « la vertu est l'ultime degré de la puissance ». Or l'ultime degré d'une chose se ramène toujours au genre même de cette chose, comme le point fait partie de la ligne. Donc la vertu se ramène au genre de la puissance et non à celui de l'habitus.
2. S. Augustin dit que « la vertu est le bon usage du libre arbitre ». Mais l'usage du libre arbitre est un acte. La vertu n'est donc pas un habitus mais un acte.
3. Ce n'est pas par les habitus que nous méritons, mais par les actes ; autrement on mériterait d'une façon continue, même en dormant. Cependant c'est par les vertus que nous méritons. Les vertus ne sont donc pas des habitus, mais des actes.
4. S. Augustin dit encore que « la vertu est l'ordre de l'amour », et il explique ailleurs que « cette mise en ordre consiste à jouir de ce dont il faut jouir et à user de ce dont il faut user ». Mais qui dit ordre ou mise en ordre dit soit un acte soit une relation. La vertu n'est donc pas autre chose qu'un acte ou une relation.
5. Comme il se rencontre des vertus humaines, il y a aussi des vertus naturelles. Or celles-ci ne sont pas des habitus mais des puissances. Les vertus humaines ne sont donc pas non plus des habitus.
En sens contraire, le Philosophe affirme que la science et la vertu sont des habitus.
Réponse
Ce mot de vertu désigne une certaine perfection de la puissance. Or on considère toujours la vertu d'une chose principalement par rapport à sa fin. Mais la fin, pour une puissance, c'est l'acte. Par conséquent on dit qu'une puissance est parfaite suivant qu'elle est déterminée à son acte.
Or il y a des puissances qui sont par elles-mêmes déterminées à leurs actes. Telles sont les puissances naturelles actives. C'est pourquoi l'on dit qu'elles sont par elles-mêmes des vertus. — Mais les puissances raisonnables, qui sont les puissances propres de l'homme, ne sont pas déterminées à une seule chose ; elles se prêtent de façons indéterminées à beaucoup de choses. Or c'est par moyen des habitus qu'elles sont déterminées à certains actes, comme nous l'avons montré. Et voilà pourquoi les vertus humaines sont des habitus.
Solutions
1. On appelle parfois vertu ce qui est le but, c'est-à-dire ce qui est soit l'objet soit l'acte de la vertu. Ainsi on appelle foi tantôt ce qui est cru, tantôt le fait même de croire, et tantôt l'habitus même par lequel on croit. Aussi, quand on dit que la vertu est le terme ultime de la puissance, on prend pour la vertu ce qui en est l'objet. La vertu d'un être se définit, en effet, par rapport à ce point ultime que peut atteindre la puissance : si quelqu'un peut porter cent livres et pas davantage, sa vertu se mesure à cent livres, non à soixante. L'objection, au contraire, raisonnait comme si la vertu était essentiellement le point ultime de la puissance.
2. On dit que la vertu consiste dans le bon usage du libre arbitre pour la même raison, c'est-à-dire que la vertu est ordonnée à cela comme à son acte propre. L'acte de la vertu n'est pas autre chose en effet que le bon usage du libre arbitre.
3. Dire qu'on mérite par quelque chose peut avoir deux sens. Soit le mérite lui-même, comme quand je dis que je cours parce que je suis en train de courir ; c'est ainsi que nous méritons par les actes. Soit le principe du mérite, comme quand je dis que je cours parce que j'ai la puissance motrice de le faire, et c'est ainsi que l'on dit mériter par les vertus et les habitus.
4. On dit que la vertu est l'ordre ou la mise en ordre de l'amour parce que c'est à cela qu'elle tend ; c'est par elle en effet que l'amour trouve en nous son ordre.
5. Les puissances naturelles sont de soi déterminées à une seule chose, non les puissances rationnelles ; c'est pourquoi le cas n'est pas pareil, nous venons de le dire.
Objections
1. Il ne semble pas que ce soit de l'essence même de la vertu humaine. Cicéron dit en effet que la vertu est pour l'âme comme la santé et la beauté pour le corps. Or ce ne sont pas là des habitus d'action. Donc la vertu ne l'est pas davantage.
2. Dans les choses de la nature il se trouve de la vertu non seulement pour agir mais aussi pour être. Le Philosophe montre que certaines réalités ont assez de vertu pour exister toujours, tandis que d'autre n'en ont que pour exister pendant un temps déterminé. Or, il en est de la vertu humaine dans les êtres raisonnables comme de la vertu naturelle dans les êtres de la nature. La vertu humaine n'est donc pas seulement dans l'ordre de l'agir, mais aussi dans celui de l'existence.
3. Le Philosophe dit que la vertu est « dans l'être parfait la disposition au meilleur ». Or ce meilleur auquel il faut que l'homme se dispose par la vertu, c'est Dieu même, comme le prouve S. Augustin, Dieu auquel l'âme s'adapte en se rendant semblable à lui. Il semble donc qu'on appelle vertu une certaine qualité qui ordonne l'âme à Dieu en la rendant semblable à lui, mais ne l'ordonne pas à l'opération. La vertu n'est donc pas un habitus d'action.
En sens contraire, le Philosophe dit que « la vertu de tout être est ce qui rend son œuvre bonne ».
Réponse
La vertu, le nom même le veut, implique, avons-nous dit, une perfection de la puissance. Aussi, puisqu'il y a double sorte de puissance : puissance à exister et puissance à agir, on donne le nom de vertu à la perfection de l'une et de l'autre. Mais la puissance à exister se tient du côté de la matière qui est de l'être en puissance ; la puissance à agir, du côté de la forme qui est principe d'action, du fait que chacun agit dans la mesure où il est en acte. — Or, dans la constitution de l'homme, le corps est comme la matière, l'âme comme la forme. Quant au corps, l'homme a quelque chose de commun avec les autres animaux ; et pareillement quant aux facultés qui sont communes à l'âme et au corps. Seules les facultés qui sont propres à l'âme, c'est-à-dire les facultés raisonnables appartiennent à l'homme uniquement. Voilà pourquoi la vertu humaine, celle dont nous parlons, ne peut pas se rapporter au corps, mais uniquement à ce qui est propre à l'âme. Ainsi n'implique-t-elle pas ordre à exister, mais plutôt à agir. Et voilà pourquoi il appartient à l'essence de la vertu humaine d'être un habitus d'action.
Solutions
1. La modalité de l'action suit la disposition de l'agent ; car chacun agit selon ce qu'il est. Voilà pourquoi, puisque la vertu est le principe d'une certaine activité, il faut que dans l'être agissant préexiste à l'état de vertu une disposition favorable. Or la vertu est ce qui donne à l'action d'être ordonnée. Voilà comment elle est elle-même dans l'âme une disposition bien ordonnée, en ce sens que les puissances propres à l'âme sont dans un certain ordre par rapport les unes aux autres et par rapport aux réalités extérieures. C'est ce qui permet d'assimiler la vertu, en tant qu'elle représente une disposition favorable de l'âme, à la santé et à la beauté qui sont le bon état du corps. Mais on n'exclut pas par là que la vertu soit aussi un principe d'activité.
2. La vertu qui est ordonnée à l'existence n'est pas propre à l'homme, mais seulement la vertu ordonnée aux œuvres de la raison, lesquelles sont propres à l'homme.
3. Comme la substance de Dieu s'identifie à son action, la suprême ressemblance de l'homme avec Dieu se réalise dans son action. De là vient, comme nous l'avons dit antérieurement, que la félicité ou béatitude par laquelle l'homme atteint le suprême degré de conformité avec Dieu, et qui est la fin de la vie humaine consiste dans une activité.
Objections
1. Cela ne semble pas essentiel à la vertu. Car le péché est toujours pris en mauvaise part. Or, il y a de la vertu jusque dans le péché : « La vertu du péché, dit l'Apôtre (1 Corinthiens 15.56) c'est la loi. » Donc la vertu n'est pas toujours un habitus bon.
2. Vertu et puissance s'équivalent. Or on est puissant non seulement pour le bien mais aussi pour le mal selon ce texte d'Isaïe (Ésaïe 5.22) : « Malheur à vous qui êtes puissants pour boire le vin et qui êtes forts pour vous enivrer. » Il y a donc aussi de la vertu prête au bien et au mal.
3. Selon l'Apôtre (2 Corinthiens 12.9) : « La vertu montre sa plénitude dans la faiblesse. » Mais la faiblesse est un mal. La vertu n'est donc pas seulement dans le bien mais aussi dans le mal.
En sens contraire, « personne ne doutera, dit S. Augustin , que la vertu rende l'âme aussi bonne que possible ». — « C'est elle, dit de son côté le Philosophe, qui rend bon celui qui la possède et qui rend bonne son œuvre. »
Réponse
La vertu implique, avons-nous dit, la perfection de la puissance. Aussi « la vertu d'une chose se détermine », selon Aristote, « par rapport au point ultime auquel cette chose peut atteindre ». Mais il faut bien que le point ultime auquel atteint le pouvoir d'une puissance soit bon, car tout mal implique un défaut, ce qui fait dire à Denys que « tout mal est faiblesse ». Et c'est pourquoi il faut que la vertu d'une chose se définisse par rapport au bien. Aussi la vertu humaine, qui est un habitus d'action, est-elle un habitus foncièrement bon et qui opère le bien.
Solutions
1. C'est par métaphore qu'on parle de perfection et de bonté dans le mal ; on parle d'un voleur ou d'un brigand parfait, comme on parle d'un bon voleur ou d'un bon brigand ; le mot est du Philosophe. De la même manière il est donc aussi question, métaphoriquement, de « vertu » dans le mal. Ainsi dit-on que la loi est la vertu du péché, ce qui signifie qu'à l'occasion de la loi, le péché s'est trouvé accru et est parvenu en quelque sorte à son pouvoir maximal.
2. Le mal de l'ivresse et de l'excès de boisson consiste à perdre la règle de la raison. Mais ce défaut de raison peut être accompagné d'un certain pouvoir d'ordre inférieur, et ce pouvoir peut être parfait dans son genre, malgré l'opposition ou la défaillance de la raison. Mais la perfection de cette sorte de pouvoir, comme elle comporte la défaillance de la raison, ne pourrait être appelée vertu humaine.
3. La raison se montre d'autant plus parfaite qu'elle peut davantage surmonter ou supporter les infirmités du corps et des facultés inférieures. Et c'est pourquoi l'on dit que la vertu humaine, celle qui est attribuée à la raison, « montre sa plénitude dans la faiblesse », non certes de la raison, mais du corps et des facultés inférieures.
Objections
1. On ne peut accepter la définition courante qui est celle-ci : « La vertu est la bonne qualité de l'esprit, qui assure une vie droite, dont nul ne fait mauvais usage, que Dieu opère en nous sans nous. » En effet, la vertu est la bonté de l'homme, car c'est elle qui rend bon celui qui la possède. Mais il ne semble pas qu'elle soit bonne, de même que la blancheur n'est pas blanche. Il est donc illogique d'appeler la vertu une bonne qualité.
2. La différence spécifique n'est jamais plus générale que le genre auquel elle appartient et qu'elle divise. Or le bien est plus commun que la qualité, puisqu'il est convertible avec l'être. Il ne doit donc pas être mis dans une définition de la vertu pour différencier la qualité.
3. Comme dit S. Augustin : « Dès qu'il se rencontre quelque chose qui ne nous est pas commun avec les bêtes, cela relève de l'esprit. » Mais il y a des vertus même dans les facultés irrationnelles, comme l'observe le Philosophe. Toute vertu n'est donc pas une bonne qualité de l'esprit.
4. La rectitude est affaire de justice, si bien que les mêmes gens sont appelés justes et droits. Mais la justice est une espèce de la vertu. Il est donc illogique de faire entrer la vie droite dans la définition de la vertu.
5. S'enorgueillir d'une chose, c'est en faire un mauvais usage. Mais il y a beaucoup de gens qui s'enorgueillissent de la vertu : « L'orgueil, dit S. Augustin, se glisse insidieusement dans les bonnes œuvres pour les détruire. » Il est donc faux qu'on ne puisse faire mauvais usage de la vertu.
6. On est justifié grâce à la vertu. Or en commentant le texte de S. Jean (Jean 14.12) : « Il fera des œuvres plus grandes », S. Augustin affirme : « Celui qui t'a créé sans toi ne te justifiera pas sans toi. » Il est donc inadmissible de dire que Dieu opère en nous la vertu sans nous.
En sens contraire, il y a l'autorité de S. Augustin : la définition que l'on critique est composée de paroles prises surtout à son traité Du Libre Arbitre.
Réponse
Cette définition embrasse parfaitement tout ce qui est essentiel à la vertu. La notion parfaite d'une réalité récapitule toutes ses causes. Or notre définition comprend toutes les causes de la vertu.
La cause formelle de la vertu, comme de n'importe quelle réalité, est tirée d'un genre et d'une différence, quand on dit que c'est une « bonne qualité ». Le genre de la vertu, c'est la qualité ; la différence, c'est le bien. La définition serait cependant plus juste si, au lieu de la qualité, on mettait l'habitus, qui est le genre prochain.
La vertu, d'autre part, n'a pas une matière « de quoi » elle soit extraite, pas plus que les autres accidents ; mais elle a une matière « sur quoi » elle s'exerce, et une matière « en quoi » elle réside c'est-à-dire un sujet. La matière « sur quoi », c'est l'objet de la vertu ; on n'a pas pu le mettre dans la définition pour cette raison que, par l'objet, la vertu se trouve délimitée dans une espèce, alors qu'on donne ici une définition de la vertu en général. On se borne donc à mentionner, en guise de cause matérielle, le sujet de la vertu, quand on dit qu'elle est une bonne qualité « de l'esprit ».
Quant à la fin de la vertu, puisqu'il s'agit d'habitus actif, elle consiste dans l'activité même.
Mais il faut remarquer que parmi les habitus actifs quelques-uns sont toujours pour le mal, les habitus vicieux ; quelques autres, tantôt pour le bien et tantôt pour le mal, l'opinion par exemple va au vrai et au faux ; mais la vertu est un habitus qui se porte toujours vers le bien. Aussi, pour discerner la vertu des habitus qui se portent toujours vers le mal, on dit « qu'elle assure une vie droite », et pour la distinguer de celles qui se portent tantôt vers le bien et tantôt vers le mal, on dit que « nul n'en fait mauvais usage ».
La cause efficiente de la vertu infuse, laquelle est visée par notre définition, c'est Dieu. Voilà pourquoi l'on dit que « Dieu l'opère en nous sans nous ». Si vous ôtez ce membre de phrase, le reste de la définition sera commun à toutes les vertus acquises et infuses.
Solutions
1. L'être est ce qui vient à l'esprit en premier lieu ; aussi, dès qu'une réalité est appréhendée par nous, nous lui attribuons l'être, puis, par suite, l'unité et le bien, qui sont convertibles avec l'être. De là, nous disons que l'essence est de l'être et qu'elle est une et qu'elle est bonne, que l'unité aussi est de l'être et qu'elle est une et bonne, et pareillement la bonté. Mais cela n'a pas lieu lorsqu'il s'agit de formes spéciales comme la blancheur et la santé, car tout ce que nous appréhendons ne nous apparaît pas sous l'aspect de blancheur et de santé. — Cependant il faut remarquer ceci. De même que les accidents et les formes subsistantes portent le nom d'être, non parce qu'elles possèdent elles-mêmes l'être mais parce que par elles quelque chose est, de même elles sont dites bonnes ou unes, non certes par quelque autre bonté ou unité, mais parce que par elles quelque chose est un ou bon. C'est donc ainsi que la vertu est dite bonne, parce que par elle quelque chose est bon.
2. Le bien qui entre dans la définition de la vertu, ce n'est pas le bien en général, qui est convertible avec l'être et qui a plus d'extension que la qualité, mais le bien de la raison, selon ce que dit Denys : « Le bien de l'âme, c'est de suivre la raison. »
3. La vertu ne peut être dans la partie irrationnelle de l'âme si ce n'est en tant que cette partie de l'âme participe de la raison, selon Aristote. Et voilà pourquoi la raison, ou esprit, est le sujet propre de la vertu humaine.
4. La rectitude est propre à la justice lorsqu'elle s'établit dans les choses extérieures qui sont à l'usage de l'homme et constituent, ainsi que nous le verrons. la matière propre de la justice. Mais lorsque la rectitude n'est pas autre que la subordination aux fins qu'on doit avoir et à la loi divine qui est, avons-nous dite, la règle de la volonté humaine, elle est commune à toute vertu.
5. On peut mal user de la vertu à titre d'objet, par exemple lorsqu'on la juge mal, qu'on la déteste, ou qu'on s'en enorgueillit. Mais à titre de principe, on ne peut en faire mauvais usage en ce sens que l'acte de vertu serait mauvais.
6. La vertu infuse est causée en nous par Dieu sans que nous agissions, non pas cependant sans que nous consentions ; et c'est ainsi qu'il faut entendre les mots « que Dieu opère en nous sans nous ». Au contraire, ce qui est fait par nous, c'est bien Dieu qui le cause en nous, mais non pas sans que nous agissions ; c'est lui en effet qui opère dans toute volonté comme dans toute nature.