- Les habitus intellectuels spéculatifs sont-ils des vertus ?
- Sont-ils au nombre de trois : la sagesse, la science et la simple intelligence ?
- Cet habitus intellectuel qu'est l'art est-il une vertu ?
- La prudence est-elle une vertu distincte de l'art ?
- La prudence est-elle une vertu nécessaire à l'homme ?
- Le bon conseil, le bon sens et l'équité sont-ils des vertus annexes de la prudence ?
Objections
1. Il ne semble pas, car la vertu est un habitus d'action, nous l'avons dit. Or les habitus spéculatifs ne sont pas pour l'action, puisque l'ordre spéculatif se distingue précisément du pratique, qui est pour l'action.
2. La vertu a pour objet ce qui met l'homme en possession de sa félicité ou béatitude puisqu'au dire du Philosophe « la félicité est la récompense de la vertu ». Mais les habitus intellectuels ne considèrent pas les actes humains ni les autres biens humains par lesquels on obtient la béatitude, ils considèrent plutôt les choses de la nature ou de Dieu. On ne peut donc pas dire que ce sont des vertus.
3. La science est un habitus spéculatif. Or le Philosophe fait bien voir que science et vertu sont distinctes comme deux genres qui ne s'emboîtent pas l'un dans l'autre.
En sens contraire, seuls les habitus spéculatifs traitent du nécessaire, où les choses ne peuvent pas être autrement qu'elles ne sont. Or le Philosophe met des vertus intellectuelles dans la partie de l'âme qui considère le nécessaire. Donc les habitus spéculatifs sont des vertus.
Réponse
Puisque toute vertu se définit par rapport au bien, comme on l'a dite . un habitus est appelé vertu de deux manières : tantôt parce qu'il donne la faculté de bien agir, tantôt parce qu'avec la faculté il donne aussi le bon usage. Et cela, nous l'avons dit, appartient uniquement aux habitus qui regardent la puissance appétitive de l'âme, laquelle nous donne l'exercice de toutes nos puissances et habitus.
Donc, puisque les habitus intellectuels spéculatifs ne perfectionnent pas la partie appétitive, et même ne la regardent en aucune façon mais regardent seulement la partie intellectuelle de l'âme, on peut bien les appeler des vertus en tant qu'elles donnent la faculté de cette bonne opération qui consiste à considérer le vrai, car c'est là le bon ouvrage de l'intelligence ; on ne dira cependant pas que ce sont des vertus de la seconde manière, comme celles qui donnent le bon usage d'une puissance ou d'un habitus. En effet, de ce qu'on a l'habitus d'une science spéculative, on n'est pas incliné à en faire usage, on est seulement capable de contempler le vrai dans ces choses dont on a la science ; mais l'usage que l'on fait de cette science est mû par la volonté. Et c'est pourquoi la vertu qui perfectionne la volonté, comme la charité ou la justice, fait aussi qu'on se sert bien de ces habitus spéculatifs qui ne perfectionnent que l'intelligence. Et c'est par là que même dans les actes de ces habitus il peut y avoir du mérite s'ils sont accomplis par charité, comme S. Grégoire dit que « la vie contemplative a plus de mérite que la vie active ».
Solutions
1. Il y a deux sortes d'œuvres, l'œuvre extérieure et l'œuvre intérieure. L'œuvre pratique ou active, qui s'oppose à l'œuvre spéculative, est quelque chose d'extérieur, et ce n'est pas pour elle qu'est fait l'habitus spéculatif. Cependant celui-ci est ordonné à l'œuvre intérieure de l'esprit, qui consiste à contempler le vrai, et à cet égard il est un habitus actif.
2. Le domaine de la vertu est double. D'une première manière, selon ses objets. Et de ce point de vue les vertus spéculatives ne s'occupent pas des réalités par lesquelles l'homme devient bienheureux à moins que le mot « par » ne désigne la cause efficiente et l'objet de la complète béatitude qu'est Dieu, souveraine réalité à contempler. — Le domaine de la vertu comprend aussi des actes. Et de ce côté les vertus intellectuelles s'attachent à ce qui rend bienheureux, parce que leurs actes peuvent être méritoires, comme on vient de le dire, et aussi parce qu'ils sont un commencement de la parfaite béatitude, qui consiste, avons-nous dit, dans la contemplation de la vérité.
3. Science et vertu s'opposent si l'on parle de la vertu au second sens, celle qui ressortit à la puissance appétitive.
Objections
1. C'est là, semble-t-il, une mauvaise division. On ne doit pas opposer une espèce à un genre. Or la sagesse est une espèce de science, d'après le Philosophe. On ne doit donc pas l'opposer à la science dans le dénombrement des vertus intellectuelles.
2. Dans la distinction des puissances et des actes, qui se fait d'après les objets, l'attention se porte principalement sur ce qu'il y a de formel en ceux-ci, comme nous l'avons montré précédemment. On ne doit donc pas distinguer les habitus par l'objet matériel mais par la raison formelle de cet objet. Or le principe de la démonstration est la raison formelle qui donne la science des conclusions. Nous ne devons donc pas placer dans l'intelligence des principes un habitus ou une vertu différents de la science des conclusions.
3. Une vertu est appelée intellectuelle lorsqu'elle réside dans ce qui est essentiellement en nous la raison. Mais la raison, même spéculative, raisonne aussi bien par syllogismes dialectiques que par syllogismes démonstratifs. Donc, si la science, fruit du syllogisme démonstratif, est une vertu intellectuelle spéculative, l'opinion en est une aussi.
En sens contraire, le Philosophe ne compte que ces trois vertus intellectuelles spéculatives sagesse, science et intelligence.
Réponse
Comme nous l'avons déjà dit, la vertu intellectuelle spéculative est celle qui perfectionne l'intellect spéculatif dans la connaissance du vrai, car c'est là son œuvre bonne. Or le vrai peut être envisagé de deux façons : comme connu par soi, et comme connu par autre chose. Connu par soi, il se présente comme un principe et il est immédiatement perçu par l'intelligence. C'est pourquoi l'habitus qui perfectionne l'esprit dans cette façon de connaître le vrai est appelé simple intelligence, et il est l'habitus des principes.
Quand le vrai est connu par autre chose, il n'est pas perçu immédiatement par l'intelligence mais par une enquête de la raison, et il se présente comme un terme. Ce qui peut signifier ou qu'il est ultime dans un genre donné, ou qu'il l'est par rapport à toute connaissance humaine. Et comme « les choses qui sont connues en dernier lieu par rapport à nous sont premières et plus connues selon la nature », il s'ensuit que ce qui est ultime par rapport à toute connaissance humaine, c'est ce qu'il y a de premier et de plus connaissable par nature. Et c'est à cela que s'applique « la sagesse qui considère les causes les plus hautes ». Aussi convient-il qu'elle juge et règle tout, parce qu'un jugement définitif et universel ne peut avoir lieu qu'en remontant aux causes premières. — Quant à ce qui est ultime en tel ou tel genre de connaissance, c'est la science qui parfait l'intelligence. Et voilà pourquoi les sciences comportent autant d'habitus différents qu'il y a de genres différents dans les choses à savoir, alors qu'il n'y a cependant qu'une seule sagesse.
Solutions
1. La sagesse est une science en ce qu'elle possède ce qui est commun à toutes les sciences : une démonstration des conclusions à partir des principes. Mais parce qu'elle a quelque chose de plus que les autres sciences, en tant qu'elle porte un jugement sur tout, et pas seulement sur les conclusions mais aussi sur les principes, elle est par là même une vertu essentiellement plus parfaite que la science.
2. Quand un objet formel est rattaché par un seul et même acte que l'objet matériel à une puissance ou à un habitus, alors il n'y a plus à tenir compte, pour distinguer celles-ci, d'objet formel et d'objet matériel ; ainsi, à la même puissance de vision il appartient de voir les couleurs, et aussi la lumière, puisque celle-ci est la raison formelle de voir les couleurs et qu'elle est vue en même temps qu'elles. Mais les principes de la démonstration peuvent être considérés à part, sans que les conclusions le soient. Ils peuvent aussi être considérés en même temps que les conclusions, puisque c'est eux que l'on conduit jusqu'aux conclusions. Donc, envisager les principes de cette seconde manière est affaire de science, puisque la science va jusqu'aux conclusions, mais les envisager en eux-mêmes est affaire de simple intelligence. — Par conséquent, si l'on y réfléchit bien, ce sont là trois vertus qui se distinguent les unes des autres non à titre égal mais suivant un ordre, comme il arrive dans ce qu'on appelle « un tout potentiel » dont une partie est plus parfaite qu'une autre ; ainsi l'âme raisonnable est plus parfaite que l'âme sensible, et celle-ci que l'âme végétative. De cette manière en effet la science dépend de la simple intelligence comme d'un principe supérieur, et l'une comme l'autre dépendent de la sagesse comme du principe suprême, puisque la sagesse contient au-dessous d'elle et l'intelligence et la science, ayant qualité pour juger des conclusions des sciences et de leurs principes.
3. Nous l'avons dit plus haut, l'habitus vertueux est toujours déterminé au bien, jamais au mal. Or le bien de l'intelligence, c'est le vrai ; son mal, c'est le faux. C'est pourquoi on n'appelle vertus intellectuelles que les habitus qui permettent de dire toujours le vrai, jamais le faux. Mais l'opinion et le soupçon peuvent porter sur le vrai et sur le faux ; aussi ce ne sont pas des vertus intellectuelles, selon Aristote.
Objections
1. Il ne semble pas, car S. Augustin dit que personne ne fait mauvais usage de la vertu. Or certains font de l'art un mauvais usage, car un artisan peut utiliser les ressources de son art pour agir mal.
2. Il n'y a pas une vertu de la vertu ; or, selon le Philosophe « il y a une vertu de l'art ». Donc l'art n'est pas une vertu.
3. Les arts libéraux sont plus excellents que les arts mécaniques. Mais, de même que les arts mécaniques, les arts libéraux sont spéculatifs. Donc, si l'art était une vertu intellectuelle, il devrait être compté au nombre des vertus spéculatives.
En sens contraire, le Philosophe fait de l'art une vertu ; mais il ne le compte pourtant pas avec les vertus spéculatives qui ont, d'après lui, leur siège dans la partie de l'âme faite pour la science.
Réponse
L'art n'est pas autre chose que la droite règle des ouvrages à faire. Cependant leur bien ne consiste pas dans telle ou telle disposition de l'appétit humain, mais en ce qui rend bon en soi l'ouvrage que l'on fait. Car l'éloge de l'artisan en tant que tel ne dépend pas de la volonté qu'il apporte à son ouvrage, mais de la qualité de cet ouvrage. Ainsi donc, à proprement parler, l'art est un habitus opératif. — Et cependant sur un point il rencontre les habitus spéculatifs, puisque ces habitus concernent l'état de la réalité considérée, non l'état de l'appétit humain envers elle. Pourvu que le géomètre démontre bien ce qui est vrai, peu importe qu'il soit, quant à sa puissance appétitive, joyeux ou irrité; pas plus que cela n'a d'importance chez un artisan, comme on vient de le dire. Et c'est pourquoi l'art est une vertu au même titre que les habitus spéculatifs, c'est-à-dire en ce que ni l'art ni l'habitus spéculatif ne rendent l'œuvre bonne quant à l'usage qu'on en fait ; cela revient en propre à la vertu qui perfectionne l'appétit ; ils se contentent de donner le pouvoir de bien agir.
Solutions
1. Lorsqu'un artiste fait de mauvais ouvrages, ce n'est pas l'œuvre de l'art ; bien plus, c'est contre l'art. De même, si quelqu'un qui sait la vérité fait un mensonge, ce qu'il dit n'est pas selon la science. Aussi, de même que la science est toujours tournée vers le bien, l'art aussi, et c'est en cela qu'on l'appelle vertu. Néanmoins il n'atteint pas à la parfaite notion de vertu parce qu'il n'assure pas le bon usage ; pour cela quelque chose d'autre est requis, encore que ce bon usage ne puisse avoir lieu sans l'art.
2. Pour faire bon usage de l'art que l'on possède, une volonté bonne est requise, et celle-ci est perfectionnée par la vertu morale. C'est pourquoi le Philosophe dit qu'il y a une vertu de l'art, une vertu morale s'entend, puisque pour le bon usage de l'art une vertu morale est requise. Il est évident en effet que la justice, en rectifiant la volonté, incline l'artisan à faire un travail consciencieux.
3. Même dans le domaine spéculatif il y a comme un travail à faire, par exemple construire convenablement un syllogisme ou un discours approprié, compter, mesurer. C'est pourquoi toutes les opérations ordonnées à ces travaux de la raison sont appelées des arts, à cause d'une certaine similitude, mais des arts libéraux, à la différence de ceux qui sont ordonnés aux travaux du corps, travaux en quelque sorte serviles, si l'on considère que le corps est soumis à l'âme comme un esclave, et que c'est par l'âme que l'on est libre. Quant aux sciences qui n'ont rien à voir avec aucune œuvre de ce genre, elles sont simplement appelées sciences, mais non arts. Et si les arts libéraux sont plus nobles, ce n'est pas à dire qu'ils soient des arts plus que les autres.
Objections
1. En apparence non, puisque l'art est la droite règle des ouvrages. Or ce n'est pas la différence des ouvrages qui peut faire perdre à une chose sa qualité d'art, car il y a des arts différents dans des œuvres extrêmement diverses. Donc, puisque la prudence est la droite règle des ouvrages, il semble qu'on doive l'appeler un art, elle aussi.
2. La prudence se rapproche de l'art plus que les habitus spéculatifs, puisque tous deux « s'exercent de façon différente en matière contingente ». Or, certains habitus spéculatifs sont appelés des arts. Donc la prudence mérite encore davantage ce nom.
3. « Il appartient à la prudence de donner le bon conseil », dit Aristote. Mais d'après lui c'est aussi le rôle de certains arts, comme l'art militaire, l'art de gouverner, l'art médical. La prudence n'est donc pas distincte de l'art.
En sens contraire, c'est le Philosophe qui fait cette distinction.
Réponse
Là où se trouvent des caractéristiques diverses de vertus, il faut les distinguer. Or, nous l'avons dit plus haut, il y a des habitus qui ne sont des vertus que par cela seul qu'ils confèrent une capacité pour de bons ouvrages ; mais il y en a qui ont ce titre du fait qu'ils procurent non seulement une aptitude à de bonnes œuvres, mais aussi l'usage de cette aptitude. Pour ce qui est de l'art, il ne confère que la capacité de bien faire, puisqu'il n'a rien à voir avec l'appétit. La prudence au contraire confère non seulement la capacité de bien faire, mais aussi l'usage de cette capacité ; en effet, elle concerne l'appétit, étant donné précisément qu'elle en présuppose la rectitude.
Le motif de cette différence, c'est que l'art est la droite règle dans les choses à fabriquer, tandis que la prudence est la droite règle dans l'action. C'est toute la différence entre faire et agir selon la Métaphysique ; le premier est un acte qui passe dans une matière extérieure, comme bâtir, tailler, etc. ; le second un acte qui demeure dans l'agent lui-même, comme voir, vouloir, etc. Ainsi donc, la prudence se comporte à l'égard de cette activité humaine qu'est l'usage des puissances et des habitus comme l'art à l'égard des fabrications extérieures ; de part et d'autre, c'est la raison qui est parfaite dans les choses auxquelles elle s'applique.
Or la perfection et rectitude de la raison en matière spéculative dépend des principes à partir desquels elle fait ses déductions ; aussi la science dépend-elle, avons-nous dit, de cette simple intelligence qu'est l'habitus des principes, et le présuppose. Mais dans les actes humains les fins ont le même rôle que les principes dans la spéculation, dit le Philosophe. Et c'est pourquoi la prudence, qui est la droite règle de l'action exige qu'on soit bien disposé à l'égard des fins. Cela suppose un appétit réglé. Et voilà pourquoi la prudence exige la vertu morale, puisque c'est par la vertu morale que l'appétit est rectifié.
Mais dans les œuvres d'art le bien n'est pas celui de la puissance appétitive de l'artisan, mais celui des œuvres elles-mêmes. Et c'est pourquoi l'art ne présuppose pas de sentiments droits. De là vient qu'on félicitera beaucoup plus l'artisan qui fait des fautes exprès que celui qui en fait sans le vouloir ; en revanche, il est beaucoup plus contraire à la prudence de pécher exprès que de pécher sans le faire exprès, parce que la rectitude de la volonté est essentielle à la prudence et non à l'art. — Il est donc par là même évident que la prudence est une vertu distincte de l'art.
Solutions
1. Les divers genres d'œuvres d'art sont tous à l'extérieur de l'homme, et c'est pour cela que le titre de vertu y reste le même. Mais la prudence est la droite règle des actes humains eux-mêmes ; de là, comme nous l'avons dit, un titre de vertu tout différent.
2. La prudence se rapproche plus de l'art que les habitus spéculatifs, par son siège en nous et par sa matière, car ils sont tous deux dans la région de l'âme où se trouve l'opinion, et ils sont en matière contingente. Mais de ce que nous venons de dire il résulte que, comme vertu, l'art se rapproche plus des habitus spéculatifs que de la prudence.
3. La prudence est bonne conseillère en ce qui concerne la totalité de la conduite et la fin ultime de la vie humaine. Le conseil, dans quelques-uns des arts, se rapporte à ce qui intéresse les fins propres de ces arts-là. De là vient que certains, en tant qu'ils sont gens de bon conseil dans les affaires de la guerre ou de la navigation, sont appelés des chefs prudents ou de prudents navigateurs, mais non pas tout simplement des hommes prudents ; on ne donne ce nom qu'à ceux qui sont de bon conseil dans les choses qui importent à la totalité de la vie.
Objections
1. Il ne semble pas que la prudence soit une vertu nécessaire pour bien vivre. En effet, ce qu'est l'art pour la fabrication des choses dont il est la droite règle, la prudence l'est pareillement pour la conduite de vie, car elle en est, comme il est dit dans l'Éthique, la droite règle. Mais l'art n'est nécessaire dans les objets à fabriquer que pour qu'ils soient fabriqués; il ne l'est plus après qu'ils l'ont été. La prudence n'est donc pas non plus nécessaire pour bien vivre, une fois qu'on est vertueux, mais peut-être l'est-elle uniquement lorsqu'il s'agit de le devenir.
2. La prudence est la vertu par laquelle nous délibérons avec rectitude. Or on peut agir non seulement par son bon conseil, mais aussi par celui des autres. Il n'est donc pas nécessaire pour bien vivre d'avoir soi-même la prudence, mais il suffit de suivre les conseils de ceux qui l'ont.
3. La vertu intellectuelle est ce qui permet de dire toujours le vrai et jamais le faux. Mais ceci ne paraît pas réalisable en fait de prudence, car il n'est pas humain, lorsqu'on délibère en matière de conduite, de ne jamais se tromper, étant donné que l'agir humain est tout à fait contingent. D'où cette parole de la Sagesse (Sagesse 9.14) : « Les pensées des mortels sont timides, et nos prévisions, incertaines. » Il semble donc qu'on ne doit pas placer la prudence parmi les vertus intellectuelles.
En sens contraire, au livre de la Sagesse (Sagesse 8.7) la prudence est comptée parmi d'autres vertus nécessaires à la vie humaine, quand il est dit de la sagesse divine : « Elle enseigne la sobriété et la prudence, la justice et la force, et dans la vie rien n'est plus utile aux hommes. »
Réponse
La prudence est la vertu la plus nécessaire à la vie humaine. Bien vivre consiste en effet à bien agir. Or pour bien agir, il faut non seulement faire quelque chose, mais encart comme il faut, c'est-à-dire qu'il faut agir un choix bien réglé et non seulement impulsion ou passion. Mais, comme le choix porte sur des moyens en vue d'une fin, sa rectitude exige deux choses : la fin qui est due, et des moyens adaptés à cette fin. Pour ce qui est de la fin qui est due, on y est justement disposé par la vertu qui perfectionne la partie appétitive de l'âme, dont l'objet est le bien et la fin. Mais, pour ce qui est des moyens ordonnés à cette fin, il faut qu'on y soit directement préparé par un habitus de la raison, car délibérer et choisir, qui sont les opérations relatives aux moyens, sont des actes de la raison. Et c'est pourquoi il est nécessaire qu'il y ait dans la raison une vertu intellectuelle qui lui donne assez de perfection pour bien se comporter à l'égard des moyens à prendre. Cette vertu est la prudence. Aussi la prudence est-elle une vertu nécessaire pour bien vivre.
Solutions
1. On ne regarde pas le bien de l'art dans l'ouvrier, mais plutôt dans l'œuvre elle-même, puisque l'art est la droite règle des choses à fabriquer. En effet la fabrication, qui se réalise dans une matière extérieure, n'est pas la perfection du fabricant mais de l'objet fabriqué, comme le mouvement est l'acte et la perfection du mobile ; or l'art a pour matière des objets fabriqués. Mais le bien de la prudence est considéré chez celui qui agit et qui trouve sa perfection dans son agir même, car la prudence est la droite règle de l'action, comme on l'a dit.
Aussi, pour l'art, en n'exige pas que l'ouvrier se conduise bien, mais qu'il fasse un bon ouvrage. C'est plutôt de l'œuvre elle-même qu'on exigerait qu'elle se conduise bien, comme on demanderait au couteau de bien couper ou à la scie de bien scier, s'il leur appartenait en propre d'agir et non plutôt d'être « agis », du fait qu'ils n'ont pas la maîtrise de leurs actes. Voilà pourquoi l'art n'est pas nécessaire à l'artisan pour bien vivre, mais seulement pour faire un bon ouvrage et pour le conserver. Mais la prudence est nécessaire à l'homme pour bien vivre et pas seulement pour devenir bon.
2. Lorsqu'on fait le bien non par sa propre raison mais mû par le conseil d'un autre, c'est qu'on n'a pas encore une conduite qui soit absolument parfaite ni quant à la raison qui la dirige, ni quant à l'appétit qui la met en mouvement. D'où il suit que si cette conduite est bonne, ce n'est cependant pas à ce titre pur et simple de bien qui est le bien-vivre.
3. Le vrai de l'intellect pratique se prend autrement que celui de l'intellect spéculatif, dit l'Éthique. Le vrai de l'intellect spéculatif dépend de la conformité de l'intelligence avec la réalité. Et comme cette conformité ne peut avoir lieu d'une manière infaillible dans les choses contingentes, mais seulement dans les choses nécessaires, il s'ensuit qu'un habitus spéculatif n'est jamais une vertu intellectuelle en matière contingente, elle ne l'est qu'en matière nécessaire. — Mais le vrai de l'intellect pratique dépend de la conformité avec l'appétit rectifié. Et c'est là une conformité qui n'a pas de place dans les choses nécessaires, puisqu'elles ne sont pas le fait de la volonté humaine. Cette conformité n'a lieu que dans les choses contingentes qui peuvent être faites par nous, soit qu'il s'agisse de la conduite à tenir nous-mêmes, soit qu'il s'agisse d'objets extérieurs à fabriquer. Et voilà comment il n'y a de vertu de l'intellect pratique qu'en matière contingente ; en matière de fabrication, c'est l'art; en matière de conduite, la prudence.
Objections
1. On a tort, semble-t-il, de les annexer à la prudence. Le bon conseil est l'habitus qui nous rend bons conseillers d'après l'Éthique. Mais bien conseiller relève de la prudence. Donc ce n'est pas là une vertu annexe de la prudence, c'est plutôt la prudence même.
2. Il appartient au supérieur de juger les inférieurs. Donc la vertu suprême, semble-t-il, est celle dont l'acte est le jugement. Mais le bon sens a pour fonction de bien juger. Il n'est donc pas une vertu annexe, c'est plutôt lui qui est la vertu principale.
3. La matière du jugement est aussi variée que celle du conseil. Mais pour celle-ci on met en tout une seule vertu, le bon conseil. Donc pour bien juger en matière d'action il ne faut pas supposer à côté du bon sens une autre vertu, comme serait l'équité.
4. Cicéron assigne à la prudence trois autres parties : « la mémoire du passé, l'intelligence du présent, la prévoyance de l'avenir ». Macrobe à son tour en suppose encore quelques autres : la circonspection, la docilité, etc.
En sens contraire, Il y a l'autorité du Philosophe, qui fait de ces trois vertus des annexes de la prudence.
Réponse
Toutes les fois que des puissances sont liées entre elles, la principale est celle qui est ordonnée à l'acte le plus important. Or dans l'action humaine on trouve trois actes de la raison, dont le premier est de délibérer, le second de juger, le troisième de commander. Les deux premiers répondent aux actes de l'intellect spéculatif qui consistent à enquérir et à juger, car la délibération ou conseil est une enquête. Mais le troisième acte est propre à l'intellect pratique en tant que cet intellect est fait pour l'action, car la raison n'a pas à commander ce qui ne peut pas être réalisé par l'homme. Or il est évident que dans les choses faites par l'homme, l'acte principal est de commander, et tous les autres lui sont ordonnés. C'est pourquoi à cette vertu du bon gouvernement qu'est la prudence, comme à une vertu principale, s'adjoignent comme vertus secondaires le bon conseil, qui aide à bien délibérer, puis le bon sens et l'équité qui intéressent le jugement et dont on va discuter la distinctions.
Solutions
1. Si la prudence est bonne conseillère, ce n'est pas à dire que le bon conseil soit immédiatement son acte, mais c'est parce qu'elle accomplit cet acte au moyen d'une vertu qui lui est soumise, la vertu de bon conseil.
2. Le jugement dans l'action est ordonné à quelque chose d'ultérieur ; il arrive en effet que quelqu'un juge bien d'une action à accomplir, et cependant ne l'exécute pas comme il faudrait. Mais on atteint l'ultime complément dès que la raison commande d'agir bien.
3. Il n'y a jugement d'une chose que par les principes qui lui sont propres. L'enquête ne se fait pas encore par les principes propres car, si on les avait, il n'y aurait plus besoin d'enquête mais la chose aurait déjà été découverte. Voilà pourquoi il n'y a qu'une vertu de bon conseil, tandis qu'il y en a deux de bon jugement ; il n'y a pas lieu à distinction dans les principes communs, mais dans les principes propres. Aussi, même en matière spéculative, il n'y a qu'une dialectique pour enquêter sur toutes choses, tandis que les sciences démonstratives qui portent des jugements sont aussi diverses que leurs objets. Le bon sens et l'équité se distinguent d'après les diverses règles suivant lesquelles on juge, car le bon sens fait juger de l'action suivant la loi ordinaire, et l'équité fait juger suivant la raison naturelle elle-même, dans les cas où la loi ordinaire ne suffit plus, comme on le verra amplement plus loin.
4. Mémoire, intelligence, prévoyance, et de même circonspection, docilité, etc. ne sont pas des vertus différentes de la prudence, mais d'une certaine façon s'y rattachent comme parties intégrantes, dans la mesure où tout cela est requis pour la perfection de la prudence. Il y a d'ailleurs aussi des parties subjectives de la prudence ou, si l'on veut, des espèces : prudence domestique, prudence d'État, etc. Mais les trois vertus en question sont comme des parties potentielles de la prudence, étant liées à elle comme le secondaire au principal. Et il sera question de cela plus loin.
Nous allons étudier les vertus morales, 1° en les distinguant des vertus intellectuelles (Q. 58), 2° en les distinguant les unes des autres suivant la matière propre à chacune (Q. 59-60), 3° en distinguant des autres les vertus principales ou cardinales (Q. 61).