- La vertu morale est-elle la passion ?
- Peut-elle être accompagnée de passion ?
- Peut-elle être accompagnée de tristesse ?
- Est-ce que toute vertu morale concerne une passion ?
- Une vertu morale peut-elle exister sans passion ?
Objections
1. On pourrait le croire, car un milieu est du même genre que les extrêmes. Or la vertu morale est un milieu entre des passions.
2. La vertu et le vice, étant deux contraires, sont dans le même genre. Or il y a des passions, comme l'envie et la colère, dont on dit qu'elles sont des vices. Il y en a donc aussi qui sont des vertus.
3. La miséricorde est une passion ; elle est, avons-nous dit, la tristesse que nous cause le mal d'autrui. Or « Cicéron, fameux styliste, n'a pas hésité, dit S. Augustin, à l'appeler vertu ». Donc la passion peut être une vertu morale.
En sens contraire, d'après le Philosophe, « les passions ne sont ni des vertus ni des méchancetés ».
Réponse
La vertu morale ne peut pas s'identifier avec la passion. Cela ressort d'une triple raison.
1° La passion est un mouvement de l'appétit sensible nous l'avons vu. Or, la vertu morale n'est pas un mouvement mais plutôt le principe d'un mouvement appétitif, existant à l'état d'habitus.
2° Les passions par elles-mêmes ne sont ni bonnes ni mauvaises, car le bien ou le mal de l'homme dépend de la raison ; aussi, considérées en elles-mêmes, les passions sont en rapport avec le bien ou avec le mai selon qu'elles peuvent s'accorder ou non avec la raison. Or rien de tel ne peut arriver à la vertu, car elle est uniquement tournée vers le bien, comme nous l'avons dit.
3° À supposer qu'une passion soit tournée de quelque façon uniquement vers le bien ou uniquement vers le mal, cependant le mouvement de la passion en tant que passion a toujours son principe dans l'appétit lui-même, et son terme dans la raison à laquelle l'appétit essaie de se conformer. Mais le mouvement de la vertu est en sens inverse, puisqu'il a son principe dans la raison, et son terme dans l'appétit selon que celui-ci est mû par la raison. Aussi Aristote a-t-il mis dans la définition de la vertu morale qu'elle est « l'habitus du choix qui s'établit dans le juste milieu déterminé par la raison, tel que le sage le fixera ».
Solutions
1. Ce n'est pas dans son essence que la vertu est un milieu entre des passions, mais dans son effet, c'est-à-dire qu'elle a pour effet d'être un juste milieu parmi les passions.
2. Si l'on appelle vice l'habitus de mal agir, il est évident qu'aucune passion n'est un vice. Mais si l'on appelle vice le péché, c'est-à-dire l'acte vicieux, rien n'empêche que la passion ne soit du vice. Et en ce sens contraire, rien n'empêche la passion de concourir à l'acte vertueux. C'est selon qu'elle est contre la raison ou qu'elle en suit la direction.
3. On dit que la miséricorde est une vertu, entendez l'acte d'une vertu, dans la mesure où « ce mouvement du cœur se met au service de la raison, c'est-à-dire quand la miséricorde s'exerce de telle manière que la justice soit sauvegardée, soit que l'on donne à un indigent ou que l'on pardonne à un pénitent », dit S. Augustin au même endroit. Si pourtant on donne le nom de miséricorde à un habitus qui perfectionne en vue d'une pitié conforme à la raison, rien n'empêche que la miséricorde ainsi entendue ne soit une vertu. Et il en est de même des passions semblables.
Objections
1. Il semble que non. « L'homme indulgent, dit le Philosophe dans les Topiques est celui qui ne subit plus la passion ; l'homme patient est celui qui la subit encore, mais ne se laisse plus mener par elle. » Et c'est la même chose pour toutes les autres vertus morales. Donc toute vraie vertu morale est sans passion.
2. La vertu morale est un bon état de l'âme, pareil à la santé du corps, est-il dit dans la Physique. De là le mot de Cicéron : « La vertu paraît être la santé de l'âme. » Or dans le même livre Cicéron dit que les passions sont des maladies de l'âme. Mais la santé n'est pas compatible avec la maladie. La vertu ne l'est donc pas non plus avec la passion.
3. La vertu morale exige le parfait usage de la raison jusque dans les cas particuliers. Mais c'est à quoi les passions font obstacle. « Les plaisirs, dit le Philosophe, détruisent le jugement de la prudence. » « L'esprit, dit Salluste, n'aperçoit plus facilement le vrai lorsque les passions lui bouchent la vue. »
En sens contraire, S. Augustin dit ceci : « Si la volonté est perverse, on aura des mouvements de passions qui le seront aussi; mais si la volonté est droite, non seulement ces mouvements ne seront pas coupables, mais ils seront même louables. » Mais rien de louable n'est exclu par la vertu morale. Celle-ci n'exclut donc pas les passions mais peut exister avec elles.
Réponse
En cela il y a eu désaccord entre les stoïciens et les péripatéticiens comme le rapporte S. Augustin dans la Cité de Dieu. Les stoïciens ont soutenu que les passions de l'âme ne peuvent exister chez le sage ou le vertueux. Les péripatéticiens, dont la secte fut instituée par Aristote, dit S. Augustin au même endroit, ont soutenu que des passions peuvent coexister avec la vertu morale, mais si elles sont amenées à un juste milieu.
Cette divergence, note S. Augustin au même endroit, était plutôt dans les mots que dans le fond des pensées. En effet, puisque les stoïciens ne distinguaient pas entre l'appétit intellectuel qui n'est autre que la volonté, et l'appétit sensible qui se divise entre irascible et concupiscible, ils n'arrivaient pas à distinguer les passions de l'âme des autres affections humaines, parce que les passions sont des mouvements de l'appétit sensible, tandis que les autres affections, qui ne sont pas des passions, sont des mouvements de cet appétit intellectuel qu'on appelle la volonté. Les péripatéticiens ont fait cette distinction. Mais la seule que lissent les stoïciens consistait à donner le nom de passions à toutes les affections opposées à la raison. Si de telles affections sont délibérées, elles ne peuvent exister chez le sage ou le vertueux. Mais si elles naissent subitement, cela peut arriver chez le vertueux, car, suivant un.texte d'Aulu-Gelle cité par S. Augustin, « ces visions intérieures qu'on appelle imaginations, on ne peut empêcher qu'elles ne tombent quelquefois dans l'esprit ; et alors il est inévitable, si elles représentent des choses terrifiantes, que le sage en soit ému intérieurement, au point d'être pendant un peu de temps tremblant de peur ou saisi de tristesse comme sous le coup de passions qui devancent l'intervention de la raison ; et cependant on n'approuve pas ces choses et on n'y consent pas ».
Donc, si l'on appelle passions les affections désordonnées, il ne peut y en avoir chez le vertueux en ce sens qu'il y serait donné consentement après délibération ; c'est ce qu'ont soutenu les stoïciens. Mais si l'on appelle passions n'importe quels mouvements de l'appétit sensible, ils peuvent exister chez le vertueux dans la mesure où ils sont réglés par la raison. Et c'est ce qui fait dire à Aristote que « ce n'est pas donner une bonne définition de la vertu que de la concevoir comme une impassibilité et un repos, car c'est s'exprimer d'une manière trop simpliste » ; mais on devrait dire que la vertu est un repos à l'abri de passions qui sont ressenties « comme il ne faut pas et quand il ne faut pas ».
Solutions
1. Le Philosophe amène cet exemple, comme il en amène beaucoup d'autres dans ses livres de logique, non d'après sa propre opinion mais d'après celle des autres. Or ce fut l'opinion des stoïciens que les vertus étaient exclusives des passions. Le Philosophe écarte cette opinion lorsqu'il dit que « la vertu n'est pas l'impassibilité ». Cependant, lorsqu'il dit que l'homme indulgent ne subit pas de passion, on doit comprendre qu'il s'agit d'une passion désordonnée.
2. Cet argument et les considérations semblables que Cicéron apporte à l'appui dans ses Tusculanes sont valables pour les passions au sens d'affections désordonnées.
3. Lorsqu'une passion devance le jugement de la raison, si elle vient à prévaloir dans l'âme au point que l'on consente, elle empêche en effet la délibération et le jugement. Mais si elle suit, étant pour ainsi dire commandée par la raison, elle aide à exécuter les ordres de celle-ci.
Objections
1. Cela ne semble pas possible. Car les vertus sont des effets de la sagesse ; c'est dit au livre du même nom (Sagesse 8.7) : « Elle enseigne sobriété et justice, prudence et vertu. » Mais le même livre ajoute : « Sa société ne cause pas d'amertume. » Donc les vertus ne peuvent s'accompagner de tristesse.
2. Le Philosophe montre que la tristesse empêche d'agir. Mais ce qui empêche une bonne action s'oppose à la vertu. Par conséquent la tristesse s'oppose à la vertu.
3. La tristesse est une maladie de l'âme, comme l'appelle Cicéron. Elle est donc le contraire de la vertu qui est un heureux état de l'âme, et elle ne peut exister en même temps.
En sens contraire, le Christ fut d'une vertu parfaite. Néanmoins il y eut en lui de la tristesse d'après S. Matthieu (Matthieu 26.38) : « Mon âme est triste jusqu'à la mort. » La tristesse peut donc accompagner la vertu.
Réponse
Comme le rapporte S. Augustin, « les stoïciens ont voulu qu'il y eût dans l'âme du sage, au lieu de trois troubles, trois eupathies, c'est-à-dire trois bonnes passions : la volonté au lieu de la cupidité, la joie au lieu de l'allégresse, la circonspection au lieu de la crainte ; mais à la place de la tristesse ils ont nié qu'il pût y avoir quelque chose dans l'âme du sage ». Cela pour deux raisons.
Première raison. La tristesse a pour objet le mai lorsqu'il s'est déjà produit. Or ils estiment qu'il ne peut arriver aucun mal au sage. Ils ont cru en effet que le seul bien de l'homme étant la vertu, les biens corporels étant au contraire pour lui de nulle valeur, ainsi le seul mal de l'homme est ce qui déshonore, et qui ne peut exister chez le vertueux. — Mais cela est déraisonnable. Car 1° l'homme étant composé de l'âme et du corps, ce qui contribue à lui conserver la vie du corps est un bien pour lui. Mais non le plus grand, puisqu'on peut en user mal : donc, même chez le sage, un mal contraire à ce bien peut se présenter et amener une tristesse modérée. 2° Bien que les gens vertueux puissent être sans péché grave, il ne s'en trouve pourtant aucun dont la conduite soit exempte de légers péchés selon la 1° épître de S. Jean (Jean 1.8) : « Si nous prétendons n'avoir pas de péché nous nous égarons nous-mêmes. » 3° Même si le vertueux n'a plus de péché, peut-être en a-t-il eu parfois et il fait bien de s'en affliger selon la deuxième épître aux Corinthiens (2 Corinthiens 7.10) : « La tristesse selon Dieu produit pour le salut un repentir durable. » 4° On peut aussi, d'une manière fort louable, s'affliger du péché d'autrui. — La vertu morale, par conséquent, de la même façon qu'elle est compatible avec d'autres passions modérées par la raison, l'est aussi avec la tristesse.
Seconde raison. Les stoïciens étaient motivés par ce fait que la tristesse a pour objet un mal présent, et la crainte un mal futur, comme le plaisir a pour objet un bien présent, et le désir un bien futur. Or il peut être vertueux de jouir du bien qu'on a, de souhaiter celui qu'on n'a pas, et même se garder d'un mal futur. Mais avoir l'esprit accablé par un mal présent, ce qui est le fait de la tristesse, paraît absolument contraire à la raison et ne peut donc coexister avec la vertu. — Mais cela non plus n'est pas raisonnable. Car il y a du mal, nous venons de le dire, qui peut être présent à l'homme vertueux. Ce mal, la raison le déteste. Par conséquent, l'appétit sensible ne fait que suivre la détestation de la raison lorsqu'il s'attriste de cette sorte de mal, modérément pourtant selon le jugement de la raison. Or, que l'appétit sensible se conforme à la raison, c'est là précisément la vertu, avons-nous dit. Donc, s'attrister modérément là où il y a lieu de s'attrister, c'est de la vertu, comme le dit aussi le Philosophe. Et c'est même utile pour éviter des maux, car, de même que nous cherchons le bien avec plus de promptitude à cause du plaisir, nous fuyons plus énergiquement les maux à cause de la tristesse.
Ainsi donc il faut conclure que la tristesse pour des choses qui s'accordent avec la vertu ne peut coexister avec celle-ci parce que la vertu trouve son plaisir dans ce qui lui est propre. Mais tout ce qui s'oppose de quelque manière à la vertu attriste celle-ci avec mesure.
Solutions
1. Il ressort de cette autorité que le sage n'a pas à s'attrister de la sagesse. Il s'attriste cependant de ce qui fait obstacle à la sagesse. Et c'est pourquoi dans les bienheureux, chez qui il ne peut y avoir aucun obstacle à la sagesse, il n'y a plus de place pour la tristesse.
2. La tristesse entrave l'action qui nous rend tristes, mais elle aide à exécuter plus promptement ce qui permet de fuir la tristesse.
3. La tristesse immodérée est une maladie de l'âme mais la tristesse modérée fait partie du bon équilibre de l'âme dans l'état de la vie présente.
Objections
1. Oui toujours, semble-t-il, puisque, au dire du Philosophe, « les plaisirs et les tristesses sont la matière même de la vertu morale » et que ce sont des passions.
2. La région du raisonnable par participation est en nous le siège des vertus morales. Mais c'est aussi dans cette partie de l'âme que sont les passions. Donc toute vertu concerne les passions.
3. Dans toutes les vertus morales on trouve une passion. Donc, ou bien toutes concernent les passions, ou bien aucune. Mais il y en a qui concernent les passions comme la vertu de force et celle de tempérance. Donc toutes les vertus morales concernent les passions.
En sens contraire, le Philosophe dit que la justice, qui est une vertu morale, ne concerne pas les passions.
Réponse
La vertu morale perfectionne la puissance appétitive de l'âme en l'ordonnant au bien de la raison. Mais ce bien est ce qui est modéré et ordonné selon la raison. Aussi, dans tout ce qui se trouve être ordonné et modéré par la raison, il se trouve de la vertu morale. Or, la raison ne met pas seulement de l'ordre dans les passions de l'appétit sensible, elle en met aussi dans les opérations de cet appétit intellectuel qui est la volonté, laquelle n'est pas, nous l'avons dit, le siège de la passion. Et voilà pourquoi les vertus morales n'ont pas toutes pour matière les passions, mais certaines les passions, certaines les opérations.
Solutions
1. Toute vertu morale ne regarde pas les plaisirs et les tristesses comme sa matière propre, mais comme quelque chose de consécutif à son acte propre. Car tout être vertueux se plaît dans l'acte de la vertu, et s'attriste dans le contraire. De là ce mot du Philosophe à la suite de ceux que cite l'objection : « Les vertus ont bien pour matière les actions et les passions, mais toute passion, comme toute action, laisse après elle plaisir et tristesse, et à cause de cela la vertu s'étendra aux plaisirs et aux tristesses », comme à ce qui s'ensuit.
2. La région en nous du raisonnable par participation, ce n'est pas seulement l'appétit sensible, siège des passions ; c'est aussi la volonté, où il n'y a pas de passions, nous l'avons dit.
3. Les passions sont la matière propre de certaines vertus, mais non pas de certaines autres. Aussi ne peut-on raisonner de même pour toutes, comme nous le montrerons plus loin.
Objections
1. C'est vraisemblable. Plus la vertu morale est parfaite, plus elle surmonte les passions. A son plus haut degré de perfection, elle est donc tout à fait en dehors des passions.
2. Quand une chose est éloignée de son contraire et de ce qui y porte, c'est alors qu'elle est parfaite. Mais les passions portent au péché qui est le contraire de la vertu ; l'Apôtre les nomme « des passions de péchés » (Romains 7.5). La vertu parfaite est donc tout à fait en dehors de la passion.
3. S. Augustin montre que par la vertu nous devenons conformes à Dieu. Mais Dieu fait tout sans passion. Donc la vertu la plus parfaite est en dehors de toute passion.
En sens contraire, il est dit dans l'Éthique qu'il n'est « aucun juste qui ne se réjouisse de son action ». Mais la joie est une passion. La justice ne peut donc exister sans passion. Et beaucoup moins les autres vertus.
Réponse
Si nous appelons passions les affections désordonnées, comme l'ont fait les stoïciens, alors il est évident que la vertu parfaite est en dehors des passions. Mais si nous appelons passions tous les mouvements de l'appétit sensible, alors il est clair que les vertus qui concernent les passions comme leur propre matière ne peuvent exister sans passions. On comprend bien pourquoi. Si cela se produisait, la vertu morale aurait pour effet de rendre l'appétit sensible entièrement inactif. Or la vertu ne consiste pas en ce que les forces soumises à la raison s'abstiendraient de leurs actes propres, mais en ce qu'elles exécutent les ordres de la raison en accomplissant leurs actes propres. De même donc que la vertu ordonne les membres du corps aux actes extérieurs qu'ils doivent accomplir, de même elle ordonne l'appétit sensible à avoir ses propres mouvements bien réglés.
Quant aux vertus morales qui ont pour matière non les passions mais les opérations (et la justice est une vertu de cette sorte), elles peuvent exister sans les passions, puisque ces vertus appliquent la volonté à son acte propre qui n'est pas une passion. Cependant, l'acte de justice entraîne à sa suite, au moins dans la volonté, une joie qui n'est pas une passion. Pourtant, si cette joie se multiplie par la perfection de la justice, il se produira un rejaillissement de joie jusque dans l'appétit sensible, selon que les facultés inférieures suivent le mouvement des facultés supérieures, comme nous l'avons dit plus haut. Et ainsi, grâce à un tel rejaillissement, plus la vertu sera parfaite, plus elle causera de passion.
Solutions
1. Les passions désordonnées, la vertu les surmonte ; les modérées, elle les suscite.
2. Si elles sont désordonnées, les passions induisent à pécher ; mais non si elles sont modérées.
3. En tout être, le bien est envisagé selon la condition de sa nature. Or en Dieu et dans les anges il n'y a pas comme chez nous d'appétit sensible. C'est pourquoi leur bonne action se passe tout à fait de la passion comme du corps, tandis que la nôtre s'accompagne de passion et recourt aux services du corps.