Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

65. LA CONNEXION DES VERTUS

  1. Les vertus morales sont-elles connexes ?
  2. Peuvent-elles exister sans la charité ?
  3. La charité peut-elle exister sans elles ?
  4. La foi et l'espérance peuvent-elles exister sans la charité ?
  5. La charité peut-elle exister sans la foi et l'espérance ?

1. Les vertus morales sont-elles connexes ?

Objections

1. Elles ne sont pas, à ce qu'il semble, dans une connexion nécessaire. Parfois en effet les vertus morales sont causées par l'exercice et la répétition des actes, comme il est prouvé au livre II de l'Éthique. Mais on peut être exercé dans les actes d'une vertu sans l'être dans les actes d'une autre. On peut donc avoir une vertu morale sans l'autre.

2. La magnificence et la magnanimité sont des vertus morales. Mais quelqu'un peut avoir les autres vertus morales sans avoir ces deux-là. Le Philosophe dit en effet que « le pauvre ne peut pas être magnifique », alors qu'il peut avoir d'autres vertus. Le Philosophe dit encore que « celui qui n'est digne que de petites choses et sait y montrer de la dignité, est un homme tempéré, mais n'est pas un magnanime ». Les vertus morales ne sont donc pas connexes.

3. De même que les vertus morales perfectionnent la partie appétitive de l'âme, ainsi les vertus intellectuelles en perfectionnent la partie intellectuelle. Mais les vertus intellectuelles ne sont pas connexes ; car quelqu'un peut posséder une science sans en posséder une autre. Les vertus morales ne sont donc pas davantage connexes.

4. Si les vertus morales sont connexes, c'est seulement parce qu'elles ont un lien dans la prudence. Mais cela ne suffit pas pour la connexion des vertus morales. Il semble en effet qu'un homme pourrait être prudent quant aux actions qui relèvent d'une vertu, sans l'être en ce qui concerne une autre vertu. Ainsi peut-on posséder l'art pour une certaine fabrication, sans le posséder pour d'autres. Or la prudence est la droite règle de l'action. Donc il n'est pas nécessaire que les vertus morales soient connexes.

En sens contraire, S. Ambroise dit ceci : « Les vertus sont connexes entre elles, et si enchaînées que celui qui en a une semble en avoir plusieurs. » S. Augustin dit également que « les vertus qui sont dans l'âme humaine ne sont nullement séparées les unes des autres ». S. Grégoire dit à son tour qu'« une vertu sans les autres, est tout à fait nulle ou imparfaite ». Et Cicéron affirme : « Si tu avoues que tu ne possèdes pas une vertu, nécessairement tu n'en auras aucune. »

Réponse

La vertu morale peut s'entendre soit à l'état parfait soit à l'état imparfait. — A l'état imparfait, la vertu morale, comme la tempérance ou la force, n'est en nous qu'une inclination à entreprendre quelque chose dans la catégorie du bien, qu'une telle inclination existe en nous par nature, ou par entraînement. Si on les entend de cette façon, les vertus morales ne sont pas connexes ; nous voyons en effet quelqu'un qui, par tempérament ou par habitude, est prêt aux œuvres de la libéralité, et ne l'est cependant pas aux œuvres de la chasteté.

Mais, à l'état parfait, la vertu morale est un véritable habitus qui incline à bien accomplir l'œuvre bonne. Dans cette acception, il faut dire que les vertus morales sont connexes, comme c'est admis par presque tout le monde. A cela une double raison est assignée, selon qu'on distingue d'une manière différente les vertus cardinales.

Certains en effet, nous l'avons dit, les distinguent comme autant de conditions communes aux vertus, en ce sens que tout discernement ressortit à la prudence, toute rectitude à la justice, toute modération à la tempérance, toute fermeté d'âme à la force, en quelque domaine que l'on considère ces choses. A ce point de vue, la raison de la connexion apparaît manifestement : on ne peut pas reconnaître de la vertu dans la fermeté si elle ne s'accompagne pas de modération, de rectitude, de discernement ; et il en est de même des autres conditions. C'est ce motif que S. Grégoire assigne à la connexion des vertus lorsqu'il dit que « si elles sont disjointes, elles ne peuvent être parfaites en tant que vertus, parce que la prudence n'est pas véritable si elle n'est pas juste, tempérante et forte ». Et il continue ainsi à propos des autres vertus. S. Augustin, au livre VI sur la Trinité, donne une raison semblable.

D'autres au contraire distinguent ces vertus d'après leurs matières. À ce point de vue la raison de la connexion est indiquée par Aristote au livre VI de l'Éthique. Elle est dans ce fait, expliqué plus haut. qu'on ne peut avoir aucune vertu morale sans la prudence. Car le propre de la vertu morale, puisqu'elle est l'habitus du choix, c'est de faire de bons choix. Or, pour un bon choix, il ne suffit pas seulement d'une inclination à la fin requise, ce qui est directement recherché par l'habitus de la vertu morale ; mais en outre on devra choisir les justes moyens, ce qui est l'œuvre de la prudence, laquelle a pour fonction de discuter, juger et commander les moyens en vue de la fin. — Pareillement, on ne peut pas non plus avoir la prudence sans avoir les vertus morales. Car la prudence est la droite règle de l'action. Cette règle de raison découle, comme de ses principes, des fins mêmes de la conduite humaine. Et si l'on est bien disposé à l'égard de ces fins, c'est grâce aux vertus morales. Aussi, pas plus qu'on ne peut avoir une science spéculative sans l'intelligence des principes, ne peut-on avoir la prudence sans les vertus morales. Il s'ensuit manifestement que les autres vertus morales sont connexes.

Solutions

1. Parmi les vertus morales, certaines perfectionnent l'homme selon l'état commun, c'est-à-dire quant aux choses qu'on doit faire communément, en toute vie humaine. Voilà pourquoi il faut que l'homme soit exercé dans les matières de toutes les vertus morales à la fois. Et à coup sûr, s'il s'exerce en tous ces domaines par des actes bien conduits, il acquerra les habitus de toutes ces vertus. Si au contraire il s'applique à bien se conduire dans une matière et non dans une autre, par exemple à bien se posséder dans les colères, mais non dans les convoitises, il acquerra un habitus pour refréner les colères, mais cet habitus n'aura pas raison de vertu, parce qu'il lui manque la prudence, faussée à l'égard des convoitises. De même, des inclinations naturelles n'ont pas parfaitement raison de vertu, si la prudence fait défaut.

En revanche, il y a des vertus morales qui perfectionnent l'homme selon un état éminent, comme la magnificence et la magnanimité. Aussi, parce que chacun n'a pas couramment l'occasion de s'exercer dans le domaine de ces vertus, quelqu'un peut avoir d'autres vertus morales sans posséder d'une manière actuelle l'habitus de celles-là, pour parler de vertus acquises. Mais s'il a acquis d'autres vertus, il possède celles-ci en puissance prochaine. En effet, lorsqu'un individu s'est acquis par l'exercice l'habitus de la libéralité avec des dons et des dépenses modestes, s'il lui survient une grosse fortune, il lui suffira d'un peu d'exercice pour acquérir l'habitus de la magnificence ; de même un géomètre acquiert par un peu d'application la science d'une conclusion à laquelle il n'avait encore jamais pensé. Or, on dit qu'on a déjà ce qu'on est sur le point d'avoir, selon ce mot du Philosophe, « Quand il manque peu de chose, il semble qu'il ne manque rien. »

2. Cela donne la réponse à la deuxième objection.

3. Les vertus intellectuelles concernent des matières variées, sans lien entre elles, comme le montre la diversité des sciences et des arts. C'est pourquoi on n'y trouve pas la connexion qui se rencontre dans les vertus morales concernant les passions et les opérations, lesquelles ont manifestement un lien entre elles. Car toutes les passions découlent de quelques-unes qui sont premières, à savoir l'amour et la haine, pour se terminer à quelques autres, à savoir la délectation et la tristesse. Et pareillement, toutes les opérations qui sont matière de la vertu morale ont un lien entre elles et aussi avec les passions. Et c'est pourquoi toute la matière des vertus morales tombe sous une seule raison de prudence. — Cependant, tous les objets intelligibles ont un lien avec les premiers principes. C'est par là que toutes les vertus intellectuelles dépendent de l'intelligence des principes, au même titre, avons-nous dit, que la prudence dépend des vertus morales. Mais les principes universels, objet de simple intelligence, ne dépendent pas des conclusions dont s'occupent les autres vertus intellectuelles, comme les vertus morales dépendent de la prudence, du fait que d'une certaine manière l'appétit meut la raison et la raison l'appétit, comme nous l'avons dit plus haut.

4. Les choses auxquelles inclinent les vertus morales sont pour la prudence comme des principes, tandis que pour l'art les choses à fabriquer ne sont pas des principes, mais seulement une matière. Or il est évident que la raison peut bien être droite dans une partie de sa matière et non dans une autre, mais on ne peut aucunement parler de raison droite si l'on est en défaut sur un principe quelconque. Par exemple, si quelqu'un se trompait sur ce principe « le tout est plus grand que la partie », il ne pourrait avoir aucune science de la géométrie, parce qu'il ne ferait que s'éloigner de la vérité dans les corollaires. — En outre, comme nous venons de le dire, les objets de l'action sont liés entre eux, non les objets de la fabrication. C'est pourquoi le défaut de prudence dans une seule partie du domaine de l'action mettrait aussi en défaut sur tous les autres points. Ce qui n'arrive pas dans le domaine de la fabrication.


2. Les vertus morales peuvent-elles exister sans la charité ?

Objections

1. Oui, sans doute. On lit en effet au livre des Sentences de Prosper que « toute vertu, à l'exception de la charité, peut être commune aux bons et aux méchants ». Mais il est dit au même endroit que « la charité ne peut exister que chez les bons ». C'est donc qu'on peut avoir les autres vertus sans elle.

2. Les vertus morales peuvent s'acquérir par les actes humains, dit le Philosophe. Mais on n'a la charité que par infusion, selon la parole de l'Apôtre (Romains 5.5) : « L'amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. » Donc on peut avoir les autres vertus sans la charité.

3. Les vertus morales sont liées entre elles en tant qu'elles dépendent de la prudence. Mais la charité ne dépend pas de la prudence ; bien plus, elle la dépasse, selon le mot de l'Apôtre (Éphésiens 3.19) : « L'amour du Christ surpasse toute connaissance. » Les vertus morales ne sont donc pas en connexion avec la charité, mais peuvent exister sans elle.

En sens contraire, on lit en S. Jean (1 Jean 3.14) : « Celui qui n'aime pas demeure dans la mort. » Mais ce sont les vertus qui parfont la vie spirituelle ; car c'est par elles « que l'on vit d'une manière droite », dit S. Augustin. Elles ne peuvent donc exister sans la direction de la charité.

Réponse

On l'a dit plus haut, tant que les vertus morales sont réalisatrices d'une perfection en harmonie avec une fin qui ne dépasse pas la capacité naturelle de l'homme, elles peuvent être acquises par des œuvres humaines. Acquises de la sorte, elles peuvent exister sans la charité, comme elles ont existé en fait chez beaucoup de païens. — Mais dans la mesure où elles sont réalisatrices du bien ordonné à la fin ultime surnaturelle, alors elles ont pleinement et véritablement raison de vertu et ne peuvent être acquises par des actes humains mais sont infusées par Dieu. Et ces vertus morales ne peuvent exister sans la charité. En effet, nous l'avons dit plus haut, pour les autres vertus morales, elles ne peuvent exister sans la prudence  mais la prudence ne peut exister non plus sans elles, en tant que ce sont elles qui font qu'on est bien disposé à l'égard de certaines fins d'où procède la raison de prudence. Or, pour que cette raison de prudence soit droite, il est encore davantage requis que l'on soit bien disposé à l'égard de la fin ultime, ce qui se fait par la charité, que de l'être à l'égard des autres fins, ce qui se fait par les vertus morales. De même, la droite raison en matière spéculative a surtout besoin de ce premier principe indémontrable, que les contradictoires ne sont pas vraies en même temps. Ainsi est-il évident que ni la prudence infuse ne peut exister sans la charité, ni en conséquence les autres vertus morales puisqu'elles ne peuvent exister sans la prudence.

Il est donc évident, d'après ce qu'on vient de dire, que seules les vertus infuses sont vraiment parfaites et doivent être appelées absolument vertus, parce qu'elles ordonnent bien l'homme à la fin absolument ultime. Quant aux autres, c'est-à-dire les vertus acquises, elles sont vertus relativement mais non pas absolument, car elles ordonnent bien l'homme en vue d'une fin ultime dans un genre, mais non en vue de la fin ultime absolument. De là, sur le passage de l'Apôtre (Romains 14.23) « Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché », la Glose de S. Augustin commente : « Là où manque la connaissance de la vérité, il n'y a que fausse vertu, même avec de bonnes mœurs. »

Solutions

1. Les vertus sont entendues ici selon une raison imparfaite de vertu. Autrement, si la vertu morale est entendue selon la raison parfaite de vertu, elle rend bon celui qui la possède, et par suite elle ne peut exister chez les méchants.

2. L'argument est valable pour ce qui est des vertus morales acquises.

3. Bien que la charité dépasse la science et la prudence, la prudence dépend de la charité comme nous venons de le dire. Et par conséquent, toutes les vertus morales infuses.


3. La charité peut-elle exister sans les vertus morales ?

Objections

1. On pourrait le penser. Si un moyen suffit pour atteindre son but, on ne doit pas en disposer plusieurs. Or à elle seule la charité suffit pour accomplir toutes les œuvres de vertu, comme on le voit dans le passage de la première épître aux Corinthiens (1 Corinthiens 13.4) : « La charité est patiente, elle est douce, etc. » Il semble donc que lorsqu'on a la charité, les autres vertus soient superflues.

2. Celui qui possède un habitus vertueux en accomplit facilement les œuvres, et ces œuvres lui plaisent par elles-mêmes ; aussi « le signe même d'un habitus est le plaisir que l'on prend à agir » dit l'Éthique. Mais beaucoup ont la charité, puisqu'ils sont sans péché mortel, qui cependant souffrent difficulté dans les œuvres vertueuses, et à qui ces œuvres ne plaisent pas par elles-mêmes mais uniquement selon qu'elles se réfèrent à la charité. Donc beaucoup ont la charité sans avoir les autres vertus.

3. La charité se trouve chez tous les saints. Mais il y en a pourtant parmi eux qui manquent de quelques vertus. Bède dit que les saints s'humilient bien plus au sujet des vertus qu'ils n'ont point, qu'ils ne se glorifient des vertus qu'ils ont. Il n'est donc pas nécessaire que celui qui possède la charité possède toutes les vertus morales.

En sens contraire, c'est par la charité que l'on accomplit toute la loi selon S. Paul (Romains 13.6) : « Qui aime le prochain a de ce fait accompli la loi. » Mais la loi ne peut être accomplie entièrement qu'au moyen de toutes les vertus morales, puisque ses préceptes portent sur tous les actes de vertus, selon Aristote. Donc celui qui a la charité a toutes les vertus morales. — S. Augustin dit aussi dans une lettre que la charité englobe toutes les vertus cardinales.

Réponse

Avec la charité sont infusées à la fois toutes les vertus morales. La raison en est que Dieu n'opère pas avec moins de perfection dans les œuvres de la grâce que dans celles de la nature. Or, dans les œuvres de la nature, nous voyons que le principe de quelques œuvres ne se trouve jamais chez un être sans qu'on trouve en lui ce qui est nécessaire au parfait accomplissement de ces œuvres. Ainsi les animaux ont les organes qui leur permettent d'accomplir parfaitement les œuvres pour lesquelles ils ont dans l'âme une capacité d'agir. Or il est manifeste que la charité, en tant qu'elle ordonne l'homme à la fin ultime, est le principe de toutes les œuvres bonnes qui peuvent être ordonnées à cette fin. Aussi faut-il qu'avec la charité soient infusées toutes les vertus morales qui permettent à l'homme d'accomplir toutes les sortes d'œuvres bonnes.

Ainsi est-il évident que les vertus morales infuses ont une connexion entre elles non seulement à cause de la prudence, mais aussi à cause de la charité ; et que celui qui perd la charité par le péché mortel, perd toutes les vertus morales infuses.

Solutions

1. Pour que l'acte d'une puissance inférieure soit parfait, il faut qu'il y ait perfection non seulement dans la puissance supérieure mais aussi dans la puissance inférieure : quand bien même en effet l'agent principal se comporterait comme il faut, l'action parfaite ne s'ensuivrait pas si l'instrument n'était pas bien disposé. Aussi faut-il, pour être en mesure de bien agir dans ce qui mène à une fin, non seulement avoir la vertu par laquelle on est bien disposé envers la fin, mais encore les vertus par lesquelles on est bien disposé envers les moyens ; car la vertu concernant la fin joue le rôle de principe et de moteur à l'égard de celles qui regardent les moyens. Voilà pourquoi il est nécessaire d'avoir aussi les vertus morales avec la charité.

2. Il arrive parfois qu'ayant un habitus, on éprouve de la difficulté à agir, et par suite qu'on ne ressente pas de plaisir ni de complaisance dans l'acte, à cause de quelque empêchement survenant du dehors. Ainsi, celui qui est en possession d'un habitus de science éprouve parfois de la difficulté à penser, à cause du sommeil qui l'envahit ou de quelque malaise. Pareillement, les habitus des vertus morales infuses éprouvent parfois une difficulté à agir, à cause de dispositions contraires laissées par des actes précédents. C'est une difficulté qui n'arrive pas au même degré dans les vertus morales acquises, parce que l'exercice répété des actes, qui les font acquérir, fait disparaître même les dispositions contraires.

3. Quand on dit que des saints n'ont pas certaines vertus, c'est en tant qu'ils éprouvent de la difficulté dans les actes de ces vertus, pour la raison qu'on vient de dire, mais ils n'en possèdent pas moins les habitus de toutes les vertus.


4. La foi et l'espérance peuvent-elles exister sans la charité ?

Objections

1. Il semble que non. Car, étant vertus théologales, elles sont apparemment plus dignes que les vertus morales, même infuses. Mais les vertus morales infuses ne peuvent pas exister sans la charité. Donc ni la foi et l'espérance.

2. « Nul ne croit sans le vouloir », dit S. Augustin. Or la charité est dans la volonté comme la perfection du vouloir, nous l'avons dit précédemment. La foi ne peut donc exister sans la charité.

3. S. Augustin dit encore « que l'espérance ne peut exister sans amour ». Donc l'espérance ne peut exister sans la charité.

En sens contraire, il est dit dans la Glose que « la foi engendre l'espérance, et l'espérance la charité ». Mais l'engendrant existe avant l'engendré et peut exister sans lui. Donc la foi peut exister sans l'espérance, et l'espérance sans la charité.

Réponse

La foi et l'espérance, comme les vertus morales, peuvent être considérées de deux façons : dans un certain état initial, puis dans un état achevé de vertu. En effet, puisque la vertu est ordonnée à l'accomplissement de l'œuvre bonne, une vertu est appelée parfaite lorsqu'eue est capable d'une œuvre parfaitement bonne ; ce qui a lieu lorsque ce qui est fait, non seulement est bon, mais aussi est bien fait. Autrement, si ce qui est fait est bon mais n'est pas bien fait, l'œuvre ne sera pas parfaitement bonne ; par suite, l'habitus qui est le principe d'une telle œuvre ne réalisera pas non plus parfaitement la raison de vertu. Ainsi, quand quelqu'un fait des choses justes, il fait une bonne chose ; mais ce ne sera pas l'œuvre d'une vertu achevée, s'il ne la fait pas bien, c'est-à-dire d'après un choix droit, qui est l'œuvre de la prudence ; et c'est pourquoi la justice sans la prudence ne peut être une vertu parfaite.

Ainsi donc la foi et l'espérance peuvent exister de quelque manière sans la charité ; mais sans la charité elles n'ont pas raison de vertu parfaite. En effet, puisque l'œuvre de la foi, c'est de croire Dieu, et que croire c'est, de son propre vouloir, donner son assentiment à quelqu'un, si l'on ne met pas dans son vouloir toute la mesure qu'on devrait, l'œuvre de la foi ne sera pas parfaite. Or la mesure qu'on doit mettre dans le vouloir est donnée par la charité qui vient parfaire la volonté ; car tout mouvement q ui est droit dans la volonté procède, dit S. Augustin, d'un amour droit. Ainsi donc la foi existe sans la charité, mais non comme vertu parfaite ; elle est pareille à la force ou à la tempérance sans la prudence. — Et il faut dire la même chose de l'espérance. Car l'acte de l'espérance c'est attendre de Dieu la béatitude future. Assurément cet acte est parfait s'il s'appuie sur les mérites que l'on a, ce qui ne peut avoir lieu sans la charité. Mais, si cette attente se fonde sur des mérites qu'on n'a pas mais qu'on se propose d'acquérir à l'avenir, ce sera un acte imparfait, et qui peut exister sans la charité. — Voilà pourquoi la foi et l'espérance peuvent exister sans la charité, mais sans elle ce ne sont pas à proprement parler des vertus, puisqu'il est essentiel à la vertu que grâce à elle non seulement nous fassions quelque bien mais que nous le fassions bien, comme dit Aristote.

Solutions

1. Les vertus morales dépendent de la prudence ; or la prudence infuse ne peut rien garder de la raison de prudence en dehors de la charité, puisqu'il n'y a plus alors de rapport au premier principe qui est la fin ultime. Mais la foi et l'espérance selon leurs raisons propres ne dépendent ni de la prudence ni de la charité. Et c'est pourquoi elles peuvent exister sans la charité bien que, nous venons de le dire, elles ne soient pas des vertus sans la charité.

2. Cet argument est valable pour la foi se présentant à l'état de vertu parfaite.

3. S. Augustin parle ici de l'espérance où l'attente de la béatitude future s'appuie sur des mérites qu'on a déjà ; ce qui n'a pas lieu sans la charité.


5. La charité peut-elle exister sans la foi et l'espérance ?

Objections

1. Il semble que oui. Car la charité, c'est l'amour de Dieu. Mais nous pouvons aimer Dieu naturellement, même sans présupposé la foi, ni l'espérance de la béatitude future. Donc la charité peut exister sans la foi ni l'espérance.

2. La charité est la racine de toutes les vertus, selon la parole de l'Apôtre (Éphésiens 3.17) : « Enracinés et fondés dans la charité. » Mais la racine existe parfois sans les rameaux. Donc la charité peut exister sans la foi ni l'espérance ni les autres vertus.

3. Il y eut dans le Christ une charité parfaite. Il n'eut cependant ni la foi ni l'espérance, puisqu'il fut, comme nous le dirons plus loin, parfait « compréhenseur ». La charité peut donc exister sans la foi ni l'espérance.

En sens contraire, « sans la foi, dit l'Apôtre (Hébreux 11.6), il est impossible de plaire à Dieu » ; plaire à Dieu est surtout évidemment affaire de charité, selon le mot des Proverbes (Proverbes 8.17) : « J'aime ceux qui m'aiment. » L'espérance est également, comme on l'a dit plus haut, la vertu qui mène à la charité. On ne peut donc avoir celle-ci sans la foi et l'espérance.

Réponse

La charité ne signifie pas seulement l'amour de Dieu, mais encore une certaine amitié avec lui ; celle-ci ajoute à l'amour la réciprocité dans l'amour, avec une certaine communion mutuelle, comme il est expliqué au livre VIII de l'Éthique. Que telles soient les conditions de la charité, on le voit bien par ce qui est écrit dans la première épître de S. Jean (Jean 4.16) : « Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui », et dans la première épître aux Corinthiens (1 Corinthiens 1.9). « Il est fidèle, le Dieu par qui vous avez été appelés à la communion de son Fils. » Or, cette communion de l'homme avec Dieu, qui est un certain commerce familier avec lui, c'est par la grâce qu'ici-bas dès à présent elle commence, mais c'est dans la gloire qu'elle se consommera à l'avenir. Cette double réalité, nous la possédons par la foi et l'espérance. De même donc que l'on ne pourrait avoir d'amitié avec quelqu'un si l'on n'avait soi-même ni croyance ni espérance de pouvoir posséder quelque communauté de vie ou commerce familier avec lui, de même personne ne peut avoir avec Dieu cette amitié qu'est la charité s'il n'a pas la foi pour croire à cette sorte de société et de commerce de l'homme avec Dieu, et s'il n'espère pas appartenir lui-même à cette société.

De sorte que la charité ne peut aucunement exister sans la foi et l'espérance.

Solutions

1. La charité n'est pas un amour quelconque de Dieu, mais l'amour par lequel nous chérissons Dieu comme cet objet de béatitude auquel nous ordonnons la foi et l'espérance.

2. La charité est la racine de la foi et de l'espérance en tant qu'elle leur communique la perfection de la vertu. Mais la foi et l'espérance dans leur essence propre sont présupposées à la charité, nous l'avons dit plus haut, de telle sorte que la charité ne peut exister sans elles.

3. Le Christ n'a pas eu la foi et l'espérance à cause de ce qu'il y a d'imperfection en elles. Mais à la place de la foi il eut la vision à découvert ; et à la place de l'espérance, la pleine compréhension. Et c'est ainsi que la charité fut parfaite en lui.

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