- Les béatitudes se distinguent-elles des dons et des vertus ?
- Les récompenses des béatitudes appartiennent-elles à cette vie ?
- Le nombre des béatitudes.
- La convenance des récompenses attribuées aux béatitudes.
Objections
1. Apparemment non. Car S. Augustin attribue les béatitudes énumérées en S. Matthieu aux dons du Saint-Esprit. S. Ambroise attribue celles de S. Luc aux quatre vertus cardinales. Donc les béatitudes ne sont distinctes ni des vertus ni des dons.
2. Pour la volonté humaine il n'y a qu'une double règle : la raison et la loi éternelle, comme on l'a établi plus haute. Mais il résulte de ce que nous venons de dire que les vertus perfectionnent l'homme en l'ordonnant à la raison, et les dons en l'ordonnant à la loi éternelle du Saint-Esprit. Donc il ne peut rien exister d'autre, concernant la rectitude de la volonté humaine, en dehors des vertus et des dons. Les béatitudes ne s'en distinguent donc pas.
3. Dans l'énumération des béatitudes il y a la douceur, la justice, la miséricorde, qu'on dit être des vertus. Donc les béatitudes ne se distinguent pas des vertus et des dons.
En sens contraire, certaines choses sont énumérées parmi les béatitudes, qui ne sont ni des vertus ni des dons, comme la pauvreté, l'affliction, la paix. C'est donc que les béatitudes diffèrent des vertus et des dons.
Réponse
Comme on l'a dit plus haut, la béatitude est la fin ultime de la vie humaine. Or on dit qu'un homme possède déjà une fin à cause de son espoir de l'obtenir. De là cette affirmation du Philosophe : « Les enfants sont appelés bienheureux à cause de leur espérance. » Et celle-ci de l'Apôtre (Romains 8.24) : « C'est en espérance que nous avons été sauvés. » Mais l'espoir d'une fin à conquérir surgit du fait qu'on est mis comme il faut en mouvement vers elle et qu'on en approche ce qui suppose une certaine action. Or, vers cette fin qu'est la béatitude, on est mis en mouvement et on approche d'elle par l'activité des vertus ; et surtout par l'activité provenant des dons, si nous parlons de la béatitude éternelle, puisque pour elle la raison ne suffit pas, mais que le Saint-Esprit y introduit ; et ce sont ses dons qui nous perfectionnent pour nous permettre de lui obéir et de le suivre. Voilà pourquoi les béatitudes se distinguent des vertus et des dons, non comme des habitus distincts d'eux, mais comme les actes se distinguent des habitus.
Solutions
1. S. Augustin et S. Ambroise attribuent les béatitudes aux dons et aux vertus comme on attribue les actes aux habitus. Or les dons, avons-nous dit, sont supérieurs aux vertus cardinales. C'est pourquoi S. Ambroise, qui commente les béatitudes proposées aux foules, les attribue aux vertus cardinales ; tandis que S. Augustin, qui commente les béatitudes proposées aux disciples sur la montagne comme à de plus parfaits, les attribue aux dons du Saint-Esprits.
2. Cet argument prouve qu'effectivement, en dehors des vertus et des dons, il n'y a pas d'autres habitus rectifiant la vie humaine.
3. La douceur est prise pour l'acte de la mansuétude, et il faut dire la même chose de la justice et de la miséricorde. Et, bien qu'elles paraissent des vertus, elles sont cependant attribuées aux dons, parce que, comme nous l'avons dit, même les dons perfectionnent l'homme sur tous les points où les vertus le perfectionnent aussi.
Objections
1. Non, semble-t-il. Certains sont appelés bienheureux, on vient de le dire, parce qu'ils espèrent des récompenses. Mais l'objet de l'espérance, c'est la béatitude future. Donc ces récompenses sont pour la vie future.
2. En S. Luc, par opposition aux béatitudes il y a des peines, lorsqu'il est dit (Luc 6.25) : « Malheur à vous qui êtes rassasiés, parce que vous aurez faim. Malheur à vous qui nez maintenant, parce que vous serez dans l'affliction et dans les larmes. » Mais ces peines ne s'entendent pas de cette vie puisque fréquemment les gens n'y sont pas punis et, selon la parole de Job (Job 21.13), « coulent leurs jours dans le bien-être ». Donc les récompenses des béatitudes ne sont pas non plus pour cette vie.
3. Le royaume des cieux, récompense de la pauvreté, c'est la béatitude céleste ; S. Augustin le dit dans la Cité de Dieu. De même, le plein rassasiement n'est possédé que dans la vie future, selon le Psaume (Psaumes 16.15) : « je serai rassasié lorsque ta gloire m'aura été révélée. » De même, la vue de Dieu et la manifestation de notre filiation divine appartiennent à la vie future selon S. Jean (Jean 3.2) : « Maintenant nous sommes enfants de Dieu et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que, lorsque cela aura été manifesté, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons comme il est. » Ces récompenses sont donc bien pour la vie future.
En sens contraire, S. Augustin écrit « Ce sont là des choses qui peuvent être accomplies en cette vie, comme nous croyons qu'elles l'ont été chez les Apôtres. Car cette transformation totale, ce changement en une forme angélique qui est promis après cette vie, il n'est aucune parole qui puisse en faire l'exposé. »
Réponse
Au sujet de ces récompenses, les commentateurs de la Sainte Écriture se sont exprimés diversement. Certains disent qu'elles appartiennent toutes à la béatitude future : S. Ambroise par exemples. S. Augustin au contraire dit qu'elles sont pour la vie présente. S. Jean Chrysostome dans ses « Homélies » dit que certaines appartiennent à la vie future et certaines à la vie présente.
Pour éclaircir cela il faut considérer que l'espérance de la béatitude future peut se trouver en nous pour deux motifs : 1° du fait d'une certaine préparation ou disposition à cette béatitude, ce qui a lieu par mode de mérite ; 2° comme un certain commencement imparfait de cette béatitude future chez les saintes gens, même en cette vie. En effet, l'espérance de voir l'arbre fructifier se présente différemment à l'époque de la frondaison verdoyante, et lorsque déjà commencent d'apparaître les prémices des fruits.
Ainsi donc, tout ce qui, dans les béatitudes, est présenté comme du mérite prépare ou dispose à la béatitude, soit achevée, soit commencée. Mais tout ce qui fait partie des récompenses peut être ou la béatitude achevée, et alors il s'agit de la vie future ; ou quelque commencement de la béatitude, comme cela existe chez les parfaits, et alors les récompenses appartiennent à la vie présente. En effet, lorsque quelqu'un commence à avancer dans les actes des vertus et des dons, on peut espérer qu'il parviendra et à la perfection du voyage et à celle de la patrie.
Solutions
1. L'espérance porte sur la béatitude future comme sur la fin ultime ; mais elle peut aussi porter sur le secours de la grâce comme sur un moyen qui mène à la fin, selon la parole du Psaume (Psaumes 28.7) : « Mon cœur a espéré en Dieu et j'ai été secouru. »
2. Les méchants, bien que parfois ils ne souffrent pas en cette vie de peines temporelles, en souffrent cependant de spirituelles. D'où cette affirmation de S. Augustin : « Tu as ordonné, Seigneur, et il en est ainsi, qu'une âme en désordre soit à elle-même son châtiment. » Et le Philosophe dit des méchants : « Leur âme se débat, ceci la tire d'un côté, cela d'un autre » ; après quoi il conclut : « S'il est à ce point misérable d'être méchant, il faut fuir la méchanceté de toutes ses forces. » — Pareillement, en sens inverse, les bons, bien que parfois ils ne possèdent pas en cette vie les récompenses corporelles, ne manquent cependant jamais des spirituelles même en cette vie, selon cette parole en S. Matthieu (Matthieu 19.29) et en S. Marc (Marc 10.30) : « Vous recevrez le centuple même en ce monde. »
3. Toutes ces récompenses seront parfaitement consommées dans la vie future ; mais en attendant, même en cette vie, certains commencent d'y avoir part. Car le royaume des cieux peut s'entendre, au dire de S. Augustin, du commencement de la parfaite sagesse, selon lequel, chez eux, l'esprit commence à régner. De même, la possession de la terre signifie la bonne affection d'une âme qui se repose en désir dans la stabilité de l'héritage éternel, symbolisé par la terre. Ils sont consolés dès cette vie en participant au Saint-Esprit, appelé le Paraclet c'est-à-dire le Consolateur. Ils sont encore rassasiés en cette vie par cette nourriture dont le Seigneur dit (Jean 4.34) : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père. » En cette vie, ils obtiennent la miséricorde de Dieu. En cette vie également, lorsque le regard est purifié par le don d'intelligence, Dieu peut être vu d'une certaine manière. Pareillement, même en cette vie, ceux qui pacifient les mouvements de leur âme, s'approchant ainsi de la ressemblance avec Dieu sont appelés fils de Dieu. — Cependant tous ces biens existeront avec plus de perfection dans la patrie.
Objections
1. Il semble que l'énumération des béatitudes soit maladroite. Car les béatitudes sont attribuées aux dons, avons-nous dit. Mais parmi les dons, certains se rapportent à la vie contemplative, ceux de sagesse et d'intelligence. Or aucune béatitude n'est située dans l'acte de la contemplation, mais toutes se rattachent à la vie active. L'énumération en est donc insuffisante.
2. À la vie active se rapportent non seulement les dons d'exécution, mais aussi certains dons de direction comme la science et le conseil. Or on ne met rien parmi les béatitudes qui semble se rapporter directement à l'acte de la science ou du conseil. Les béatitudes sont donc présentées de façon insuffisante.
3. Parmi les dons d'exécution dans la vie active, la crainte est mise en rapport avec la pauvreté; quant à la piété, elle semble se rapporter à la béatitude de la miséricorde. Mais rien n'est mis directement en rapport avec la force. Donc l'énumération des béatitudes est insuffisante.
4. La Sainte Écriture allègue beaucoup d'autres béatitudes. Dans Job (Job 5.17) : « Bienheureux l'homme qui est corrigé par le Seigneur. » Dans le Psaume (Psaumes 1.1) : « Bienheureux l'homme qui n'est pas allé au conseil des impies. » Dans les Proverbes (Proverbes 3.13) : « Bienheureux l'homme qui a trouvé la sagesse. » Donc l'énumération des béatitudes est insuffisante.
En sens contraire, il semble qu'il y ait du superflu dans cette énumération. Il y a en effet sept dons du Saint-Esprit. Or on présente huit béatitudes.
En outre, en S. Luc il n'y a que quatre béatitudes. Il y a donc du superflu dans les sept ou huit énumérées en S. Matthieu.
Réponse
Ces béatitudes sont énumérées de la manière la plus satisfaisante. Pour éclaircir cette question, il faut considérer que l'on a parlé d'une triple béatitude : les uns ont mis la béatitude dans la vie voluptueuse, d'autres l'ont placée dans la vie active, d'autres dans la vie contemplative. Or ces trois béatitudes ont un rapport très différent avec la béatitude future, dont l'espérance fait que nous sommes appelés dès à présent bienheureux. Car la béatitude voluptueuse, parce qu'elle est fausse et contraire à la raison, est un obstacle à la béatitude future. La béatitude de la vie active dispose à la béatitude future. Quant à la béatitude contemplative, si elle est parfaite, elle constitue essentiellement la béatitude future elle-même ; si elle est imparfaite, elle en est un commencement.
Voilà pourquoi le Seigneur a placé en premier lieu certaines béatitudes, parce qu'elles écartent l'obstacle de la béatitude voluptueuse. En effet la vie voluptueuse consiste en deux choses. Dans l'abondance des biens extérieurs, soit les richesses, soit les honneurs. De cela l'homme est détourné par la vertu, de façon à faire de ces biens un usage modéré ; mais par le don, d'une manière plus excellente, jusqu'à les mépriser totalement. D'où la première béatitude : « Bienheureux les pauvres en esprit » ; ce qui peut se rapporter soit au mépris des richesses, soit au mépris des honneurs par le moyen de l'humilité. — Mais la vie voluptueuse consiste aussi à suivre ses passions, celles de son appétit irascible, ou celles de son appétit concupiscible. La vertu nous retient de suivre les passions de l'irascible, en nous empêchant, selon la règle de la raison, de nous laisser déborder par elles. Le don y parvient d'une manière plus excellente en rendant l'homme, conformément à la volonté divine, tout à fait tranquille à l'égard de ces passions. D'où la deuxième béatitude : « Bienheureux les doux. » La vertu nous retient de suivre les passions du concupiscible en les utilisant avec mesure. Mais le don, en les rejetant totalement si c'est nécessaire ; qui plus est, en faisant, si c'est nécessaire, qu'on accepte volontairement l'affliction. D'où la troisième béatitude : « Bienheureux ceux qui pleurent. »
Quant à la vie active, elle consiste principalement dans les services que nous rendons au prochain, soit au titre d'une dette, soit au titre d'un bienfait spontané. — Pour le premier point, la vertu nous dispose à ne pas refuser de rendre au prochain ce que nous lui devons, ce qui ressortit à la justice. Mais le don nous induit à le faire avec plus de sentiment pour que nous accomplissions les œuvres de la justice avec un désir fervent, comme celui qui a faim et qui a soif aspire ardemment à manger et à boire. D'où la quatrième béatitude : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice. » — En ce qui concerne les dons spontanés, la vertu parfaite nous fait donner à ceux à qui la raison nous prescrit de donner, les amis par exemple et les autres personnes qui nous sont unies, ce qui ressortit à la vertu de libéralité. Mais le don du Saint-Esprit, à cause de la révérence qu'il nous inspire envers Dieu, ne regarde que la nécessité chez ceux à qui il procure des bienfaits tout gratuits. D'où cette parole en S. Luc (Luc 14:12) : « Quand tu offres à dîner ou à souper, n'invite pas tes amis ou tes frères... mais invite des pauvres, des estropiés, etc. », ce qui est le propre de la miséricorde. Voilà pourquoi on trouve, comme cinquième béatitude : « Bienheureux les miséricordieux. »
Quant à ce qui se rapporte à la vie contemplative, ou bien c'est la béatitude finale elle-même, ou bien c'en est le commencement; et c'est pourquoi on ne le met pas dans les béatitudes à titre de mérite, mais à titre de récompense. Mais on propose comme des mérites les effets de la vie active, par lesquels on se dispose à la vie contemplative. — Or, l'effet de la vie active, quant aux vertus et aux dons par lesquels l'homme est perfectionné en lui-même, c'est la pureté du cœur, qui fait que l'âme en nous n'est plus souillée par les passions. D'où la sixième béatitude : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur. » — Quant aux vertus et aux dons par lesquels on est rendu parfait à l'égard du prochain, l'effet de la vie active est la paix selon Isaïe (Ésaïe 32.17) : « L'œuvre de la justice, c'est la paix. » Et c'est pourquoi l'on donne comme septième béatitude : « Bienheureux les pacifiques. »
Solutions
1. L'activité des dons qui ont rapport à la vie active est exprimée dans les mérites mêmes, mais l'activité des dons qui ont rapport à la vie contemplative est exprimée dans les récompenses pour la raison qu'on vient de dire. Voir Dieu correspond en effet au don d'intelligence, et se conformer à Dieu par une filiation adoptive appartient au don de sagesse.
2. Dans la vie active, la connaissance n'est pas recherchée pour elle-même mais pour l'action, au dire même du Philosophe. Et c'est pourquoi, puisque la béatitude implique quelque chose d'ultime, on ne compte pas parmi les béatitudes les actes des dons qui dirigent la vie active, du moins les actes qu'ils émettent eux-mêmes, comme délibérer est l'acte du conseil et juger est l'acte de la science ; mais, en fait de béatitudes, on attribue plutôt à ces dons les actes qu'ils dirigent; ainsi on attribue les larmes au don de science, et la miséricorde au don de conseil.
3. Dans l'attribution des béatitudes aux dons, on peut considérer deux points. Le premier est la conformité de la matière. À ce point de vue, les cinq premières béatitudes peuvent toutes être attribuées à la science et au conseil, comme aux dons qui dirigent. Mais elles se répartissent entre les dons qui exécutent, c'est-à-dire que la faim et la soif de justice, et aussi la miséricorde, se rapportent à la piété, qui a en effet pour fonction de parfaire l'homme dans les actes envers autrui ; tandis que la douceur se rattache à la force, S. Ambroise dit : « C'est à la force de vaincre la colère et de retenir l'indignation » ; en effet, la force concerne les passions de l'irascible, mais la pauvreté et les larmes se rattachent au don de crainte, puisque c'est par lui que l'on s'éloigne des cupidités et des délectations du monde. — Sous un autre aspect, nous pouvons dans ces béatitudes considérer les motifs qui les inspirent ; alors certains d'entre eux obligent à une autre attribution. En effet, ce qui meut surtout la mansuétude, c'est la révérence envers Dieu, qui se rattache au don de piété. Ce qui porte aux larmes, c'est principalement la science, par laquelle l'homme connaît ses propres défauts et ceux des choses de ce monde, selon le mot de l'Ecclésiaste (Ecclésiaste 1.18) : « Qui ajoute de la science ajoute aussi de la douleur. » C'est surtout la force de l'âme qui pousse à avoir faim des œuvres de la justice. C'est surtout le conseil de Dieu qui pousse à la pitié, selon la parole de Daniel (Daniel 4.24) : « Que mon conseil plaise au roi : Rachète tes péchés par des aumônes, et tes iniquités par les miséricordes que tu fais aux pauvres. » C'est ce mode d'attribution que suit S. Augustin dans son livre commentant le Sermon du Seigneur sur la montagne.
4. Il est nécessaire que toutes les béatitudes énoncées dans la Sainte Écriture se ramènent à celles-ci, soit quant aux mérites, soit quant aux récompenses, puisqu'il est nécessaire que toutes se rapportent de quelque façon ou à la vie active ou à la vie contemplative. C'est pourquoi, dire « Bienheureux l'homme que le Seigneur corrige » appartient à la béatitude des larmes. « Bienheureux l'homme qui n'est pas allé au conseil des impies », appartient à la pureté de cœur. Mais quand on dit « Bienheureux l'homme qui a trouvé la sagesse », c'est la récompense de la septième béatitude. Et il en est évidemment de même pour tous les autres textes qu'on peut apporter.
5. En sens contraire, la huitième béatitude est une confirmation et une explication de toutes celles qui précèdent. Car, du fait qu'un homme est confirmé dans la pauvreté d'esprit, dans la douceur et dans toute la suite des béatitudes, il en résulte qu'aucune persécution ne l'éloigne de ces biens. Aussi la huitième béatitude se rapporte-t-elle d'une certaine manière aux sept précédentes.
6. D'après le récit de S. Luc, le sermon du Seigneur a été adressé aux foules. C'est pourquoi les béatitudes y sont énumérées selon la capacité des foules, qui ne connaissent que la béatitude voluptueuse, temporelle et terrestre. Aussi le Seigneur se borne à exclure par quatre béatitudes les quatre choses qui semblent appartenir à cette béatitude-là. La première est l'abondance des biens extérieurs ; il l'exclut en disant : « Bienheureux les pauvres. » La deuxième est le bien-être du corps dans la nourriture, la boisson etc., il l'exclut par cette deuxième parole : « Bienheureux vous qui avez faim. » La troisième est le bien-être quant à la joie du cœur ; il l'exclut en troisième lieu par ces mots : « Bienheureux vous qui pleurez maintenant. » La quatrième est la faveur publique : il l'exclut en quatrième lieu par les mots : « Bienheureux serez-vous quand les hommes vous haïront. » Et, comme dit S. Ambroise : « La pauvreté se rattache à la tempérance, qui ne cherche pas les biens trompeurs ; la faim se rattache à la justice, parce que celui qui a faim est compatissant et, compatissant, se montre généreux ; les larmes se rapportent à la prudence, à qui il appartient de pleurer ce qui est périssable ; souffrir la haine des hommes appartient à la force. »
Objections
1. Il semble que les récompenses des béatitudes soient énumérées de façon malheureuse. Car le Royaume des cieux, qui est la vie éternelle, contient tous les biens. Après l'avoir proposé, il ne fallait pas proposer d'autres récompenses.
2. Le royaume des cieux est placé comme récompense et dans la première béatitude et dans la huitième. On devait donc au même titre le mettre dans toutes.
3. Dans les béatitudes on suit, dit S. Augustin, une marche ascendante. Dans les récompenses au contraire la marche parait être descendante, car la possession de la terre est inférieure au royaume des cieux. Il n'y a donc pas là un bon catalogue des récompenses.
En sens contraire, il y a l'autorité du Seigneur lui-même qui les propose de cette manière.
Réponse
Ces récompenses sont désignées de la manière la plus appropriée si l'on considère la condition des béatitudes d'après les trois espèces de béatitude que nous venons de cataloguer.
En effet, les trois premières béatitudes se caractérisent par l'éloignement de ce qui procure la béatitude voluptueuse. L'homme désire cette béatitude en cherchant ce qui est l'objet naturel du désir non là où il doit le chercher, c'est-à-dire en Dieu, mais dans les réalités temporelles et périssables. Et c'est pourquoi les récompenses des trois premières béatitudes sont caractérisées d'après ces biens mêmes que certains vont chercher dans la béatitude terrestre. Effectivement, dans les biens extérieurs, les richesses et les honneurs, les hommes recherchent une certaine excellence et une certaine abondance ; or, le royaume des cieux implique l'une et l'autre puisqu'il procure l'excellence et l'abondance des biens en Dieu. C'est pourquoi le Seigneur a promis à ceux qui sont pauvres en esprit le royaume des cieux. Ce que cherchent au moyen de procès et de guerres les hommes féroces et sans douceur, c'est d'acquérir pour eux-mêmes la sécurité en détruisant leurs ennemis. Aussi le Seigneur a-t-il promis aux doux la possession sûre et tranquille de cette terre des vivants qui symbolise la solidité des biens éternels. Ce que cherchent les hommes dans les désirs et dans les plaisirs du monde, c'est d'avoir de la consolation contre les peines de la vie présente. Et c'est pourquoi le Seigneur a promis la consolation à ceux qui pleurent.
Après quoi deux autres béatitudes se rapportent aux œuvres de la béatitude active. Ce sont celles des vertus qui ordonnent l'homme à son prochain. De ces œuvres certains sont détournés par un amour désordonné de leur bien propre. Aussi le Seigneur attribue-t-il comme récompenses à ces béatitudes les choses mêmes à cause desquelles les hommes s'éloignent des bonnes œuvres. Il y en a, en effet, qui s'éloignent des œuvres de justice, ne rendant pas ce qu'ils doivent, mais plutôt volant ce qui ne leur appartient pas, afin de se rassasier de biens temporels. Voilà pourquoi, à ceux qui sont affamés de justice, le Seigneur a promis un rassasiement. Il y en a encore qui s'éloignent des œuvres de miséricorde pour ne pas se mêler des misères d'autrui. Voilà pourquoi, aux miséricordieux le Seigneur a promis une miséricorde qui puisse les délivrer de toute misère.
Quant aux deux dernières béatitudes, elles se rapportent à la félicité ou béatitude de la contemplation. Aussi les récompenses y sont-elles accordées en conformité avec les dispositions qu'on trouve dans le mérite. Car la pureté de l'œil consiste à voir clair ; aussi les cœurs purs reçoivent-ils la promesse de la vision de Dieu. Quant au fait d'établir la paix ou en soi-même ou entre les autres, il manifeste que l'on est imitateur de Dieu, le Dieu d'unité et de paix. Aussi le pacifique reçoit-il en récompense la gloire de cette filiation divine qui consiste en la parfaite union à Dieu par une sagesse consommée.
Solutions
1. Comme dit S. Jean Chrysostome, toutes ces récompenses ne sont en réalité qu'une seule chose : la vie éternelle, que l'intelligence humaine ne saisit pas. C'est pourquoi il a fallu les lui décrire par les différents biens qui nous sont connus, en ayant soin de les mettre en harmonie avec les mérites auxquels les récompenses sont attachées.
2. Comme la huitième béatitude est une sorte de confirmation de toutes les béatitudes, les récompenses de toutes les béatitudes lui sont dues. Voilà pourquoi on revient au début pour faire comprendre que lui sont attribuées logiquement toutes les récompenses. — Ou encore, selon S. Ambroise, le royaume des cieux est promis aux pauvres en esprit quant à la gloire de l'âme, mais à ceux qui souffrent persécution dans leur corps, le royaume est promis quant à la gloire du corps.
3. Les récompenses aussi s'enchaînent selon une progression. Car posséder la terre du royaume des cieux est plus que d'avoir simplement le royaume ; il y a beaucoup de choses en effet que nous avons sans les posséder fermement et pacifiquement. De même être consolé dans le royaume, c'est plus que d'avoir et de posséder ; il y a en effet bien des choses que nous possédons dans la douleur. De même, être rassasié est plus que d'être simplement consolé, car le rassasiement implique l'abondance de la consolation. Quant à la miséricorde, elle dépasse le rassasiement, elle signifie qu'on reçoit plus qu'on ne mérite, plus même qu'on ne pouvait désirer. Mais c'est encore une plus grande chose de voir Dieu, de même que celui-là est plus grand qui est admis non seulement à manger à la cour du roi, mais aussi à le voir face à face. Toutefois, la souveraine dignité dans la maison du roi, c'est au fils du roi qu'elle appartient.