- Tous les péchés et les vices sont-ils connexes ?
- Tous sont-ils égaux ?
- Leur gravité est-elle évaluée selon leurs objets ?
- Selon la dignité des vertus auxquelles ils s'opposent ?
- Les péchés de la chair sont-ils plus graves que ceux de l'esprit ?
- La gravité des péchés est-elle évaluée selon leur cause ?
- Selon les circonstances ?
- Selon l'importance de leur nocivité ?
- Selon la condition de la personne contre qui l'on pèche ?
- Le péché est-il aggravé par la haute situation du pécheur ?
Objections
1. S. Jacques (Jacques 2.10) semble le dire : « Quiconque aura observé toute la loi, s'il vient à pécher contre un seul commandement, devient coupable sur tous les points. » Être coupable sur tous les préceptes de la loi, c'est avoir tous les péchés; car, dit S. Ambroise : « Le péché est une transgression de la loi divine et une désobéissance aux commandements du ciel. » Quiconque par conséquent tombe en un seul péché est sujet à tous les autres.
2. Tout péché exclut la vertu contraire. Mais celui qui manque d'une seule vertu n'a pas les autres, d'après ce que nous savons de leur connexion. Donc celui qui commet un seul péché est dépouillé de toutes les vertus. Mais n'avoir pas une vertu c'est avoir le vice contraire. Donc avoir un seul péché c'est les avoir tous.
3. Il a été établi précédemment que toutes les vertus sont connexes lorsqu'elles ont en commun un même principe. Mais les péchés aussi ont en commun un même principe. Car, de même que l'amour de Dieu qui édifie la cité de Dieu est le principe et la racine de toutes les vertus, de même l'amour de soi qui édifie la cité de Babylone est la racine de tous les péchés, comme le montre S. Augustin dans la Cité de Dieu. Donc tous les vices et péchés, eux aussi, sont connexes, à tel point qu'en avoir un, c'est les avoir tous.
En sens contraire, certains vices sont contraires entre eux, comme le montre Aristote. Or il est impossible que des contraires existent ensemble dans le même sujet. Il est donc impossible que tous les vices et les péchés soient en connexion.
Réponse
L'intention de celui qui agit par vertu cherche à suivre la raison tout autrement que l'intention du pécheur ne tend à s'en écarter. Car tout homme qui agit par vertu a l'intention de suivre la règle de raison, et c'est pourquoi l'intention de toutes les vertus tend à la même fin. Aussi toutes les vertus sont-elles connexes entre elles dans la droite règle de l'action qui est la prudence, nous l'avons dit. Mais chez le pécheur, l'intention n'est pas de s'écarter de ce qui est raisonnable, elle est plutôt de tendre à un bien désirable, et c'est ce bien qui la caractérise spécifiquement. Or ces biens vers lesquels l'intention du pécheur se dirige en s'écartant de la raison, sont divers et sans aucune connexion entre eux ; bien plus, ils sont même parfois contraires les uns aux autres. Comme c'est de l'objet de leur attachement que les vices et les péchés reçoivent leur espèce, il est évident que cet élément qui achève de les caractériser spécifiquement ne leur donne aucune connexion entre eux. Commettre le péché ne consiste pas en effet à passer de la multitude à l'unité, comme c'est le cas pour les vertus lorsqu'elles sont connexes, mais plutôt à s'éloigner de l'unité vers la multiplicité.
Solutions
1. S. Jacques parle du péché non pas sous l'angle de la conversion par laquelle les péchés se distinguent, nous l'avons dit ; il en parle sous l'angle de l'aversion, en tant que l'homme en péchant s'éloigne du précepte de la loi. Or tous les commandements de la loi n'ont qu'un seul et même auteur, comme il le dit lui-même à cet endroit, et c'est le même Dieu que l'on méprise en tout péché. Par là aussi il est permis de dire que « celui qui pèche sur un point devient coupable de tous », puisque, en commettant un seul péché, il encourt la dette de peine du fait qu'il méprise Dieu, mépris qui engendre la culpabilité de tout péché.
2. Comme nous l'avons déjà dit, tout acte de péché ne détruit pas la vertu contraire : le péché véniel ne détruit aucune vertu. Le péché mortel détruit la vertu infuse parce qu'il détourne de Dieu. Mais un seul acte, même de péché mortel, ne détruit pas l'habitus de la vertu acquise. Seulement, si les actes se multiplient au point d'engendrer un habitus contraire, l'habitus de la vertu acquise est éliminé. Avec lui est éliminée aussi la prudence, car lorsqu'un homme agit contre une vertu quelconque, il agit contre la prudence, puisque sans celle-ci aucune vertu morale ne peut exister, nous l'avons vu. Avec la prudence sont exclues par conséquent toutes les autres vertus morales, du moins quant à cette existence parfaite et formelle de vertu qu'elles possèdent en participant de la prudence. Il reste cependant des inclinations aux actes vertueux, lesquelles n'ont pas formellement raison de vertu. — Mais il ne s'ensuit pas que l'on encoure tous les vices ni tous les péchés. D'abord, parce qu'à une vertu s'opposent plusieurs vices, de sorte que la vertu puisse être éliminée par un seul d'entre eux, même si un autre n'est pas là. Ensuite, parce que le péché s'oppose directement à l'inclination de la vertu vers son acte, nous l'avons dit. On ne peut donc pas affirmer, tant qu'il reste quelques inclinations vertueuses, que l'homme ait les vices ou les péchés contraires.
3. L'amour de Dieu rassemble les affections humaines en les ramenant du multiple à l'un, et c'est pour cela que les vertus causées par l'amour de Dieu sont en connexion les unes avec les autres. Mais l'amour de soi disperse les affections humaines dans la diversité, car, en s'aimant lui-même, l'homme recherche pour lui les biens de ce monde, qui sont variés et divers ; c'est pourquoi les vices et les péchés que cause l'amour de soi ne sont pas connexes.
Objections
1. Il semble que oui. Car pécher, c'est faire ce qui n'est pas permis. Mais cette désobéissance est reprochée à tous de la même manière, donc de même les péchés. Par conséquent l'un n'est pas plus grave que l'autre.
2. Tout péché consiste à transgresser la règle de la raison qui joue auprès des actes humains le rôle d'un instrument de règle linéaire dans le domaine corporel. Pécher c'est donc en quelque sorte déborder un tracé. Mais qu'on s'éloigne beaucoup du tracé ou qu'on en reste assez près, c'est toujours pareil : dans les privations il n'y a pas de plus et de moins. Donc tous les péchés sont égaux.
3. Les péchés s'opposent aux vertus. Mais toutes les vertus sont égales, dit Cicéron. Donc tous les péchés sont égaux.
En sens contraire, le Seigneur dit à Pilate (Jean 19.11) : « Celui qui m'a livré à toi se charge d'un plus grand péché. » Et il est bien évident pourtant que Pilate a péché. Donc un péché est plus grand qu'un autre.
Réponse
Ce sont les stoïciens et Cicéron à leur suite qui ont estimé toutes les fautes égales. De là dérive aussi l'erreur de certains hérétiques qui, admettant l'égalité de tous les péchés, admettent de même l'égalité de toutes les peines de l'enfer. Autant qu'on peut s'en rendre compte par ce que dit Cicéron, ce qui conduisait les stoïciens à cette opinion, c'est qu'ils ne considéraient dans la faute que la privation, c'est-à-dire l'éloignement de ce qui est raisonnable ; aussi, jugeant absolument qu'aucune privation ne saurait avoir de plus ou de moins, ils ont soutenu que tous les péchés sont égaux.
Mais si l'on réfléchit bien, on trouvera qu'il y a deux sortes de privations. Il y a la privation pure et simple qui consiste pour ainsi dire dans un état de complète destruction. C'est ainsi que la mort est la privation de la vie, et les ténèbres la privation de la lumière. De telles privations ne supportent pas le plus et le moins, puisqu'il ne reste rien de l'état opposé. On n'est pas moins mort le premier, le troisième ou le quatrième jour, qu'on ne l'est au bout d'un an quand le cadavre est décomposé. Pareillement, une maison n'est pas plus obscure lorsque vous en avez bouché la fenêtre avec plusieurs tentures que si vous l'avez fait avec une seule qui intercepte déjà totalement la lumière.
À côté de cela, il y a une autre sorte de privation. Ce n'est plus la privation pure et simple. Elle retient quelque chose de l'état opposé, si bien qu'elle est un acheminement vers la destruction plutôt qu'un état de destruction complète. Tel est le cas de la maladie qui fait perdre le bon équilibre des humeurs, de manière pourtant qu'il en reste quelque chose, sans quoi l'animal ne serait plus en vie. Tel est pareillement le cas de la laideur et des états analogues. Or, de telles privations, par ce qui reste de la disposition qu'elles détruisent, sont susceptibles de plus et de moins. Il importe beaucoup en effet à la maladie ou à la laideur de s'écarter plus ou moins du bon équilibre des humeurs et de la juste proportion des membres. Et il faut dire la même chose des vices et des péchés. Car s'ils font perdre le bon équilibre de la raison, ce n'est pas au point d'abolir entièrement l'ordre de la raison. Autrement, si le mal était intégral, il se détruirait lui-même, comme il est dit au livre IV des Éthiques ; en effet il ne pourrait rien subsister de la substance d'un acte ni des affections de celui qui agit s'il ne gardait rien de l'ordre conforme à la raison. Et c'est pourquoi il importe beaucoup à la gravité du péché qu'on s'éloigne plus ou moins de la rectitude raisonnable. Et ainsi faut-il dire que tous les péchés ne sont pas égaux.
Solutions
1. S'il n'est pas permis de commettre les péchés, c'est à cause du désordre qu'ils comportent. Donc ceux qui contiennent un plus grand désordre sont plus illicites que les autres, et par conséquent plus graves.
2. On raisonne là à propos du péché comme s'il s'agissait d'une privation pure et simple.
3. Les vertus sont proportionnellement égales chez un seul et même individu. Et pourtant, l'une en précède une autre en dignité, selon son espèce. En outre, dans la même espèce de vertu, un individu est plus vertueux qu'un autre, nous l'avons déjà dit. Cependant, même si les vertus étaient égales, il ne s'ensuivrait pas que les vices fussent égaux, car il y a connexion entre les vertus, mais non entre les vices et les péchés.
Objections
1. Il semble que non. Car la gravité du péché ressortit à son mode ou à sa qualité ; mais l'objet est la matière du péché lui-même. Donc la gravité des péchés ne varie pas selon divers objets.
2. La gravité du péché, c'est l'intensité de sa malice. Or, le péché n'a pas raison de malice sous l'angle de la conversion à son propre objet, qui est un bien désirable, mais plutôt sous l'angle de l'aversion. Donc la gravité du péché ne varie pas selon ses objets.
3. Ayant des objets divers, les péchés sont de genres divers. Mais lorsque les choses sont ainsi de divers genres, elles ne sont plus comparables, comme le prouve Aristote. Ce ne sont donc pas les objets qui permettent de comparer la gravité d'un péché à celle d'un autre.
En sens contraire, les péchés sont spécifiés par leurs objets, on l'a montré. Mais de deux péchés l'un est plus grave que l'autre par son espèce ; ainsi l'homicide est plus grave que le vol. Donc la gravité des péchés diffère selon les objets.
Réponse
D'après ce que nous avons vu plus haut, la différence de gravité se présente pour les péchés comme pour les maladies. De même que le bien de la santé consiste dans un certain équilibre des humeurs en rapport avec la nature de l'animal, de même le bien de la vertu consiste dans un certain équilibre de l'acte humain en harmonie avec la règle de la raison. Or il est évident qu'une maladie est d'autant plus grave que le bon équilibre est rompu à l'égard d'un principe plus fondamental ; ainsi, une maladie du cœur, principe de la vie, ou de la région du cœur, est la plus dangereuse. Il faut donc qu'un péché soit d'autant plus grave qu'il porte le désordre sur un principe de plus grande importance dans le gouvernement de la raison. Mais en matière d'action, la raison gouverne tout d'après la fin. Voilà pourquoi le péché est d'autant plus grave qu'il provient, dans les actes humains, d'une fin plus élevée.
Or nous avons vu que les objets des actes sont leurs fins. C'est ce qui fait qu'à la diversité des objets correspond celle de la gravité des péchés. Ainsi est-il évident que les réalités extérieures sont ordonnées à l'homme comme à leur fin ; et l'homme à son tour est ordonné à Dieu comme à la sienne. C'est pourquoi le péché qui s'attaque à la substance même de l'homme, par exemple l'homicide, est plus grave que celui qui s'attaque aux biens extérieurs, comme le vol ; et plus grave encore est le péché qui est commis immédiatement contre Dieu, comme l'infidélité, le blasphème, etc. Enfin dans chacune de ces catégories un péché est plus ou moins grave selon qu'il porte sur un point plus ou moins fondamental. Et puisque les péchés sont déterminés spécifiquement par leurs objets, la différence de gravité qui résulte de ces objets est vraiment première et principale, comme consécutive à l'espèce même.
Solutions
1. Sans doute l'objet est la matière à laquelle se termine l'acte. Cependant il a raison de fin en tant que l'intention de l'agent porte sur lui, nous l'avons dit récemment. Or nous avons montré que la forme d'un acte moral dépend de sa fin.
2. La conversion illégitime à un bien périssable engendre l'aversion du bien impérissable, en laquelle s'accomplit la raison de mal. C'est pourquoi il faut que la diversité des choses auxquelles on s'attache entraîne une gravité différente dans la malice du péché.
3. Il y a un ordre entre tous les objets des actes humains. Ainsi tous les actes humains se rejoignent d'une certaine façon en un seul genre par leur ordination à la fin ultime. C'est pourquoi rien n'empêche que tous les péchés soient comparables.
Objections
1. Il semble que non, car alors à la vertu la plus haute s'opposerait le péché le plus grave. Or c'est le contraire qui est vrai, semble-t-il. Selon les Proverbes (Proverbes 15.5 Vg), c'est quand la justice abonde que la vertu a son maximum. Mais le Seigneur affirme en S. Matthieu (Matthieu 5.20) que, lorsque la justice abonde, elle arrête la colère, péché bien moindre que l'homicide, qu'une plus faible justice suffit à empêcher. Donc le plus petit péché s'oppose à la plus grande vertu.
2. Il est dit au livre II des Éthiques que la vertu a pour matière un bien difficile. D'après cela il semble qu'une vertu plus grande doive avoir pour matière une chose plus difficile. Mais pour le péché c'est l'inverse : le péché est d'autant moins grave que la chose offre plus de difficulté. Donc à une vertu plus grande s'oppose un moindre péché.
3. La charité est une plus grande vertu que la foi et l'espérance, d'après S. Paul (1 Corinthiens 13:13). Pourtant la haine qui s'oppose à la charité n'est pas un péché aussi grave que l'infidélité ou le désespoir, qui s'opposent à la foi et à l'espérance. Donc à une plus grande vertu s'oppose un péché moindre.
En sens contraire, le Philosophe déclare que « le meilleur a pour contraire le pire ». Or en morale ce qu'il y a de meilleur, c'est la plus grande vertu, et ce qu'il y a de pire, c'est le péché le plus grave. Donc le péché le plus grave s'oppose à la plus grande vertu.
Réponse
Un péché s'oppose à la vertu de deux façons. L'opposition fondamentale et directe est celle où le péché et la vertu ont le même objet, car alors ce sont vraiment deux contraires au même point de vue. Et de cette façon il faut qu'à une vertu plus grande s'oppose un péché plus grave. C'est en effet l'objet qui donne plus de gravité à la faute, comme il donne plus de dignité à la vertu, car dans un cas comme dans l'autre il détermine l'espèce, nous l'avons montré Il. Il faut par suite que le plus grand péché soit directement à l'opposé de la plus grande vertu, comme les deux extrêmes du même genre. — L'autre sorte d'opposition entre la vertu et le péché est fondée sur la répression de celui-ci par le développement de celle-là. Car plus une vertu grandit, plus elle éloigne l'homme du péché contraire, au point qu'elle met obstacle non seulement au péché lui-même mais encore à tout ce qui peut y conduire. Et ainsi il est évident que plus une vertu grandit, plus elle empêche jusqu'aux moindres péchés, de même que plus une santé s'améliore, plus elle élimine jusqu'aux moindres malaises. De cette manière-là, il est vrai qu'à une plus grande vertu s'oppose un moindre péché sous l'angle de l'effet.
Solutions
1. Cet argument se fonde sur la seconde sorte d'opposition, celle qui se fait par répression du péché car c'est en ce sens qu'une justice abondante arrête jusqu'à de menues fautes.
2. Si une vertu est plus grande parce qu'elle vise à un bien plus difficile, elle a directement pour contraire le péché qui vise à un mal plus difficile. Dans les deux cas on trouve une certaine supériorité, du fait que la volonté s'y révèle plus fortement engagée dans le bien ou dans le mal, par cela même que la difficulté ne l'a pas abattue.
3. La charité n'est pas un amour quelconque, mais l'amour de Dieu. Aussi ce qui s'oppose directement à la charité, ce n'est pas une haine quelconque, mais la haine de Dieu, laquelle est bien le plus grave de tous les péchés.
Objections
1. Il ne paraît pas qu'ils soient moins coupables. Les Proverbes disent (Proverbes 6.30-32) : « Ce n'est pas une grande faute de voler... Mais l'adultère, par la folie de son cœur, perdra son âme. » Pourtant le vol tient à l'avarice, péché de l'esprit, l'adultère à la luxure, péché de la chair. Donc les péchés de la chair sont plus coupables.
2. S. Augustin nous assure que le diable se réjouit surtout des péchés de luxure et d'idolâtrie. Mais il se réjouit davantage des fautes les plus grandes. Comme la luxure est un péché charnel, il semble donc que ces péchés sont parmi les fautes les plus grandes.
3. Le Philosophe prouve qu'il « est plus honteux de ne pouvoir contenir sa convoitise que de ne pouvoir contenir sa colère ». Or, selon S. Grégoire, la colère est un péché spirituel, tandis que la convoitise ressortit aux péchés charnels. Le péché de la chair est donc plus grave que celui de l'esprit.
En sens contraire, S. Grégoire affirme a que les péchés de la chair sont moins coupables et plus infamants que ceux de l'esprit.
Réponse
Les péchés spirituels sont plus coupables que les péchés charnels. Ce qui ne veut pas dire que n'importe lequel des premiers soit plus coupable que n'importe lequel des seconds, mais que, toutes choses égales d'ailleurs, si l'on considère uniquement cette différence de l'esprit et de la chair, les péchés de l'esprit sont plus graves. Trois raisons à cela.
— 1. À cause du sujet du péché. Les péchés spirituels relèvent de l'esprit, par lequel on se tourne vers Dieu, par lequel aussi on se détourne de lui. Au contraire, les péchés charnels se consomment dans les plaisirs de l'appétit sensible, auquel il appartient surtout de s'attacher aux biens corporels. C'est pourquoi le péché charnel en tant que tel présente plus de conversion, et à cause de cela aussi, plus d'attachement aux choses ; mais le péché spirituel comporte plus de cette aversion d'où procède la raison de faute, et c'est pourquoi le péché spirituel comme tel est une faute plus grande.
— 2. À cause de celui contre qui l'on pèche. Car le péché de la chair en tant que tel offense le corps, lequel n'est pas à aimer dans l'ordre de la charité autant que Dieu et le prochain, qui sont offensés par les péchés de l'esprit. C'est pourquoi ceux-ci comme tels sont plus coupables.
— 3. À cause du motif. Plus l'homme est fortement poussé à pécher, moins il pèche gravement, nous le verrons tout à l'heure. Or, les péchés de la chair comportent une impulsion plus forte, cette convoitise qui nous est innée. Et c'est pourquoi les péchés de l'esprit, comme tels, sont plus coupables.
Solutions
1. L'adultère n'est pas seulement un péché de luxure, il est aussi un péché d'injustice. Et par là il peut être rattaché à l'avarice. Comme dit la Glose : « Tout fornicateur est ou impur ou avare. » Et alors l'adultère est plus grave que le vol, dans la mesure où l'on aime son épouse plus que ses richesses.
2. Si, dit-on, le diable se réjouit extrêmement de la luxure, c'est que dans ce péché l'attachement est extrême, et qu'il est difficile à l'homme de s'y arracher ; car « l'appétit de jouir », dit le Philosophe, « est insatiable ».
3. Comme dit le Philosophe « Il est plus honteux de ne pouvoir retenir sa concupiscence que de ne pouvoir retenir sa colère », parce que celle-ci participe moins de la raison. Et c'est pour cela qu'il dit aussi que les péchés d'intempérance sont les plus exécrables, parce qu'ils ont pour objet les plaisirs qui nous sont communs avec les bêtes, et que de tels péchés font de l'homme une brute. De là vient aussi l'affirmation de S. Grégoire, que ces fautes sont plus infamantes.
Objections
1. Il ne paraît pas que la gravité soit en proportion de la cause. Plus la cause est forte plus elle pousse violemment au péché, et plus il est difficile d'y résister. Mais si la résistance est plus difficile, le péché en est diminué ; en effet, c'est une marque de faiblesse chez le pécheur de ne pouvoir facilement résister au péché ; or le péché de faiblesse est jugé plus léger. Le péché ne tire donc pas sa gravité de sa cause.
2. La convoitise est une cause générale de péché. D'où (sur Romains 7.7 : « J'avais ignoré la convoitise... »), ce commentaire de la Glose : « La loi est bonne puisqu'en prohibant la convoitise, elle prohibe tout mal. » Mais la faute est d'autant moindre que l'on a été vaincu par une convoitise plus forte. La gravité du péché est donc diminuée par la grandeur de la cause.
3. De même que la rectitude de la raison est cause de l'acte vertueux, de même, semble-t-il, la défaillance de la raison est cause du péché. Or, plus cette défaillance est grande, moindre est le péché, tellement que celui qui est privé de l'usage de la raison est tout à fait excusé, et que celui qui pèche par ignorance pèche plus légèrement. La gravité de la faute n'est donc pas accrue par la grandeur de la cause.
En sens contraire, multiplier la cause c'est multiplier l'effet. Donc si un péché a une cause plus grande, il sera plus grave.
Réponse
Dans le péché, comme en tout autre genre de chose, il peut y avoir une double cause.
D'abord la cause essentielle et propre, qui n'est autre ici que la volonté même de pécher, car cette volonté est à l'acte du péché comme l'arbre à son fruit, dit la Glose (sur Matthieu 7.18 : « Un bon arbre ne peut produire de mauvais fruits. ») Cette sorte de cause, plus elle se sera développée, plus la faute sera grave, car un homme pèche d'autant plus gravement qu'il aura déployé plus de volonté à mal faire.
À côté de cela, il y aura d'autre causes, en quelque sorte extrinsèques et éloignées, qui inclinent la volonté à pécher. Entre elles il faut faire une distinction. Les unes induisent la volonté à pécher dans le sens même de sa nature : la fin par exemple, objet propre de la volonté. Et avec une telle cause la faute se trouve accrue, car on pèche plus gravement lorsque la volonté se propose intensément une fin plus mauvaise. Il y a d'autres causes, au contraire, qui inclinent la volonté à pécher en dehors de sa nature et de son ordre propres, alors qu'il lui est naturel de se mouvoir d'elle-même en toute liberté selon le jugement de la raison. Ce sont les causes qui diminuent le jugement de la raison, comme l'ignorance, ou celles qui diminuent le libre mouvement de la volonté, comme l'infirmité, la violence, la crainte, etc. De telles causes diminuent le péché comme elles diminuent le volontaire, tellement que si l'acte devient tout à fait involontaire, il n'a plus raison de péché.
Solutions
1. Cette objection procède de la cause efficiente extrinsèque, qui diminue le volontaire ; l'accroissement de cette cause diminue le péché, on vient de le dire.
2. Si sous le nom de convoitise on comprend même le mouvement de la volonté, dans ce cas, là où règne une plus grande convoitise, il y a un plus grand péché. Mais si l'on appelle ainsi cette passion qui est le mouvement du concupiscible, alors une plus grande convoitise, devançant le jugement de la raison et le mouvement de la volonté, diminue la faute ; parce que celui qui pèche sous l'aiguillon d'une plus grande convoitise succombe à une tentation plus grave, ce qui le rend moins responsable. Si, au contraire, cette convoitise suit le jugement de la raison et le mouvement de la volonté, alors on peut dire que là où elle est plus grande, la faute est plus grave ; parfois en effet le mouvement de convoitise surgit avec plus de force, du fait que la volonté tend vers son objet sans aucun frein.
3. Cet argument vaut pour la cause qui produit de l'involontaire ; et celle-là diminue le péché, on vient de le voir.
Objections
1. Il ne semble pas. Car le péché tire sa gravité de son espèce. Or l'espèce ne dépend nullement d'une circonstance, celle-ci n'étant qu'un accident. Donc la gravité du péché n'est pas envisagée à partir de la circonstance.
2. Ou la circonstance est mauvaise, ou elle ne l'est pas. Si elle est mauvaise, c'est elle-même qui détermine l'espèce du mal. Si elle n'est pas mauvaise, elle n'a pas de quoi augmenter le mal. Donc la circonstance n'augmente d'aucune manière la malice du péché.
3. La malice du péché dépend de l'aversion, tandis que les circonstances sont la conséquence de la conversion aux biens terrestres. Les circonstances n'augmentent donc pas la malice du péché.
En sens contraire, l'ignorance d'une circonstance diminue le péché ; car celui qui pèche par ignorance d'une circonstance mérite le pardon, assure le Philosophe. Donc la circonstance aggrave le péché.
Réponse
Chaque chose reçoit naturellement sa croissance du principe même qui la cause. Le Philosophe en fait la remarque à propos de l'habitus vertueux. Or il est évident que le péché a pour cause quelque circonstance défectueuse ; car s'éloigner de l'ordre raisonnable, c'est agir sans observer les circonstances voulues. Il est donc par là même évident que le péché est ainsi fait qu'une simple circonstance l'aggrave.
Mais cela peut se présenter de trois manières.
1° La circonstance change le genre du péché. Ainsi la fornication consiste à s'approcher d'une femme qui n'est pas à soi. Si l'on ajoute cette circonstance que c'est la femme d'un autre, alors on passe à un autre genre de péché, à une injustice, en tant qu'on usurpe le bien d'autrui. C'est ce qui rend l'adultère plus grave que la fornication.
2° Mais parfois la circonstance aggrave le péché non en le faisant pour ainsi dire changer de nature, mais en multipliant seulement sa raison de mal. Ainsi, lorsqu'un prodigue fait des largesses quand il ne le doit pas et à qui il ne le doit pas, il donne à son péché, dans le même genre, plus d'étendue que s'il se borne à faire ses largesses à qui il ne le doit pas. Et de ce fait la faute devient plus grave, comme une maladie devient plus grave lorsqu'elle infecte plus profondément l'organisme. D'où cette sentence de Cicéron « Il y a dans le parricide des péchés multiples car c'est porter atteinte à qui vous a engendré, nourri, instruit, à qui vous a fait une place dans l'existence, dans la famille et dans l'Etat. »
3° La circonstance aggrave le péché en ajoutant à la difformité morale provenant d'une autre circonstance. Ainsi prendre le bien d'autrui constitue le vol. S'il s'y ajoute cette circonstance de prendre en grande quantité le bien d'autrui, la faute sera plus grave, quoique le fait de prendre peu ou beaucoup ne signale pas de lui-même la raison de bien ou de mal.
Solutions
1. Nous avons vu qu'en morale l'espèce d'un acte dépend quelquefois d'une circonstance. Cependant, la circonstance qui n'est pas spécifique peut aggraver le péché. Parce que, comme la bonté d'une chose n'est pas appréciée uniquement d'après son espèce mais aussi d'après certains traits accidentels, de même la malice d'un acte n'est pas estimée seulement d'après l'espèce de l'acte, mais encore d'après les circonstances.
2. La circonstance peut aggraver la faute de deux façons. Elle le peut si elle est mauvaise, et il n'est même pas nécessaire pour cela qu'elle constitue une nouvelle espèce de péché ; il suffit, comme nous venons de le dire, qu'elle ajoute une nouvelle raison de malice dans la même espèce. Si la circonstance n'est pas mauvaise, elle peut quand même aggraver la faute en contribuant à la malice d'une autre circonstance.
3. La raison doit régler l'acte non seulement quant à l'objet, mais encore dans toutes les circonstances. Et c'est pourquoi l'aversion envers la règle de la raison révèle le caractère mauvais de n'importe quelle circonstance ; par exemple si l'on agit là où il ne faut pas, ou bien quand il ne faut pas. Cette aversion suffit à la raison de mal. Mais cette aversion entraîne la séparation d'avec Dieu, car c'est en suivant la droite raison que l'homme doit s'unir à lui.
Objections
1. Il ne semble pas. Car la nocivité produit un événement consécutif au péché. Mais l'événement qui vient après un acte n'ajoute ni à la bonté ni à la malice de l'acte, on l'a vu antérieurement.
2. C'est surtout dans les péchés contre le prochain qu'on trouve de la nocivité, car personne ne veut se nuire à soi-même, et personne ne peut nuire à Dieu, selon ce texte de Job (Job 35.6-8) : « Si tu multiplies tes iniquités, que feras-tu contre lui ? C'est à tes semblables que nuira ton impiété. » Donc, si la gravité était en proportion du dommage, il s'ensuivrait que le péché contre le prochain serait plus grave que le péché commis contre Dieu ou contre soi-même.
3. On nuit davantage à quelqu'un en le privant de la vie de la grâce, qu'en le privant de la vie de la nature ; parce que la vie de la grâce est meilleure que la vie naturelle, tellement qu'on doit mépriser celle-ci pour ne pas perdre celle-là. Mais l'homme qui incite une femme à la fornication lui fait perdre, autant qu'il est en lui, la vie de la grâce en la poussant au péché mortel. Donc, si la gravité était en proportion de la nocivité, la fornication simple serait plus grave que l'homicide ; ce qui et manifestement faux. Donc le péché n'est pas plus grave parce qu'il nuit davantage.
En sens contraire, S. Augustin dit ceci « Parce que le vice s'oppose à la nature, tout ce qui est retranché à l'intégrité de la nature est ajouté à la malice des vices. » Mais ce qui est retranché à l'intégrité de la nature, c'est ce qui lui nuit. Donc le péché est d'autant plus grave que sa nocivité est plus grande.
Réponse
Le dommage causé par le péché peut se rattacher à lui de trois façons : 1° Il est prévu et voulu, par exemple lorsque l'on agit avec le dessein de nuire, comme fait l'homicide ou le voleur: en ce cas la grandeur du dommage augmente directement la gravité de la faute puisqu'alors le dommage est par soi l'objet du péché. 2° Le dommage est prévu mais non voulu. C'est le cas de l'individu qui coupe à travers champs pour aller plus vite à ses débauches ; il nuit à ce qui est ensemencé dans les champs, sciemment, bien que sans dessein de nuire. Alors, la quantité du dommage aggrave aussi la faute, mais indirectement ; c'est-à-dire que la volonté fortement inclinée à pécher fait qu'on n'hésite pas à nuire à soi-même ou à d'autres ce qu'on ne voudrait pas de volonté absolue. 3° Le dommage n'a été ni prévu ni voulu. Si c'est par accident qu'il découle du péché, il ne l'aggrave pas directement. Néanmoins, pour sa négligence à envisager les conséquences nuisibles de ses actes, on impute au châtiment du responsable des méfaits qui arrivent sans qu'il l'ait fait exprès, si du moins il se livrait à une activité illicite. Si au contraire le dommage est par lui-même une suite du péché, bien qu'il ne soit ni prévu ni voulu, il aggrave directement la faute ; parce que tout ce qui est par soi une conséquence du péché ressortit d'une certaine manière à l'espèce même de ce péché. Par exemple, si un individu commet une fornication en public, c'est un scandale pour beaucoup, et il y a là un dommage qui, bien que l'auteur lui-même ne le veuille, ni peut-être ne le prévoie, aggrave directement sa faute.
Pourtant, il semble en être autrement lorsque le dommage a le caractère d'une peine encourue par le pécheur lui-même. Un dommage de cette sorte, si c'est par accident qu'il se rattache à l'acte du péché, et s'il n'est ni prévu ni voulu n'aggrave pas le péché et n'est pas une conséquence de son aggravation ; tel est le cas de celui qui heurte un obstacle et se blesse le pied en courant commettre un meurtre. Si au contraire ce genre de dommage est une conséquence essentielle de l'acte du péché, bien qu'il ne soit peut-être ni prévu ni voulu, son importance n'augmente pas la gravité de la faute ; mais inversement la gravité de la faute entraîne celle du dommage. C'est ainsi qu'un infidèle, qui n'a jamais entendu parler des peines de l'enfer, y sera puni plus sévèrement pour un homicide que pour un vol, et cela à cause même des fautes ; en effet, parce qu'il n'a ni voulu ni prévu le châtiment, son péché n'en est pas aggravé comme cela peut arriver chez le fidèle, qui semble pécher plus gravement du fait qu'il méprise de plus grands châtiments pour assouvir sa volonté de mal faire; au contraire, dans la supposition que nous faisons, c'est uniquement la gravité du péché qui cause celle du dommage.
Solutions
1. Comme on l'a déjà dit précédemment, lorsqu'il s'agissait de la bonté et de la malice des actes extérieurs, l'événement postérieur au péché ajoute à la bonté ou à la malice de l'acte s'il a été prévu et voulu.
2. Quoique le dommage aggrave le péché, il ne s'ensuit pas cependant qu'il soit seul à l'aggraver. Et même, si un péché est plus grave, on peut dire que c'est par lui-même, à cause du désordre qu'il renferme, comme nous l'avons dit dans les articles précédents. C'est pourquoi le dommage lui-même aggrave le péché dans la mesure où il rend l'acte plus désordonné. Il ne s'ensuit pas que, si le dommage a lieu surtout dans les péchés contre le prochain, ce soient là les fautes les plus graves ; car il y a un désordre beaucoup plus grave dans les péchés contre Dieu et même dans quelques-uns des péchés contre soi-même. — Cependant on peut dire ceci. Bien que personne ne puisse nuire à la substance même de Dieu, on peut cependant tenter de nuire à ce qui appartient à Dieu, en ruinant la foi par exemple, en violant les choses saintes ; ce sont là des péchés très graves. De même on peut sciemment et volontairement se faire du tort à soi-même : c'est le cas des suicidés, bien qu'ils rapportent cela à une fin qui est un bien apparent, comme de se délivrer d'une angoisse.
3. Cette objection n'est pas concluante pour deux raisons : 1° L'homicide veut directement le préjudice du prochain, tandis que le fornicateur qui séduit une femme ne cherche pas à nuire mais à trouver son plaisir. 2° L'homicide est par lui-même et de façon suffisante cause de la mort corporelle, tandis que nul ne peut être pour un autre cause de mort spirituelle par lui-même et de façon suffisante, car personne ne meurt spirituellement si ce n'est en péchant volontairement lui-même.
Objections
1. Il semble que le péché ne soit pas aggravé par la condition de la personne contre qui l'on pèche. Car s'il en était ainsi, le péché serait particulièrement aggravé d'être commis contre un homme juste et saint. Mais cela n'aggrave pas le péché, car l'homme vertueux est moins atteint par l'injustice, qu'il supporte d'une âme égale, que d'autres qui en outre souffrent intérieurement le scandale. Donc la condition de la personne contre qui l'on pèche n'aggrave pas le péché.
2. S'il en était ainsi, la proche parenté aggraverait le péché au maximum car, dit Cicéron : « Si c'est pécher une fois que de tuer son esclave, c'est pécher plusieurs fois que de tuer son père ». Et pourtant la proche parenté ne semble pas si aggravante ; en effet, on n'a rien de plus proche que soi-même ; or il est moins grave de se faire tort à soi-même que de nuire à autrui, moins grave par exemple d'abattre son propre cheval que celui d'un autre, dit le Philosophe. La proche parenté n'aggrave donc pas la faute.
3. Si la condition de celui qui commet le péché est une circonstance aggravante, c'est surtout en raison de la dignité de la personne en cause ou de sa science selon la Sagesse (Sagesse 6.7 Vg) : « Les puissants seront puissamment châtiés », et cette parole du Seigneur en S. Luc (Luc 12.47) : « Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître, ne l'aura pas accomplie, recevra un grand nombre de coups. » Donc, par une raison semblable, en ce qui concerne celui envers qui l'on pèche, la dignité ou la science de l'offensé devraient aggraver la faute. Mais il ne paraît pas plus grave d'être injuste envers quelqu'un qui est plus riche et plus puissant que de l'être envers un pauvre ; parce que « Dieu ne fait pas de différence entre les hommes » (Romains 2.11), et c'est à son jugement que doit être examinée la gravité du péché. Donc la condition de la personne offensée n'ajoute rien à la gravité de l'offense.
En sens contraire, la Sainte Écriture blâme spécialement le péché contre les serviteurs de Dieu (1 Rois 19.14) : « Ils ont détruit tes autels et tué tes prophètes par le glaive. » Elle blâme aussi très fort le péché contre les proches selon Michée (Michée 7.6) : « Le fils insulte son père, la fille se dresse contre sa mère. » Elle blâme également d'une manière spéciale le péché commis envers les personnes constituées en dignité : « Celui qui traite le roi d'apostat, et les chefs d'impies... » (Job 34.8). Donc la condition personnelle de l'offensé aggrave la faute.
Réponse
La personne envers laquelle est commis le péché, en est en quelque sorte l'objet. Or nous avons dit plus haut que c'est l'objet qui fait la gravité première de la faute. De là vient que le péché est d'autant plus grave qu'il a pour objet une fin plus essentielle. Les fins fondamentales des actes humains sont Dieu, l'homme lui-même et le prochain. Quoi que nous fassions en effet nous le faisons pour l'un de ces objets, encore qu'il y ait une subordination de l'un à l'autre. On peut donc, eu égard à ces trois objets, voir dans le péché plus ou moins de gravité suivant la condition de la personne offensée.
1° On est d'autant plus uni à Dieu qu'on est plus vertueux ou plus consacré à lui. C'est pourquoi l'injustice faite à une personne de cette qualité rejaillit davantage sur Dieu, selon Zacharie (Zacharie 2.12) : « Qui vous touche, me touche à la pupille de l'œil. » Aussi un péché devient-il plus grave par le fait qu'il est commis envers une personne plus unie à Dieu soit par sa vertu soit par sa fonction.
2° À l'égard de soi-même, il est évident qu'on est d'autant plus coupable que l'on offense une personne à laquelle on est uni par des liens plus étroits de parenté, de bienfaits, ou par quelque autre lien, car alors on a l'air de pécher davantage contre soi-même, et pour autant l'on pèche plus gravement suivant l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 14.5) : « Celui qui est mauvais envers lui-même, envers qui sera-t-il bon ? »
3° À l'égard du prochain, la faute est d'autant plus grave qu'elle touche un plus grand nombre. C'est pourquoi un péché commis envers un personnage public, roi ou prince par exemple, qui représente toute une multitude en sa personne, est plus grave qu'un péché commis envers une personne privée. D'où ce précepte spécial de l'Exode (Exode 22.27) : « Tu ne maudiras pas le prince de ton peuple. » Pareillement, une injustice commise envers quelqu'un de grand renom, du fait qu'elle a pour un très grand nombre un retentissement de scandale et de trouble, paraît être plus grave.
Solutions
1. Celui qui offense le vertueux fait bien tout ce qui dépend de lui pour troubler cet homme, intérieurement et extérieurement. Que le vertueux n'en soit pas ému intérieurement, c'est le résultat de sa perfection, laquelle ne diminue en rien le péché de l'offenseur.
2. Le dommage qu'un individu se fait à lui-même dans les choses qui sont de son domaine propre, dans ses biens par exemple, est moins coupable que le tort fait à un autre, parce que si l'on agit ainsi c'est qu'on le veut bien. Mais dans ce qui n'est pas du domaine de la volonté, comme les biens naturels et les biens spirituels, il est plus grave de se nuire à soi-même ; en effet, il est plus grave de se suicider que de tuer autrui. Pour le dommage causé aux biens de nos proches, étant donné que ce bien n'est pas soumis à notre volonté, on ne saurait soutenir qu'en pareille matière la faute soit moins grave, à moins que peut-être nos proches n'y consentent ou ne la ratifient.
3. Si Dieu punit plus gravement celui qui pèche contre des personnes plus éminentes, ce n'est pas parce qu'il fait des différences entre les hommes ; il fait cela parce qu'il y a une faute qui nuit à plus de gens.
Objections
1. Il semble que non, car l'homme est d'autant plus grand qu'il adhère davantage à Dieu, selon l'Ecclésiastique (Ecclésiastique 25.10) : « Qu'il est grand, celui qui a trouvé la sagesse et la science. Mais personne ne surpasse celui qui craint le Seigneur. » Or, plus quelqu'un adhère à Dieu, moins on lui impute de péché. Car on lit au 2° livre des Chroniques (2 Chroniques 30.18) : « Le Seigneur, dans sa bonté, pardonnera à tous ceux qui cherchent de tout leur cœur le Seigneur Dieu de leurs pères, et ne leur reprochera pas d'être insuffisamment sanctifiés. » Donc le péché n'est pas aggravé par la haute situation du pécheur.
2. « Dieu ne fait pas de différence entre les hommes » ; lisons-nous dans l'Épître aux Romains (Romains 2.11). Il ne va donc pas, pour le même péché, punir celui-ci plus que celui-là.
3. Nul ne doit tirer désavantage de ce qu'il a de bon. C'est pourtant ce qui arriverait si les actes étaient imputés plus sévèrement à un personnage éminent. Donc la grandeur du pécheur n'aggrave pas le péché.
En sens contraire, S. Isidore affirme : « plus le pécheur est haut placé, plus on donne d'importance à son péché ».
Réponse
Il y a deux sortes de péchés. L'un d'eux est commis par surprise, à cause de la faiblesse naturelle de l'homme. Un tel péché est moins reproché à celui qui est le plus avancé dans la vertu, parce qu'il néglige moins qu'un autre de réprimer de tels péchés que la faiblesse humaine ne peut totalement éviter.
Les autres péchés sont commis de propos délibéré. Ils sont imputés d'autant plus gravement au pécheur que celui-ci est haut placé. Et cela peut se justifier par quatre raisons.
1° Il y a chez les grands, ainsi chez ceux qui se distinguent par la science et par la vertu, plus de facilité pour résister au péché. C'est à propos d'eux que le Seigneur déclare en S. Luc (Luc 12.47) : « Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître, ne l'aura pas accomplie, recevra un grand nombre de coups. »
2° Il y a de l'ingratitude dans le péché des grands ; car tout ce qui donne de la grandeur à l'homme est un bienfait de Dieu, et celui qui pèche contre lui est un ingrat. À cet égard n'importe quelle grandeur, même temporelle, aggrave le péché selon la Sagesse (Sagesse 6.7 Vg) : « Les puissants seront puissamment châtiés. »
3° Il y a parfois une particulière contradiction entre l'acte du péché et la grandeur de la personne, comme lorsque le prince se met à violer la justice, lui qui en est le gardien ; ou lorsque le prêtre se livre à la fornication, lui qui a fait vœu de chasteté.
4° Il y a la raison de l'exemple ou du scandale. Comme le fait remarquer S. Grégoire : « La faute déploie un exemple bien plus entraînant, quand la situation du pécheur le met à l'honneur. » Car les péchés des grands sont connus par plus de gens, et l'on s'en indigne davantage.
Solutions
1. L'autorité alléguée parle des négligences arrachées par surprise à la faiblesse humaine.
2. Dieu ne fait pas de différence entre les hommes quand il punit davantage les grands, parce que leur grandeur contribue à la gravité de la faute, nous venons de le dire.
3. L'homme éminent ne tire pas désavantage du bien qu'il a reçu, mais du mauvais usage qu'il en fait.