Préparation évangélique

LIVRE X

CHAPITRE IV
QUE CE N’EST PAS SANS MOTIF QUE NOUS AVONS PRÉFÉRÉ LA THÉOLOGIE DES HÉBREUX À LA PHILOSOPHIE DES GRECS

On jugera facilement que ce n’est pas sans mûre réflexion, ni sans examen approfondi, déterminés à placer en second ordre la philosophie des Grecs, lui préférant la théologie des Hébreux, lorsqu’on apprendra que ceux d’entre les Grecs qui ont le mieux saisi les doctrines philosophiques, et se sont plus complètement éloignés des traditions populaires concernant les dieux, n’ont trouvé de dogmes véritables, qu’autant qu’ils étaient conformes à ceux que les Hébreux avaient professés avant eux. En effet, parmi les philosophes, les uns se laissant emporter çà et là, au courant des opinions erronées et diverses, se sont précipités dans l’abîme d’une loquacité sans borne ; les autres, s’appuyant sur un discernement assez judicieux, dans tous les points où ils se sont rencontrés avec la vérité, ont participé à l’enseignement des Hébreux. Il est donc rationnel d’en conclure que ces hommes studieux à l’excès, et curieux investigateurs des us et coutumes, aussi bien que des sciences des nations étrangères, n’ont pas été sans connaître la philosophie hébraïque ; en considérant surtout qu’ils sont d’un siècle bien plus récent, non seulement que tous ces peuples, soit Hébreux, soit Phéniciens, soit Égyptiens ; mais même plus nouveaux que les anciens Hellènes auxquels Cadmus, fils d’Agénor, enseigna les mystères, les initiations, les consécrations de statues, les hymnes, les odes et les épodes du culte phénicien, et que le thrace Orphée ou tel autre, soit Grec, soit barbare, fondateur de l’erreur parmi les Grecs, qui fit de même, pour ce qu’il importa de l’Egypte. Or, il n’est personne en Grèce, qui ne confesse ne pas connaître de plus anciens instituteurs de leurs ancêtres qu’Orphée, qui les précède tous, puis Linus, puis Musée, qu’on dit avoir fleuri vers les temps de Troie, ou peu d’années auparavant. La civilisation dont la Grèce leur est redevable, n’est donc pas autre que celle qu’ils tenaient de la théologie erronée des Phéniciens et des Égyptiens. C’étaient les mêmes erreurs ou d’autres analogues, qui alors régnaient sans partage chez toutes les autres nations, dans les campagnes et dans les villes, dans les temples et dans les mystères. C’est ainsi que prévalut chez tous les peuples cette opinion que nous venons de signaler, de la multiplicité des dieux ; que des temples magnifiques, ornés de décorations de toute espèce, et d’innombrables consécrations, ont été construits de toutes parts ; que des statues de toutes les matières, sculptées à l’effigie de toutes les sortes d’animaux mortels, ont été fabriquées avec beaucoup d’art, et qu’enfin on a vu surgir de tous côtés et à l’envi cette profusion d’oracles. C’est alors surtout qu’apparut dans tout son éclat le vénérable Dieu (ὁ σεμνὸς) des Grecs, le Pythien, le Clarien et le Dodonéen. Puis vient Amphiaraüs, Amphiloque, et après ceux-ci, une foule innombrable de prophètes errants, qui surpassait celle des poètes et des Rhapsodes. C’est après des temps infiniment postérieurs à ces créations, que la philosophie s’étant fait jour parmi les Grecs, et n’ayant rien trouvé dans toutes les traditions des siècles antécédents qui lui fût profitable, a renversé comme superflus et tout à fait inutiles ces oracles divins, admirés et célébrés par tous les peuples. Voilà la cause pour laquelle elle classa dans un ordre secondaire toutes ces choses, comme ne pouvant servir en rien à la découverte des vérités utiles. C’est alors que, comme une mendiante dénuée de toute instruction et de toute science indigène, elle se mit à parcourir les contrées étrangères et barbares, pour y recueillir les choses utiles, qu’à force de recherches, elle pourrait y découvrir çà et là, chez des peuples différents. Et elle n’en rapporta pas seulement ce qui manquait aux Grecs, en science de véritable théologie, mais ce qui, dans les autres sciences ou les autres arts, pouvait améliorer leur existence. Les Grecs, en effet, avouent unanimement que ce n’est qu’après Orphée, Linus et Musée, qu’ils considèrent comme les plus anciens et les premiers de leurs théologiens, c’est-à-dire comme les auteurs de l’erreur du Polythéisme parmi eux, que les hommes admires à cause de leur philosophie, qu’on a surnommés Sages, se firent connaître. Ils ont fleuri sous Cyrus, roi des Perses, et cette époque est celle où les derniers des prophètes se produisirent parmi les Hébreux ; elle est postérieure de plus de 600 ans à la guerre de Troie ; et n’est pas de beaucoup moins de 1500 ans plus récente que Moïse. Je ne tarderai pas à vous en donner la preuve, en mettant sous vos yeux les calculs des temps. Eh bien, quelque nouveaux qu’ils soient dans l’ordre des temps, ces sept Sages qu’on cite comme les auteurs d’une réforme morale, ne sont cependant connus que par les sentences qui les ont rendus célèbres. Ce n’est que plus tard, et à des époques bien postérieures, que les philosophes proprement dits ont brillé sur le sol de la Grèce.

C’est Pythagore, le disciple de Phérécyde, qui le premier, ayant imaginé le nom de philosophie, en introduisit l’usage. Les uns, disent qu’il était de Samos ; les autres qu’il était Tyrrhénien ; il en est qui le font Syrien, d’autres lui donnent Tyr pour patrie. Vous êtes donc forcé de convenir que le premier de vos philosophes, celui dont le nom est sans cesse à la bouche de tous les Grecs, était barbare et non pas Grec. Et Phérécyde lui-même, qu’on reconnaît comme le maître de Pythagore, on lui assigne la Syrie pour patrie.

Ce n’est pas tout, et il ne fut pas le seul dont Pythagore ait fréquenté l’école. On dit encore qu’il s’est mis en relation avec les mages de Perse, qu’il a reçu des leçons des prophètes Égyptiens dans un temps où la migration, tant en Égypte qu’à Babylone, était fréquente. Ce Pythagore, tout en allant à la recherche des sages doctrines répandues chez chaque peuple, parcourut la Babylonie, l’Égypte et la Perse, et devint disciple des mages et des prêtres. On dit même qu’il prit des leçons des Brachmanes, qui sont les philosophes des Indiens. Des uns, il apprit l’astrologie, des autres la géométrie ; ceux-ci lui enseignèrent l’arithmétique, ceux-là la musique ; et ayant rassemblé de la sorte les connaissances diverses de différents maîtres, les Grecs furent les seuls dont il ne trouva rien à apprendre, tant était grande la pénurie de sagesse et l’ignorance profonde dans laquelle ils étaient plongés. Au contraire, ce Pythagore tel que nous l’avons dépeint, à l’aide des acquisitions qu’il avait faites au dehors, devint pour les Grecs la cause de leur instruction. La première secte de philosophie émanée de lui, fut celle qui prit la dénomination d’Italique, qu’elle dut à sa résidence en Italie ; après celle-ci, celle qui prit le nom d’Ionique, reconnaît pour son chef Thalès, l’un des sept sages ; ensuite vint l’Éléatique, dont le père est Xénophane de Colophon. Or quelques historiens veulent que Thalès ait été Phénicien, d’autres le supposent de Milet ; on déclare également qu’il eut des entretiens avec les prophètes Égyptiens : Solon, l’un des sept sages, qui paisse pour le législateur d’Athènes, fut aussi s’instruire auprès des Égyptiens, à ce que dit Platon, précisément à l’époque où les Hébreux étaient revenus habiter l’Égypte. Il le fait intervenir dans son Timée, comme recevant des leçons d’un barbare, lorsque cet Égyptien lui dit :

« O Solon, Solon, vous autres Grecs êtes toujours enfants, il n’est pas un seul vieillard parmi les Grecs ; et l’on ne voit pas chez vous de science blanchie par l’âge. »

Or, ce Platon qui avait fréquenté les écoles Pythagoriciennes en Italie, ne se borna pas à ce seul mode d’enseignement ; on dit encore qu’il fit voile vers l’Egypte, et qu’il s’appliqua pendant un temps fort long à l’étude de la philosophie Égyptienne. Il rend souvent lui-même, dans ses propres écrits ce témoignage aux barbares, et avec raison, à mon avis, en avouant de bonne foi que les plus beaux préceptes introduits dans la philosophie émanent des barbares. Entre de nombreuses citations que je pourrais en faire, je me contenterai d’indiquer le passage dans l’Epinomis où rappelant la mémoire en commun des Syriens et des Phéniciens, il dit :

« Le premier auteur, et celui qui le premier, entrevit ces vérités, fut un barbare. C’est une contrée bien ancienne en effet, qui a nourri ceux qui, les premiers, conçurent de telles choses, à cause de la délicieuse température dont jouissent constamment l’Egypte et la Syrie ; d’où, après avoir été mûrie pendant d’innombrables siècles, elles se sont disséminées en tout lieu, et parvinrent jusqu’ici. »

Il ajoute :

« Admettons même, que tout ce que les Grecs reçoivent des barbares, ils l’embellissent jusqu’à la perfection : »

Voici en quels termes s’énonce Platon.

« Mais déjà avant lui, dit-on, Démocrite avait fait connaître les discours moraux des Babyloniens, lorsque parlant de lui-même avec orgueil, il dit : « Je suis, de tous mes contemporains, celui qui ai parcouru le plus de pays, scrutant les points les plus éloignés, ayant vu le plus de températures et de contrées diverses, ayant écouté les discours des hommes plus savants que qui que ce soit ; et personne au monde ne m’a surpassé en connaissances géométriques, ni dans l’art de la démontrer, ni les Arpedonaptes, ainsi nommés par les Égyptiens ; attendu que j’ai consacré quatre-vingts ans de mon existence à visiter les nations étrangères. »

En effet, il avait parcouru la Babylonie, la Perse et l’Égypte, où il s’est rendu disciple des prêtres. Que serait-ce, si j’ajoutais à cette liste Héraclite et tous les autres Grecs qui ont donné la preuve que la civilisation de leur pays, pendant un temps infini réduite à la mendicité, était dépourvue de toute instruction. La Grèce tirait alors vanité de ses statues consacrées aux dieux, et de leurs érections, de ses oracles, de ses prédictions et de tout cet étalage de divinités menteuses ; mais elle était dénuée de toute véritable sagesse et des connaissances utiles à la société humaine : en effet, -ses inutiles oracles ne lui étaient d’aucun secours pour la découverte des véritables doctrines. Ce n’est ni le merveilleux dieu Pythien qui les secondait le moins du monde dans l’étude de la philosophie, ni aucun autre dieu qui leur venait en aide pour une découverte nécessaire, quelle qu’elle fût. Errants çà et là, passant leur vie entière en voyages, ils se paraient des plumes étrangères, comme dans l’Apologue, en sorte que toute leur philosophie n’est qu’un recueil formé d’apports divers ; et que s’étant appropriés les différentes sciences qu’ils tiennent de différents peuples, ils doivent aux Égyptiens la géométrie, l’astrologie aux Chaldéens, d’autres à d’autres ; mais ils n’ont trouvé chez aucun autre peuple le bien que quelques-uns des leurs ont dérobé aux Hébreux : il consiste dans la connaissance du dieu universel, et la réprobation de leurs dieux domestiques ; comme en suivant notre discours, nous le démontrerons sous peu. Quant à présent, il entre dans notre plan, défaire voir que, non seulement les anciens habitants de la Grèce étaient privés de la connaissance de la vraie théologie, aussi bien que des enseignements essentiellement utiles de la philosophie ; mais qu’en outre ils manquaient d’institutions sociales et politiques ; car je pense que la preuve de cette vérité entre comme moyen dans le but que je me suis proposé : puisqu’on effet nous avons entrepris la justification de l’option raisonnable que nous avons faite de la théologie des Hébreux, qu’ils qualifient de barbare, à l’exclusion de la philosophie Grecque. Si donc il était évident qu’ils ont tout pris des barbares, qu’ils n’ont trouvé dans leurs dieux aucun secours pour la philosophie, mais qu’au contraire ils peuvent justement leur reprocher tout ce que leur reprochent ceux qui, parmi eux, ont préféré l’athéisme au culte de leurs divinités ; comment peut-on encore élever une accusation contre nous, et comment ne doit-on pas plutôt nous approuver et nous louer, de ce qu’embrassant la meilleure part, on plutôt découvrant et adoptant la seule doctrine véritable, nous nous sommes éloignés de l’erreur, sans cependant, à l’instar des sages Grecs, nous tourner vers l’athéisme, ou bien, comme les philosophes fameux, sans essayer d’associer l’erreur du polythéisme à la notion pure du dieu universel ; le mensonge ne pouvant s’unir à la vérité ? Mais ce n’est pas encore ici le lieu de traiter cette question : déduisons d’abord les arguments qui prouvent que les Grecs ont dérobé aux barbares, non seulement toutes les disciplines philosophiques, mais aussi toutes les inventions utiles à la vie commune et sociale.

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