- La passion de l'appétit sensible peut-elle mouvoir ou incliner la volonté ?
- Peut-elle dominer la raison contre le savoir de celle-ci ?
- Le péché qui vient de la passion est-il un péché de faiblesse ?
- Cette passion qu'est l'amour de soi est-elle cause de tous les péchés ?
- Les trois causes énoncées par S. Jean : « Convoitise des yeux, convoitise de la chair, orgueil de la vie ».
- La passion qui est cause du péché, le diminue-t-elle ?
- Excuse-t-elle entièrement ?
- Le péché de passion peut-il être mortel ?
Objections
1. Il semble que la volonté ne puisse être mue par une passion de l'appétit sensible. Car aucune puissance passive n'est jamais mue que par son objet. Or la volonté est une puissance active et passive tout ensemble : « Elle meut et elle est mue », comme le Philosophe le dit de toutes les facultés d'appétit. Donc, puisque l'objet de la volonté n'est pas la passion mais plutôt le bien de la raison, il semble que la passion ne meut pas la volonté.
2. Le moteur supérieur n'est pas mû par l'inférieur ; ainsi l'âme n'est pas mue par le corps. Or la volonté, appétit rationnel, est pour l'appétit sensible un moteur supérieur ; elle le meut comme une sphère céleste meut la sphère située au-dessous d'elle, selon le Philosophe. Donc la volonté ne peut être mue par la passion de l'appétit sensible.
3. Rien d'immatériel ne peut être mû par ce qui est matériel. Or la volonté est une puissance immatérielle; ayant son siège « dans la raison », elle n'a pas besoin d'organe corporel, dit encore le Philosophe. L'appétit sensible est une faculté matérielle qui doit être fondée sur un organe corporel. Donc une passion de l'appétit sensible ne peut pas mouvoir l'appétit de l'âme intellectuelle.
En sens contraire, il est dit en Daniel (Daniel 13.56) : « La passion a perverti ton cœur. »
Réponse
La passion ne peut pas directement attirer ou mouvoir la volonté. Mais elle le peut indirectement et cela de deux façons :
1° Par une sorte de détournement des énergies de l'âme. En effet, parce que toutes les puissances de l'âme sont enracinées dans une même essence, quand l'une a un acte intense, il faut nécessairement qu'une autre soit relâchée dans le sien ou même tout à fait empêchée. D'abord, parce que toute énergie lorsqu'elle est dispersée s'amoindrit, ce qui fait qu'inversement, lorsqu'elle est concentrée sur un point, elle est moins capable de se disperser sur d'autres. Et aussi parce que les œuvres de l'âme exigent une tension qui, fortement appliquée à une chose, ne peut s'appliquer fortement à une autre. Ainsi, par une sorte de détournement, lorsque le mouvement de l'appétit sensible s'engage avec force dans une passion quelconque, le mouvement de l'appétit rationnel ou volonté doit nécessairement se relâcher ou même s'arrêter tout à fait.
2° Du côté de l'objet de la volonté, qui est le bien appréhendé par la raison. En effet, le jugement et la connaissance de la raison sont paralysés par des apports violents et désordonnés de l'imagination, et par le jugement de l'estimative, comme on le voit clairement chez les fous. Or il est évident que la passion de l'appétit sensible détermine la connaissance de l'imagination et le jugement de l'estimative, comme l'état de la langue détermine le jugement du goût. Aussi voyons-nous que les hommes engagés dans une passion ne détournent pas facilement leur imagination des choses auxquelles ils sont attachés. La conséquence, c'est que la raison ne fait le plus souvent que suivre la passion, et que la volonté fait de même, puisque sa nature est de suivre toujours le jugement de la raison.
Solutions
1. La passion fait modifier, on vient de le dire, le jugement qu'on porte sur l'objet de la volonté, bien qu'elle ne soit pas elle-même directement l'objet de la volonté.
2. Le supérieur n'est pas mû par l'inférieur directement; mais il peut l'être indirectement d'une certaine manière, comme nous venons de le dire.
3. Même réponse pour cette objection.
Objections
1. Cela ne semble pas possible. Le plus fort n'est pas vaincu par le plus faible. Mais la science, à cause de sa certitude, est ce qu'il y a de plus fort en nous. Elle ne peut donc être surpassée par la passion qui est « débile et passagère ».
2. Il n'y a de volonté que pour le bien ou le bien apparent. Lorsque la passion attire la volonté vers ce qui est vraiment du bien, elle n'incline pas la raison à l'encontre du vrai savoir. Lorsqu'elle attire la volonté vers ce qui semble du bien et n'en est pas, elle l'attire vers ce qui paraît tel à la raison ; or ce qui paraît à la raison fait partie de son savoir. Donc la passion n'incline jamais la raison contre son savoir.
3. Si l'on dit que la passion amène la raison à juger dans un cas particulier de façon contraire à ce qu'elle sait en général, nous objectons ceci : Une proposition universelle et une proposition particulière ne peuvent s'opposer que contradictoirement, comme le oui et le non; or deux opinions qui sont contradictoires sont contraires aussi selon Aristote. Donc, si quelqu'un jugeait dans un cas particulier à l'opposé de ce qu'il sait en général, il aurait en lui en même temps deux opinions contraires, ce qui est impossible.
4. Tout homme qui sait une chose d'une manière universelle la sait aussi en particulier, dans les applications qu'il en voit ; ainsi, pour emprunter l'exemple cité par le Philosophe, celui qui sait que toutes les mules sont stériles, sait que cet animal est stérile, dès qu'il discerne que c'est une mule. Mais si l'on connaît une chose de façon universelle, on en reconnaît tout naturellement les applications particulières; quand on sait qu'il ne faut jamais commettre aucune fornication, on discerne parfaitement que tel acte est un cas de fornication. Il semble donc que le savoir s'étende tout naturellement du général au particulier.
5. Les mots sont les signes de la pensée, dit Aristote. Or l'homme qui vit dans la passion avoue souvent que ce qu'il choisit est mal, même dans le cas particulier. Il sait donc ce qu'il faut savoir, même dans le cas particulier. Par conséquent il ne semble pas que les passions puissent entraîner la raison à contredire ce qu'elle sait en général, puisqu'il n'est pas possible de savoir une chose en général, et de penser le contraire dans un cas particulier.
En sens contraire, l'Apôtre écrit (Romains 7.23) « je vois une autre loi dans mes membres qui s'oppose à la loi de mon esprit et m'emprisonne sous la loi du péché. » Cette loi qui est dans les membres, c'est la convoitise, dont l'Apôtre avait parlé plus haut. Puisque la convoitise est une passion, il semble que la passion attire la raison à contredire même ce qu'elle sait.
Réponse
Au témoignage du Philosophe, l'opinion de Socrate fut que jamais la science ne pourrait être dominée par la passion ; aussi Socrate faisait-il de toute vertu une science et de tout péché une ignorance. En cela il y a du vrai. La volonté étant la faculté du bien, au moins apparent, elle ne se porte jamais au mal sans que la raison y voie quelque apparence de bien, et c'est pour cela que la volonté ne tendrait jamais au mal s'il n'y avait, du côté de la raison, ignorance ou erreur. D'où la parole des Proverbes (Proverbes 14.22) : « Ils sont dans l'erreur, ceux qui font le mal. » — Mais c'est un fait d'expérience que beaucoup agissent contrairement à ce qu'ils savent. Ce fait est même confirmé par l'autorité divine, dans le passage de S. Luc (Luc 12.47) sur « le serviteur qui a connu la volonté de son maître et n'en a rien fait », et dans celui de S. Jacques (Jacques 4.17) : « Celui qui sait faire le bien et ne le fait pas, commet un péché. » Ce que dit Socrate n'est donc pas absolument vrai, et il faut faire à ce sujet plusieurs distinctions, comme l'enseigne le Philosophe au livre VII des Éthiques.
En effet, pour bien se conduire, l'homme a besoin d'une double science : universelle et particulière. Un défaut de l'une ou de l'autre suffit à empêcher, comme nous l'avons dit plus haut, la rectitude de la volonté et celle de l'action. Il peut donc arriver à quelqu'un d'avoir la science au plan universel, par exemple de savoir qu'il ne faut jamais commettre la fornication, et de ne pas savoir cependant que dans le cas particulier il ne faut pas faire cet acte qui est une fornication. Et cela suffit déjà pour que la volonté ne suive pas la science universelle de la raison. — Il faut encore remarquer que rien n'empêche une chose d'être sue par habitus et pourtant de ne pas être considérée en acte. Si bien qu'il peut arriver qu'on sache parfaitement ce qu'il faut faire non seulement en règle universelle mais aussi dans le cas particulier, et que cependant on ne l'ait pas actuellement présent à l'esprit. Et alors il ne semble pas difficile de comprendre qu'on puisse agir en dehors d'une pensée qu'on n'a pas présente actuellement.
Quant au fait même de ne pas être attentif dans un cas particulier à ce que l'on sait par habitus, il vient parfois uniquement du manque d'application, comme quand un bon géomètre ne prend pas garde à des conclusions de géométrie qui devraient lui sauter aux yeux ; parfois cela vient de quelque empêchement, par exemple d'une occupation extérieure ou d'une infirmité.
Et c'est ainsi que l'homme pris par la passion en arrive à ne plus avoir présent à l'esprit dans les cas particuliers ce qu'il sait pourtant bien d'une manière universelle, en tant que la passion l'empêche d'y porter son attention.
Cet empêchement se produit de trois façons 1° par cette sorte de détournement d'énergie que nous avons exposée plus haut ; 2° par opposition directe, du fait que la passion incline le plus souvent à l'opposé des principes universels que l'on connaît ; 3° par la modification qu'elle provoque dans l'organisme, et par laquelle la raison est comme liée au point de ne pouvoir librement passer à l'acte. Le sommeil ou l'ivresse produisent de ces troubles organiques et en arrivent à lier aussi l'usage de la raison. Que cela ait lieu dans les passions, c'est évident par le fait que parfois, lorsqu'elles sont extrêmement intenses, l'homme perd totalement l'usage de la raison ; beaucoup, par excès d'amour et par excès de colère, ont versé dans la folie. Et ainsi la passion entraîne la raison à juger dans les cas particuliers à l'opposé des principes universels qu'elle possède.
Solutions
1. Dans l'action, la science de l'universel, qui est très certaine, n'a pas le rôle principal, qui revient plutôt à la science du particulier, du fait que l'action est toujours un cas singulier. Il n'est donc pas étonnant qu'en matière d'action la passion agisse à l'opposé de principes généraux qui d'ailleurs ne sont pas présents à l'esprit dans les cas particuliers.
2. Le fait même que la raison puisse dans un cas particulier trouver bien ce qui ne l'est pas, vient de quelque passion. Pourtant, ce jugement particulier va contre la science universelle de la raison.
3. Il ne pourrait pas arriver qu'on eût dans l'esprit d'une manière actuelle une science ou une opinion vraie qui serait une affirmation universelle, en même temps qu'une opinion fausse qui serait d'une manière actuelle une négative particulière, ou inversement. Mais il peut fort bien arriver qu'on ait d'une manière habituelle une vraie science soutenant une affirmative universelle, et d'une manière actuelle une opinion fausse soutenant une négative particulière, car un acte ne s'oppose pas directement à un habitus, mais à un autre acte.
4. Celui qui a la science universelle est empêché par la passion de s'y soumettre et de parvenir ainsi à la conclusion; mais il place son action sous un autre principe universel, que lui suggère l'inclination à la passion et d'après lequel il conclut. C'est pourquoi le Philosophe dit que le syllogisme pratique de celui qui ne se maîtrise pas comprend en réalité quatre propositions, deux particulières et deux universelles. De celles-ci, une est le fait de la raison, par exemple : il ne faut commettre aucune fornication ; l'autre, le fait de la passion, par exemple : il faut chercher son plaisir. Donc la passion lie la raison pour qu'elle ne fasse aucune application et ne tire aucune conclusion du premier de ces principes ; aussi, tout le temps que dure la passion, la raison procède et conclut selon le second principe.
5. De même que l'homme ivre peut parfois proférer des paroles profondes qu'il est cependant bien incapable d'apprécier, parce que l'ivresse l'en empêche, de même celui qui est dans la passion, encore qu'il profère des lèvres que ce qu'il fait n'est pas à faire, sent bien dans son for intérieur ce qu'il faut faire.
Objections
1. Il ne semble pas, car la passion est un mouvement véhément de l'appétit sensible. Or la véhémence d'un mouvement témoigne de sa force plus que de sa faiblesse. Donc le péché qui vient de la passion ne doit pas être appelé péché de faiblesse.
2. On envisage la faiblesse de l'homme surtout à partir de ce qu'il y a en lui de plus fragile. Or c'est la chair, ce qui fait dire au Psaume (Psaumes 78.39) : « Il s'est souvenu qu'ils n'étaient que chair. » Donc, s'il y a un péché de faiblesse, c'est celui qui vient d'une défaillance du corps plutôt que d'une passion de l'âme.
3. À l'égard de ce qui est soumis à sa volonté, on ne peut pas dire que l'homme soit faible. Or il dépend bien de la volonté de l'homme de faire ou de ne pas faire ce à quoi la passion le porte, selon la parole de la Genèse (Genèse 4.7 Vg) : « Tu auras au-dessous de toi tes appétits et tu les domineras. » Le péché de passion n'est donc pas un péché de faiblesse.
En sens contraire, Cicéron appelle les passions de l'âme des maladies. Or les maladies s'appellent aussi des faiblesses. Le péché de passion doit donc être appelé péché de faiblesse.
Réponse
La cause propre du péché vient de l'âme, où le péché a son principe. Mais on peut parler d'une faiblesse de l'âme par ressemblance avec une infirmité du corps. Or, on dit que le corps de l'homme est faible quand il est débilité ou entravé dans l'exécution de ses propres activités par quelque dérèglement de l'organisme, si bien que les humeurs et les membres n'obéissent plus à l'énergie faite pour les régir et les mouvoir. Ainsi dit-on qu'un membre est faible quand il ne peut plus accomplir l'activité d'un membre sain, comme l'œil quand il ne voit plus clair, dit Aristote. Aussi dit-on pareillement que l'âme est faible quand elle est entravée dans son activité propre à cause du dérèglement de ses facultés. Et de même que les différentes parties du corps sont dites déréglées quand elles ne suivent plus l'ordre de la nature, de même les facultés de l'âme quand elles n'obéissent plus à la raison, la raison étant en effet la faculté qui doit tout régir dans l'âme.
Ainsi donc, lorsque le concupiscible ou l'irascible sont affectés d'une passion qui les fait sortir de l'ordre rationnel, et que cela met obstacle, de la manière expliquée plus haut, à la façon dont l'action humaine doit s'accomplir, on dit qu'il y a péché de faiblesse. Et c'est pourquoi le Philosophe compare celui qui ne sait pas se contenir au paralytique qui n'est plus maître de ses mouvements.
Solutions
1. De même qu'il y a dans le corps une faiblesse d'autant plus grande que le mouvement en dehors de l'ordre naturel aura été plus fort, de même dans l'âme la faiblesse est d'autant plus grande que le mouvement de passion se sera manifesté plus fortement en dehors de l'ordre de raison.
2. Le péché consiste fondamentalement dans l'acte de la volonté. Or cet acte n'est pas entravé par la faiblesse du corps : on peut être faible de corps et avoir une volonté très prompte à agir. Mais il est, avons-nous dit, entravé par la passion. Aussi, quand on parle du péché de faiblesse, ce doit être par référence à la faiblesse de l'âme plutôt qu'à celle du corps. Cependant, même la faiblesse de l'âme peut s'appeler faiblesse de la chair, en tant que notre condition charnelle explique que des passions s'élèvent en nous, parce que l'appétit sensible est une faculté qui emploie un organe corporel.
3. Il est bien au pouvoir de la volonté d'adhérer ou non aux inclinations de la passion, et pour autant on peut dire que nous dominons nos appétits. Mais cette acceptation ou ce refus de la volonté est empêché par la passion de la manière que nous avons dite.
Objections
1. Il semble que non, car ce qui est de soi un bien et un devoir n'est pas la cause propre du péché. Mais l'amour de soi-même est de soi un bien et un devoir ; aussi est-il prescrit (Lévitique 19.18) d'aimer le prochain comme soi-même.
2. S. Paul affirme (Romains 7.8) : « Saisissant l'occasion, le péché par le moyen du précepte produit en moi toute espèce de convoitise. » Là-dessus la Glose explique que la loi est bonne puisqu'en prohibant la convoitise elle prohibe tout mal. Mais la convoitise est une autre passion que l'amour, nous l'avons vu. Donc l'amour de soi n'est pas la cause de tous les péchés.
3. Sur ces mots du Psaume (Psaumes 80.17) : « Notre vigne a été incendiée et ravagée », S. Augustin écrit : « Tout péché vient de la flamme d'un amour mauvais, ou de l'abattement d'une crainte mauvaise. » Donc l'amour de soi n'est pas la seule cause de péché.
4. De même que l'homme pèche parfois par un amour désordonné de lui-même, de même il pèche aussi de temps en temps par un amour désordonné du prochain. L'amour de soi n'est donc pas la cause de tous les péchés.
En sens contraire, S. Augustin déclare « L'amour de soi poussé jusqu'au mépris de Dieu fait la cité de Babylone. » Mais tout péché nous fait appartenir à la cité de Babylone. L'amour de soi est donc la cause de tous les péchés.
Réponse
Comme nous l'avons dit plus haut, ce qui est proprement et par soi cause du péché doit être cherché du côté de la conversion aux biens périssables. Or à cet égard tout acte de péché provient de l'appétit désordonné d'un bien temporel. Mais cet appétit provient de l'amour désordonné de soi, car c'est aimer quelqu'un que de lui vouloir du bien. Aussi est-il évident que tout péché a pour cause l'amour désordonné de soi-même.
Solutions
1. L'amour bien ordonné de soi-même est obligatoire et naturel, en ce sens qu'on doit se vouloir à soi-même le bien qui est juste. Mais l'amour désordonné de soi-même poussé jusqu'au mépris de Dieu, S. Augustin en fait la cause du péché.
2. La convoitise par laquelle on désire pour soi-même du bien se ramène à l'amour de soi comme à sa cause, nous venons de le dire.
3. On a l'amour à la fois du bien que l'on souhaite pour soi, et de soi-même à qui l'on souhaite du bien. Donc l'amour du bien que l'on souhaite pour soi, par exemple l'amour du vin ou de l'argent, peut avoir pour cause la crainte, qui se rattache à la fuite du mal. Tout péché provient donc effectivement soit de l'appétit désordonné d'un bien, soit de la fuite désordonnée d'un mal. Mais l'un et l'autre se ramène à l'amour de soi-même, car si l'homme désire les biens ou fuit les maux, c'est parce qu'il s'aime soi-même.
4. Un ami est comme un autre soi-même. C'est pourquoi pécher pour l'amour d'un ami c'est encore pécher pour l'amour de soi-même.
Objections
1. Cette énumération des causes du péché par S. Jean ne semble pas acceptable. Car selon S. Paul (1 Timothée 6.10) : « La racine de tous les maux, c'est la cupidité. » Or l'orgueil de la vie ne rentre pas dans la cupidité. On ne doit donc pas le compter parmi les causes de péchés.
2. C'est surtout par les yeux que s'excite la convoitise de la chair : « La beauté t'a séduit », dit Daniel (Daniel 13.56). On ne doit donc pas séparer la convoitise des yeux de celle de la chair.
3. La convoitise, avons-nous dit au traité des passions, est l'appétit de ce qui délecte. Or les délectations ne viennent pas seulement par la vue, mais aussi par les autres sens. On devrait donc parler aussi de la convoitise de l'ouïe et des autres sens.
4. Nous venons de dire que si l'homme est induit à pécher par la recherche désordonnée du bien, il l'est aussi par la fuite désordonnée du mal. Or rien ne fait allusion à cette fuite dans l'énumération des trois convoitises. Les causes des péchés n'y sont donc pas complètement présentées.
En sens contraire, on lit dans la 1° épître de S. Jean (1 Jean 2.16) : « Tout ce qui est dans le monde est convoitise de la chair, convoitise des yeux, orgueil de la vie. » Or on dit : « Tout ce qui est dans le monde », à cause du péché, car S. Jean dit dans la même épître (1 Jean 5.19) : « Le monde entier est au pouvoir du mauvais. » Donc les trois termes cette énumération sont les causes des péchés.
Réponse
Comme nous l'avons dit tout à l'heure, l'amour désordonné de soi-même est la cause de tous les péchés. Mais dans cet amour de soi est inclus l'appétit désordonné du bien, car on désire toujours du bien à celui qu'on aime. D'où il est évident que l'appétit désordonné du bien est aussi la cause de tous les péchés. Or, le bien est de deux façons l'objet de cet appétit sensible où se trouvent les passions, causes du péché : comme chose bonne absolument, ce qui en fait l'objet du concupiscible; et comme chose difficile, ce qui en fait l'objet de l'irascible, on l'a vu antérieurement.
Or, il y a une double convoitise, on l'a vu précédemment. L'une est naturelle et elle convoite tout ce qui peut physiquement sustenter le corps, soit pour la conservation de l'individu, nourriture, boisson, etc., soit pour la conservation de l'espèce, comme les actes sexuels. L'appétit désordonné de tout cela s'appelle « convoitise de la chair ». L'autre convoitise tient à l'âme, c'est-à-dire qu'elle convoite des choses qui ne se présentent pas aux sens pour l'entretien et le plaisir de la chair, mais qui plaisent à l'imagination, ou qu'on est content d'avoir en sa possession, comme l'argent, le luxe vestimentaire, etc. Cette sorte de convoitise est appelée « convoitise des yeux ». Soit qu'on l'entende du besoin même de voir et qu'on la rattache ainsi à la curiosité, comme l'explique S. Augustin, soit qu'on l'entende, comme d'autres, du désir de tout ce qui flatte la vue et qu'on la rattache ainsi à la cupidité. Quant à l'appétit désordonné du bien difficile, c'est lui qui donne lieu à « l'orgueil de la vie », l'orgueil étant une recherche déréglée de la supériorité, comme nous le dirons plus loin.
Ainsi est-il évident qu'on peut ramener à ces trois sortes de convoitises toutes les passions qui sont cause de péché. Aux deux premières se ramènent toutes les passions de l'appétit concupiscible. A la troisième, toutes les passions de l'irascible, et il n'y a pas ici à diviser en deux, parce que toutes les passions de l'irascible se présentent sous la seconde forme de la convoitise.
Solutions
1. La cupidité, dans son acception la plus générale, comporte le désir de n'importe quel bien; en ce sens elle comprend même l'orgueil de la vie. Comme vice spécial, elle se nomme l'avarice et nous dirons plus loin comment elle peut être, même sous cet aspect, la racine de tous les péchés.
2. La convoitise des yeux ne signifie pas ici la convoitise de toutes les choses qu'on peut voir de ses yeux, mais seulement la convoitise de celles où l'on cherche non le plaisir charnel du toucher, mais uniquement le plaisir des yeux, compris comme désignant toute faculté de connaissance.
3. La vue est le plus excellent de tous les sens et celui qui s'étend au plus grand nombre d'objets, comme il est dit au livre I des Métaphysiques. C'est pourquoi l'on prête le nom de ce sens à tous les autres et même aux facultés internes de connaissance comme le dit S. Augustin.
4. La fuite du mal est causée par l'appétit du bien, nous l'avons déjà dit. Aussi parlons-nous uniquement des passions qui poussent à rechercher le bien, les considérant comme les causes de celles qui poussent d'une manière déréglée à fuir le mal.
Objections
1. Il semble que non, car l'accroissement de la cause accroît aussi l'effet. Or la passion est une cause de péché. Donc, plus elle devient intense, plus le péché grandit. La passion ne diminue donc pas le péché mais l'augmente.
2. Une passion mauvaise est avec le péché dans le même rapport qu'une passion bonne avec le mérite. Or une passion bonne augmente le mérite ; car on a, semble-t-il, d'autant plus de mérite à secourir les pauvres qu'on le fait avec plus de miséricorde. Donc une mauvaise passion aggrave le péché plus qu'elle ne l'atténue.
3. Un péché paraît d'autant plus grave qu'on le commet avec une volonté plus intense. Or la passion, par l'impulsion qu'elle donne à la volonté, la fait se porter avec plus de véhémence à l'acte du péché. Donc elle aggrave le péché.
En sens contraire, cette passion qu'est la convoitise de la chair, on l'appelle la tentation de la chair. Or lorsqu'on est terrassé par une tentation plus forte, on pèche d'autant moins, selon S. Augustin. Donc la passion diminue le péché.
Réponse
Le péché consiste essentiellement dans un acte du libre arbitre, « faculté de volonté et de raison ». La passion est un mouvement de l'appétit sensible. Or l'appétit sensible peut tantôt devancer le libre arbitre, et tantôt le suivre. Il le devance lorsque la passion attire ou incline la raison ou la volonté, comme nous l'avons dit plus haut. Il suit lorsque le mouvement des facultés supérieures est assez fort pour se répercuter dans les facultés inférieures ; car la volonté ne peut se porter intensément à quelque chose sans qu'une passion soit excitée dans l'appétit sensible.
Donc, s'il s'agit de la passion en tant qu'elle précède l'acte du péché, nécessairement elle diminue la faute. En effet, un acte est un péché dans la mesure où il est volontaire et où il est en nous. Or c'est par la raison et par la volonté que quelque chose est en nous. Aussi, plus la raison et la volonté agissent d'elles-mêmes et non par impulsion de la passion, plus l'acte est volontaire et réellement nôtre. Et à cet égard la passion diminue la faute dans la mesure où elle en diminue le caractère volontaire. Quant à la passion qui suit l'acte, elle ne diminue pas le péché mais plutôt l'augmente, ou plus exactement elle est le signe de sa gravité, c'est-à-dire qu'elle démontre la forte tendance de la volonté à l'acte du péché. Et en ce sens il est vrai de dire que le péché est d'autant plus grand qu'on pèche avec plus de désir sensuel ou convoitise.
Solutions
1. La passion est cause du péché sur le plan de la conversion. Mais la gravité du péché est envisagée surtout au plan de l'aversion, qui découle de la conversion par accident, c'est-à-dire sans intention chez le pécheur. Or les causes qui s'accroissent par accident n'augmentent pas les effets, mais seulement les causes propres.
2. Une passion bonne accroît le mérite si elle suit le mouvement de la raison. Mais si elle le précède de telle sorte qu'on soit poussé à bien agir plus par le mouvement de la passion que par le jugement de la raison, alors la passion diminue ce qu'il y a de bon et de louable dans l'acte.
3. Bien que le mouvement de la volonté soit plus intense une fois qu'il est excité par la passion, il n'appartient plus aussi proprement à la volonté que s'il était poussé à pécher par la raison seule.
Objections
1. Oui, semble-t-il. Car tout ce qui rend l'acte involontaire excuse entièrement du péché. Ainsi fait la convoitise de la chair, qui est une passion, selon S. Paul (Galates 5.17) : « La chair convoite contre l'esprit, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez. »
2. On a vu que la passion cause une certaine ignorance dans un cas particulier. Mais l'ignorance du cas particulier excuse entièrement du péché, comme on l'a établie.
3. La faiblesse de l'âme est plus grave que celle du corps. Or cette dernière excuse totalement du péché, comme on le voit chez les fous furieux. La passion qui est une maladie de l'âme excuse donc bien davantage.
En sens contraire, si l'Apôtre peut parler de « passions de péchés » (Romains 7.5) c'est uniquement parce que les passions sont des causes de péchés. Ce qui ne serait pas si elles excusaient totalement.
Réponse
Lorsqu'un acte est foncièrement mauvais, ce qui peut en excuser tout à fait, c'est uniquement ce qui le rend tout à fait involontaire. Donc, si la passion est telle qu'elle rende complètement involontaire l'acte qu'elle entraîne, elle excuse complètement du péché ; autrement elle n'en excuse pas complètement.
Là-dessus il y a deux choses à considérer, semble-t-il. 1° Un acte peut être volontaire, ou en soi, quand la volonté s'y porte directement, ou dans sa cause, lorsque c'est vers la cause et non vers l'effet que la volonté se porte, ainsi qu'on le voit chez celui qui s'enivre volontairement ; de ce fait, on lui impute comme un acte volontaire ce qu'il commet par ivresse. 2° Quelque chose est volontaire directement ou indirectement : directement si la volonté porte à cela ; indirectement si c'est une chose que la volonté a pu empêcher et qu'elle n'empêche pas. — Voici donc d'après cela les distinctions qu'il faut faire. La passion est parfois si forte qu'elle enlève complètement l'usage de la raison, comme il arrive chez ceux que l'amour ou la colère rend fous. Alors, si une telle passion a été volontaire dans son principe, ses actes sont imputés à péché parce qu'ils sont volontaires dans leur cause, comme on vient de le dire pour l'ivresse ; si au contraire la cause n'a pas été volontaire mais naturelle, comme lorsque c'est par maladie, ou par une autre cause de ce genre que quelqu'un tombe dans une passion telle qu'il en perd tout à fait la raison, l'acte est rendu complètement involontaire et par conséquent complètement excusé de péché. Mais lorsque la passion n'est pas tellement forte qu'elle interrompe totalement l'usage de la raison, alors la raison peut l'éloigner en détournant l'esprit vers d'autres pensées, ou du moins elle peut empêcher la passion de produire son effet, puisque les membres extérieurs ne s'appliquent à leurs actes que par le consentement de la raison, comme on l'a vu antérieurement. Aussi une telle passion n'excuse-t-elle pas complètement du péché.
Solutions
1. Quand on dit : « Vous ne faites pas ce que vous voudriez », cela doit être rapporté non aux actes extérieurs mais au mouvement intérieur de la convoitise : on voudrait en effet ne jamais convoiter le mal. C'est encore expliqué par S. Paul (Romains 7.5) : « Je fais le mal que je hais. » Ou bien, cela peut être rapporté aux mouvements de volonté qui précèdent la passion, comme on en voit chez ceux qui ne savent pas se contenir, et que leur convoitise fait agir contre leur bon propos.
2. L'ignorance particulière qui excuse complètement est celle qui porte sur une circonstance de fait qu'avec tout le zèle voulu il n'y a pas moyen de connaître. Mais l'ignorance causée par la passion porte sur une application particulière d'un point de droit, c'est-à-dire que la passion empêche d'appliquer à un acte particulier ce que l'on sait pourtant être vrai en général. Toutefois la raison peut chasser cette passion, nous venons de le dire.
3. La faiblesse du corps est involontaire. Ce serait pareil s'il s'agissait d'une faiblesse volontaire, comme nous l'avons dit pour l'ivresse, qui est bien une infirmité corporelle.
Objections
1. Il semble que non, car le péché véniel s'oppose au mortel. Mais le péché de passion est véniel, puisqu'il a en lui-même la cause du pardon. Donc, puisque le péché de passion est un péché de faiblesse, il semble qu'il ne puisse pas être mortel.
2. La cause est plus forte que l'effet. Mais la passion ne peut pas être péché mortel, puisque nous avons vu qu'il n'y a pas de péché mortel dans la sensualité. Le péché qui vient de la passion ne peut donc pas être mortel.
3. Il résulte de ce que nous avons dit que la passion détourne de la raison. Mais c'est à la raison qu'il appartient de se tourner vers Dieu ; ou de se détourner de Dieu, ce qui définit le péché mortel. Le péché venu de la passion ne peut donc pas être mortel.
En sens contraire, on lit chez l'Apôtre (Romains 7.5) : « Les passions de péchés produisent en nos membres des fruits de mort. » Or il est propre au péché mortel de fructifier pour la mort. Donc le péché qui vient de la passion peut être mortel.
Réponse
Le péché mortel, nous l'avons dit précédemment, consiste à se détourner de la fin dernière qui est Dieu. Cette aversion est le fait de la raison délibérante, à laquelle il appartient aussi d'ordonner toutes choses à leur fin. Donc, s'il peut arriver que l'inclination de l'âme à un acte contraire à la fin ultime ne soit pas péché mortel, c'est uniquement parce que la raison délibérante ne peut pas intervenir, ce qui arrive avec des mouvements subits. Mais lorsqu'un individu en vient par passion à l'acte du péché ou au consentement délibéré, ce ne peut être subitement. Aussi la raison délibérante a-t-elle la possibilité d'intervenir : elle peut en effet, comme nous l'avons dit, exclure ou du moins entraver la passion. Si elle n'intervient pas, il y a péché mortel ; nous voyons que beaucoup d'homicides et beaucoup d'adultères sont commis par passion.
Solutions
1. Un péché peut être dit véniel à plusieurs titres. À raison de sa cause, c'est-à-dire lorsqu'il a en lui une cause qui diminue le péché, et c'est ainsi que le péché d'ignorance et le péché de faiblesse sont dits véniels. À raison de ce qui le suit : par la pénitence toute faute peut devenir vénielle, c'est-à-dire obtenir le pardon. Enfin le péché est appelé véniel à cause de son genre : les paroles oiseuses par exemple. C'est seulement dans ce dernier sens que véniel s'oppose à mortel, alors que l'objection est fondée sur le premier sens.
2. La passion cause dans le péché la conversion aux biens périssables. Or ce qui le rend mortel, c'est son aversion ; et celle-ci résulte par accident de la conversion, nous l'avons dit. Aussi l'objection ne porte pas.
3. La raison n'est pas toujours complètement empêchée dans son acte par la passion. Il lui reste donc assez de libre arbitre pour pouvoir se détourner de Dieu, ou se tourner vers lui. Si cependant l'usage de la raison se trouvait entièrement aboli, il n'y aurait plus alors de péché, ni mortel ni véniel.