- Le péché originel est-il un habitus ?
- N'y a-t-il en chaque homme qu'un seul péché originel ?
- Est-il la convoitise ?
- Existe-t-il également chez tous ?
Objections
1. Il ne semble pas. En effet le péché originel est l'absence de justice originelle, d'après S. Anselme. Ainsi, c'est une privation. Mais la privation s'oppose à l'habitus. Donc le péché originel n'est pas un habitus.
2. Le péché actuel a plus de culpabilité que le péché originel parce qu'il a davantage raison de volontaire. Mais l'habitus du péché n'a pas de culpabilité ; autrement l'homme qui dort serait coupable de péché. Donc aucun habitus originel n'a raison de faute.
3. Dans le mal, l'acte précède toujours l'habitus ; en effet l'habitus mauvais n'est jamais infus ; il est acquis. Mais aucun acte ne précède le péché originel. Celui-ci n'est donc pas un habitus.
En sens contraire, S. Augustin affirme que par suite du péché originel, les petits enfants ont déjà une aptitude à la convoitise bien qu'ils n'en aient pas encore l'acte. Mais l'aptitude correspond à un habitus. Le péché originel est donc bien un habitus.
Réponse
Comme nous l'avons dit plus haut, il y a deux sortes d'habitus. Il y a celui qui incline la puissance à agir ; les sciences et les vertus sont des habitus de cette sorte ; non le péché originel. — L'habitus est aussi, dans une nature composée de plusieurs éléments, une disposition bonne ou mauvaise à l'égard de quelque chose, et surtout quand cette disposition est pour ainsi dire passée à l'état de nature : tel est le cas de la maladie et de la santé. Et en ce sens le péché originel est un habitus. Il est en effet une certaine disposition désordonnée provenant de la rupture de cette harmonie qu'était la justice originelle, de même que la maladie est une disposition déréglée du corps, laquelle détruit l'équilibre qu'est la santé. Aussi le péché originel est-il appelé « une langueur de la nature ».
Solutions
1. De même qu'une maladie du corps est une privation, parce qu'elle détruit l'équilibre de la santé, et a quelque chose de positif : les humeurs qui sont mal réglées, de même le péché originel comporte la privation de la justice originelle, et avec cela le dérèglement des différentes parties de l'âme. Ce péché n'est donc pas pure privation mais un habitus faussé.
2. Le péché actuel est un désordre de l'acte, tandis que le péché originel, étant le péché de la nature, est une disposition déréglée de la nature elle-même ; cette disposition a raison de faute en tant qu'elle découle du premier père comme on l'a dit. Or, dans cette nature, une disposition désordonnée de cette sorte a raison d'habitus, tandis que la disposition désordonnée de l'acte n'a pas raison d'habitus. C'est pourquoi le péché originel peut être un habitus, mais non le péché actuel.
3. Cette objection se fonde sur l'habitus qui incline la puissance à l'acte. Le péché originel n'est pas un habitus de cette sorte, bien qu'il entraîne après lui un penchant à des actes désordonnés ; il ne le fait pas directement mais indirectement, c'est-à-dire en éloignant cet obstacle que la justice originelle opposait aux mouvements déréglés ; de même aussi une maladie organique entraîne indirectement à sa suite la propension à des mouvements corporels déréglés. — On ne doit pas dire non plus que le péché originel est un habitus infus ; ni un habitus acquis par l'acte, à moins qu'on ne veuille dire l'acte du premier père, et non celui de telle ou telle personne. C'est un habitus inné, dû à notre origine viciée.
Objections
1. Il semble qu'il y en ait plusieurs, puisqu'on dit dans le Psaume (Psaumes 51.7) : « Voici que j'ai été conçu dans les iniquités, dans les péchés ma mère m'a conçu. » Mais ce péché dans lequel l'homme est conçu, c'est le péché originel. Donc il y en a plusieurs dans un seul homme.
2. Un seul et même habitus n'incline pas à des choses contraires, car un habitus incline à la manière de la nature, qui ne tend jamais qu'à une seule chose. Or le péché originel, même en un seul homme, incline à des péchés divers et contraires. Il n'est donc pas un seul habitus, mais plusieurs.
3. Le péché originel infecte toutes les parties de l'âme. Or les diverses parties de l'âme sont, comme nous l'avons vu, les sujets divers du péché. Mais puisqu'un même péché ne peut exister en divers sujets, il semble donc que le péché originel n'est pas unique mais multiple.
En sens contraire, il est dit en S. Jean (Jean 1.29) : « Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui enlève le péché du monde. » La Glose explique que l'on dit « le péché du monde » au singulier parce qu'il s'agit du péché originel, qui est unique.
Réponse
Il n'y a qu'un seul péché originel dans un homme. Et l'on peut trouver à cela une double raison.
1° La cause de ce péché. Nous l'avons dit, il n'y a que la première faute du premier père qui soit transmise à la postérité. Par suite, le péché originel en chaque homme est numériquement un, et chez tous les hommes proportionnellement un ; par référence à son principe premier.
2° L'essence même du péché originel. En effet, dans toute disposition désordonnée, l'unité spécifique dépend de la cause ; l'unité numérique, du sujet. Ainsi les diverses espèces de maladies sont celles qui procèdent de causes diverses, par exemple d'un excès de chaud ou de froid, d'une lésion du foie ou du poumon ; et une maladie spécifiquement une ne peut donner lieu, chez un individu, qu'à une maladie numériquement une. Or, cette mauvaise disposition qui s'appelle le péché originel n'a qu'une cause : la privation de la justice originelle, par laquelle a été supprimée la soumission de l'esprit humain à Dieu. À cause de cela, le péché originel est spécifiquement un et, chez un individu, ne peut être que numériquement un. Chez les divers individus, il est un spécifiquement et proportionnellement, mais se diversifie numériquement.
Solutions
1. Le pluriel « dans les péchés » est conforme à cet usage de la Sainte Écriture d'employer fréquemment le pluriel pour le singulier, ainsi en Matthieu (Matthieu 2.20) : « Ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l'enfant. » Ou bien parce que tous les péchés actuels préexistent virtuellement dans le péché originel comme dans un principe, ce qui confère à ce péché une multiplicité virtuelle. Ou bien encore parce qu'il y eut dans ce péché du premier père transmis par origine plusieurs difformités morales : orgueil, désobéissance, gourmandise, etc. Ou enfin parce que de multiples parties de l'âme sont infectées par le péché originel.
2. Un seul habitus ne peut incliner par lui-même et directement, autrement dit par sa forme propre, à des choses contraires. Mais il le peut indirectement et par accident, c'est-à-dire en éloignant l'obstacle. Ainsi, une fois détruite l'harmonie d'un corps mixte, les éléments s'en vont en sens contraire. Et pareillement, une fois détruite l'harmonie de la justice originelle, les diverses puissances de l'âme se portent à des objets divers.
3. Le péché originel infecte les diverses parties de l'âme selon qu'elles constituent un tout, de même que la justice originelle les contenait toutes dans l'unité. C'est pourquoi il n'y a qu'un seul péché originel. De même il n'y a qu'une fièvre dans un individu, bien que diverses parties du corps en soient incommodées.
Objections
1. Il ne semble pas. Le Damascène dit que tout péché est contre la nature. Or la convoitise est conforme à la nature puisqu'elle est l'acte du concupiscible qui est une puissance naturelle. La convoitise n'est donc pas le péché originel.
2. Par le péché originel s'installe en nous ce que l'Apôtre appelle « les passions des péchés » (Romains 7.5). Mais il y a beaucoup d'autres passions que la convoitise. Le péché originel n'est donc pas plus celle-là qu'une autre.
3. Par le péché originel toutes les parties de l'âme sont déréglées, a-t-on dit. Mais ce qu'il y a de plus élevé dans l'âme, au dire du Philosophe, c'est l'intelligence. Le péché originel est donc l'ignorance plutôt que la convoitise.
En sens contraire, S. Augustin déclare : « La convoitise est la rançon du péché originel. »
Réponse
Tout être est déterminé spécifiquement par sa forme. D'autre part, nous venons de dire que ce qui détermine spécifiquement le péché originel, c'est sa cause. Il faut donc que ce qu'il y a de formel en lui soit défini par sa cause. Mais comme des choses opposées ont des causes opposées, il y a lieu de définir la cause du péché originel par celle de la justice originelle qui en est l'opposé. Or tout le plan de la justice originelle tient à ceci : que la volonté de l'homme était soumise à Dieu. Cette soumission se faisait avant tout et principalement par la volonté, parce que c'est à elle qu'il appartient, nous le savons, de mouvoir à leur fin toutes les autres parties de l'âme. Aussi est-ce la volonté qui, en se détournant de Dieu, a amené le désordre dans toutes les autre facultés. Ainsi donc, la privation de cette justice par laquelle la volonté demeurait soumise à Dieu est ce qu'il y a de formel dans le péché originel et tout autre désordre dans les facultés de l'âme se présente en ce péché comme l'élément matériel. — Mais ce qui constitue ce désordre des autres facultés, c'est surtout qu'elles sont tournées outre mesure vers les biens périssables. Et c'est là le désordre auquel on peut donner le nom général de convoitise. Ainsi le péché originel est matériellement la convoitise, mais formellement l'absence de justice originelle.
Solutions
1. Ce qui est naturel chez l'homme, c'est que le concupiscible soit régi par la raison ; c'est pourquoi les actes de convoitise ne sont vraiment naturels chez nous que dans la mesure où ils sont subordonnés à la raison ; s'ils sortent des limites de la raison, c'est, pour l'homme, contre la nature. Telle est précisément la convoitise dans le péché originel.
2. Ainsi que nous l'avons dit en parlant des passions, celles de l'irascible se ramènent aux passions du concupiscible comme aux plus fondamentales. Et parmi celles-ci la convoitise, avons-nous dit, agit avec plus de violence et est plus vivement sentie. C'est pourquoi le désordre originel lui est attribué comme une passion majeure, dans laquelle toutes les autres sont en quelque sorte incluses.
3. De même que dans le bien l'intelligence et la raison ont la primauté, de même dans le mal c'est au contraire la partie inférieure de l'âme qui se trouve au premier rang, parce que c'est elle qui obscurcit la raison et l'entraîne, nous l'avons dit. Voilà pourquoi nous disons que le péché originel, c'est plutôt la convoitise que l'ignorance, bien que l'ignorance soit aussi comprise dans ces défauts qui sont la matière du péché originel.
Objections
1. En apparence non, puisque tout le monde n'est pas également enclin à la convoitise, et que le péché originel n'est pourtant pas autre chose. Donc le péché originel n'existe pas également chez tous.
2. Le péché originel est un mauvais état de l'âme comme la maladie est un mauvais état du corps. Mais il y a du plus et du moins dans la maladie. Donc aussi dans le péché originel.
3. S. Augustin dit que « c'est le désir charnel qui transmet le péché originel aux descendants. » Or, il arrive que ce désir est plus fort chez l'un que chez l'autre dans les actes de la génération. Le péché originel peut donc être plus grand chez l'un que chez l'autre.
En sens contraire, le péché originel est le péché de la nature, nous l'avons dit. Mais, la nature étant égale chez tous, ce péché l'est aussi.
Réponse
Dans le péché originel il y a deux choses — l'absence de la justice originelle, et le rapport de cette absence avec le péché du premier père, dont elle découle par le vice même des origines. Quant à la première chose, le péché originel n'admet pas de plus et de moins, car le don de la justice originelle a disparu tout entier; il y a là une de ces privations absolues, comme sont la mort et les ténèbres, qui n'admettent pas, avons-nous dit, le plus et le moins. Et il en est de même quant à la seconde chose ; tous en effet nous avons la même relation avec ce principe premier de nos origines viciées d'où le péché originel a reçu sa raison de faute ; car les relations n'admettent pas le plus et le moins. Il est donc évident que le péché originel ne peut pas être plus chez l'un que chez l'autre.
Solutions
1. La justice originelle était le lien qui maintenait dans l'ordre toutes les facultés de l'âme. Chacune d'elles, une fois ce lien brisé, tendra à son propre mouvement avec d'autant plus de véhémence qu'elle aura eu plus de force. Mais il arrive que des facultés de l'âme soient plus fortes chez l'un que chez l'autre, à cause de la diversité des complexions. Donc, le fait qu'un homme soit plus qu'un autre enclin à la convoitise, n'est pas en raison du péché originel, puisque le lien de la justice originelle est également brisé chez tous, et que chez tous également les parties inférieures de l'âme sont abandonnées à elles-mêmes ; mais le fait se produit, nous l'avons dit, à cause d'une diversité dans la disposition des puissances.
2. La maladie corporelle, même si elle est d'une même espèce, n'a pas chez tous une cause égale. Supposons qu'il s'agisse de la fièvre putride provoquée par le choléra ; l'état de décomposition peut être plus ou moins avancé, et plus proche ou plus éloigné du principe de la vie. Tandis que la cause du péché originel est égale chez tous. Ce n'est donc pas comparable.
3. Le désir charnel qui transmet le péché originel à la descendance, ce n'est pas le désir actuel ; car, supposé même que par le secours divin il fût accordé à quelqu'un de ne ressentir dans l'acte de la génération aucun désir déréglé, il transmettrait encore à sa descendance le péché originel. Ce désir charnel doit s'entendre d'un désir qui est un habitus, du fait que l'appétit sensible n'est plus contenu sous l'empire de la raison parce que le lien de la justice originelle est défait. Et un tel désir est égal chez tous.