1. Cette même année, qui était la treizième du règne d'Hérode[1], les plus grands malheurs s'abattirent sur le pays, soit que Dieu manifestât sa colère, soit que les fléaux reviennent ainsi dans certaines périodes déterminées. Il y eut d'abord des sécheresses continues, si prolongées que la terre ne porta ni moissons ni même aucun de ses produits naturels ; puis, à la suite du changement de nourriture nécessité par la rareté du blé, les habitants furent en proie aux maladies, ensuite à la peste, les maux se succédant sans trêve. Le manque de soins médicaux et de nourriture favorisa les progrès de la peste, dont les débuts avaient été terribles, et la mort des malheureux ainsi frappés jeta le découragement parmi les autres, impuissants à soulager leur détresse. La récolte de l'année perdue, les réserves de l'année précédente épuisées, il ne restait plus aucun espoir, car le mal se prolongeait au delà de toute prévision, menaçant de persister après l'année courante ; les hommes n'avaient donc plus aucune ressource, et les semences des plantes qui avaient résisté furent perdues à leur tour, la terre ne produisant rien pour la seconde fois. La nécessité s'appliquait à trouver des moyens nouveaux pour satisfaire les besoins. Le roi lui-même ne fut pas le moins éprouvé ; il ne touchait plus les tributs qu'il recevait sur les produits de la terre et se trouvait avoir dépensé ses richesses en libéralités pour les villes qu'il bâtissait. Et rien ne paraissait capable d'apporter même quelque soulagement car le premier effet du mal avait été une recrudescence de la haine que portaient à Hérode ses sujets : l'insuccès fait toujours accuser les hommes au pouvoir.
[1] 25-24 av. J.-C.
2. Dans une pareille crise Hérode s'ingéniait à trouver un remède à la situation. La chose était difficile les peuples voisins ne pouvaient donner du blé, car ils n'étaient pas moins atteints ; et, d'autre part, il n'avait plus d'argent, à supposer que l'argent eût permis de trouver même de faibles ressources à grand prix. Cependant, pensant qu'il fallait ne négliger aucun moyen de venir en aide à son peuple, il fit mettre au creuset tous les ornements d'argent et d'or de son palais, sans épargner les pièces luxueuses de son mobilier ou les objets ayant une valeur d'art. Il envoya l'argent qu'il en retira en Égypte, dont Pétronius avait reçu de César le gouvernement. Pétronius, auquel s'étaient déjà adressés nombre de malheureux pressés par ce même besoin, était un ami personnel d'Hérode et désirait sauver ses sujets : il leur donna donc par préférence l'autorisation d'exporter du blé et s'occupa de l'achat et du transport, de telle sorte que ce secours fut en grande partie, sinon entièrement, son œuvre. Hérode, une fois arrivé le convoi qui apportait ces ressources, sut attribuer à sa propre prévoyance tout le mérite de ce soulagement ; par là, non seulement il amena les moins bien disposés pour lui à changer d'opinion, mais encore donna les plus grandes preuves de son zèle et de sa sollicitude. A tous ceux qui étaient capables de préparer eux-mêmes leur pain, il distribua du blé, après avoir procédé à l'enquête la plus minutieuse ; mais comme il y avait nombre de malheureux que leur vieillesse ou quelque autre infirmité rendaient incapables d'apprêter leurs aliments, il pourvut à leurs besoins en employant des boulangers et en leur donnant leur nourriture toute prête. Il prit, de plus, des dispositions pour qu'ils pussent passer l'hiver sans danger, car le manque de vêtements se faisait aussi sentir, les troupeaux étant détruits et complètement perdus, de sorte qu'on n'avait ni laine, ni aucune des autres matières nécessaires pour l'habillement. Quand il eut pourvu ainsi aux nécessités de ses sujets, il s'appliqua à secourir également les villes voisines, en fournissant des semences aux Syriens. Il ne tira pas moins de profit de cette mesure, car sa générosité ranima leur sol fertile, et chacun se trouva suffisamment pourvu de vivres. Enfin, quand vint le moment de la moisson, il n’envoya pas moins de cinquante mille hommes dans la campagne, qu'il nourrit et entretint lui-même. En somme, il releva par sa libéralité et sa sollicitude son royaume fort éprouvé et soulagea ses voisins, qui souffraient des mêmes maux : car il n'y eut personne qui, poussé par la nécessité à s'adresser à lui, n'eût reçu de lui quelque secours approprié à ses besoins. Les peuples, les villes, les particuliers qui, pour avoir trop de monde à leur charge, se trouvèrent sans ressources, eurent, en recourant à lui, tout ce qui leur manquait ; il y eut au total dix mille cores de blé distribués hors du royaume — le core est une mesure qui vaut dix médimnes attiques[[2] —, et environ quatre-vingt mille employés au soulagement du pays lui-même. Les soins d'Hérode, son opportune générosité firent une telle impression sur les Juifs et eurent un tel retentissement chez les autres peuples, que les haines soulevées jadis par la violation de quelques coutumes ou de certaines traditions de gouvernement disparurent complètement de la nation ; la libéralité dont il avait fait preuve dans ces terribles conjonctures parut racheter ses torts. Sa renommée s'étendit aussi à l'extérieur. Ainsi les malheurs incroyables qui l'assaillirent, s'ils éprouvèrent fortement son royaume, servirent d'autant plus sa gloire : en faisant preuve, en effet, dans de difficiles circonstances, d'une grandeur d'âme inattendue, il amena un revirement de l'opinion publique, si bien qu'il sembla avoir été dès le début de son règne, non pas le tyran que le montrait l'expérience du passé, mais le maître secourable que l'avait fait paraître sa sollicitude au moment du besoin.
[2] Le core (kar) ou homer est évalué par Benzinger à 364 litres ; le médimne attique (solonien) en vaut 52. L'évaluation de Josèphe est donc très inexacte. Peut-être a-t-il confondu le médimne avec le métrète, employé pour les liquides (39 litres).
3. Vers ce même temps[3], il envoya à César un corps auxiliaire de cinq cents hommes choisis dans ses gardes du corps, qu'Ælius Gallus emmena vers la mer Erythrée, et qui rendirent à ce général de grands services. Puis comme sa prospérité avait repris un nouvel essor, il se bâtit un palais dans la ville haute ; il y éleva d'immenses salles, qui reçurent la plus riche décoration, or, marbres, revêtements précieux ; chacune d'elles contenait des lits de table pouvant recevoir un grand nombre de convives et avait ses dimensions et sa désignation particulières[4] ; l'une s'appelait, en effet, salle de César, l'autre salle d'Agrippa. Puis il se remaria par amour, car aucune considération ne pouvait l'empêcher de vivre au gré de son plaisir. L'origine de son mariage fut la suivante. Il y avait à Jérusalem un prêtre notable, Simon, fils d'un certain Boéthos d'Alexandrie, et qui avait une fille qui passait pour la plus belle de ce temps. Comme on parlait beaucoup d'elle à Jérusalem, l'attention d'Hérode fut d'abord éveillée par ces ouï-dire ; dès qu'il la vit, il fut frappé de l'éclat de la jeune fille. Il écarta cependant absolument l'idée d'abuser de son pouvoir pour la posséder[5], prévoyant à bon droit qu'on l'accuserait de violence et de tyrannie ; il pensa qu'il valait mieux l'épouser. Et comme Simon était trop obscur pour entrer dans sa maison, mais d'un rang cependant trop élevé pour qu'on pût le laisser de côté, le roi trouva que le moyen le plus convenable pour contenter son désir était de rehausser la noblesse de cette famille par de plus grands honneurs. Il enleva donc aussitôt le grand pontificat à Jésus, fils de Phabès, et le remplaça par Simon ; puis il célébra son alliance avec celui-ci[6].
[3] 25-24 av. J.-C. Le chiffre de 500 auxiliaires juifs est également donné par Strabon, XVI, 4, 23.
[4] Texte altéré que n'éclaire pas le passage parallèle de Guerre.
[5] Texte corrompu.
[6] Jésus, fils de Phabès, avait donc succédé à Ananel (XV, 3, 3) à une époque inconnue. D'après certains passages de Josèphe (XVII, 4, 2 etc.), le beau-père d'Hérode se serait appelé Boéthos, et non Simon, fils de Boéthos. Cf. Schürer, II3, p. 217. La fille s'appelait Mariamme (Guerre, I).
4. Après son mariage, il construisit une nouvelle forteresse à l'endroit où il avait vaincu les Juifs, alors qu'il avait été chassé et qu'Antigone se trouvait au pouvoir[7]. Cet emplacement est distant de Jérusalem d'environ soixante stades ; il est naturellement fort et se prête admirablement à une pareille destination. C'est, en effet, une colline assez haute[8], artificiellement exhaussée et présentant dans son ensemble la forme d'un mamelon ; de distance en distance sont des tours rondes ; on y monte par un escalier raide, comptant environ deux cents marches de pierre polie. Intérieurement se trouvent des appartements royaux, luxueux, aussi bien aménagés pour la défense que pour l’agrément ; au pied de la colline furent exécutés des travaux remarquables, notamment pour l'adduction de l'eau, dont la place était dépourvue, et qui fut amenée de loin à grands frais. Les constructions élevées au pied de la colline, qui leur servait d'acropole, ne le cédaient en importance à aucune ville.
[7] Livre XIV, VIII, 9. Josèphe omet de rappeler ici le nom de la forteresse, Hérodion, qui est donné dans la description parallèle de Guerre (liv. I). Pour le site, au N. de Thékoa (Guerre, IV, IX, 5), aujourd'hui Djebel el-Foureidis, cf. Schürer, I3, 390.
[8] ἐγγὺς ἐπιεικῶς κολωνός, texte altéré ; le sens résulte de Guerre (liv. I).
5. Tout lui ayant réussi au gré de ses espérances, Hérode ne soupçonnait pas que le moindre trouble pût s’élever dans son royaume ; il était, en effet, sûr de ses sujets, et par la terreur — car il était inflexible dans la répression, — et par la générosité qu'on savait pouvoir attendre de sa grandeur d'âme dans les circonstances difficiles. Il s'assurait aussi la sécurité à l'extérieur, comme un rempart pour son peuple : car il entretenait avec les villes des relations habiles et cordiales, savait à l'occasion flatter les princes, qu'il comblait de cadeaux, leur créant chaque jour de plus grandes obligations envers lui, et mettait à profit, pour consolider son trône, ses dispositions naturelles à la largesse ; en somme, de succès en succès, il savait tout faire servir à fortifier sa situation. C'est son vif désir d'atteindre ce but et son envie de complaire à César et aux plus influents des Romains qui le mirent dans la nécessité de transgresser les coutumes, de violer nombre d'usages consacrés. Son ambition le poussa notamment à bâtir des villes et à élever des temples ; il ne le fit pas sur le territoire juif, car les Juifs n'auraient pu le supporter, puisqu'il nous est interdit, par exemple, d'honorer, à la manière des Grecs, des statues et des figures modelées ; mais il choisit à cet effet des territoires et des villes hors de la Judée, alléguant auprès des Juifs qu’il agissait ainsi non de sa propre initiative, mais sur des instructions et des ordres formels, tandis qu'il déclarait à César et aux Romains qu'il sacrifiait même les coutumes nationales à son désir de les honorer ; au fond, il ne se préoccupait que de lui-même, s'efforçant de laisser pour la postérité de plus grands souvenirs de son règne. Et c'est là ce qui le poussait à reconstruire des villes et à dépenser, dans cette intention, sans compter.
6.[9] Il avait remarqué sur le bord de la mer un emplacement tout à fait propre à la fondation d'une ville : c'était le lieu autrefois appelé Tour de Straton. Il dressa un plan grandiose de la ville même et de ses édifices et la construisit entièrement, non pas de matériaux quelconques, mais en pierre blanche. Il l'orna de palais somptueux et de monuments à l'usage du public ; et, ce qui fut le plus important et exigea le plus de travail, la pourvut d'un port, parfaitement abrité, aussi grand que le Pirée, avec des quais de débarquement à l'intérieur et un second bassin. Le plus remarquable dans la construction de cet ouvrage, c'est qu'Hérode ne trouva sur les lieux mêmes aucune facilité pour le mener à bien, et qu'on ne put l'achever qu'avec des matériaux amenés à grands frais du dehors. La ville est, en effet, située en Phénicie, sur la route maritime d'Égypte, entre Jopé et Dora, petites marines, d'accès difficile à cause du régime des vents de sud-ouest qui arrivent du large chargés de sable dont ils couvrent le rivage, entravant le débarquement, si bien que le plus souvent les marchands sont obligés de jeter l'ancre en pleine mer. Hérode remédia aux inconvénients de ce régime ; il traça le port en forme circulaire, de façon que de grandes flottes pussent mouiller tout près du rivage, immergeant à cet effet des rochers énormes jusqu'à une profondeur de vingt brasses ; ces rochers avaient pour la plupart cinquante pieds de longueur, au moins dix-huit[10] de largeur et neuf d'épaisseur, quelques-uns plus, d'autres moins. Le môle, bâti sur ces fondements, qu'il projeta dans la mer, avait une longueur de deux cents pieds. La moitié, véritable rempart contre la grosse mer, était destinée à soutenir l'assaut des flots qui venaient s'y briser de tous côtés ; on l'appela donc le brise-lames. Le reste soutenait un mur de pierre coupé de distance en distance par des tours dont la plus grande s'appelle Drusus, très bel ouvrage, tirant son nom de Drusus, beau-fils de César, mort jeune. On construisit une série d'abris voûtés pour servir d'asile aux matelots ; sur le devant, on traça un large quai de débarquement, enveloppant dans son pourtour le port tout entier et offrant une promenade charmante. L'entrée et l'ouverture du port se trouvaient exposées au vent du nord, qui est le plus favorable. A l'extrémité de la jetée, à gauche de l'entrée, s'élevait une tour [bourrée de pierres ?][11], pouvant opposer une forte résistance ; à droite se dressaient, reliés entre eux, deux énormes piédestaux, plus grands que la tour d'en face[12]. Tout autour du port est une suite ininterrompue de bâtiments construits en pierre soigneusement polie ; au centre est une colline sur laquelle on bâtit le temple de César, visible de loin pour les navigateurs et renfermant les statues de Rome et de César. La ville elle-même reçut le nom de Césarée ; elle est remarquable par la qualité des matériaux employés et le soin apporté à la construction. Les souterrains et les égouts construits sous la ville ne furent pas moins soignés que les édifices élevés au-dessus d'eux. Les uns, espacés à intervalles réguliers, aboutissent au port et à la mer ; un autre, transversal, les réunit tous de façon à emporter facilement les pluies et les immondices et à permettre à la mer, lorsqu'elle est poussée par le vent du large, de s'étendre et de laver en dessous la ville entière. Hérode bâtit aussi un théâtre de pierre et, au sud du port et en arrière, un amphithéâtre pouvant contenir un très grand nombre de spectateurs et parfaitement situé, avec vue sur la mer. La ville fut terminée en douze ans[13], car le roi ne souffrit aucune interruption dans les travaux et n'épargna aucune dépense.
[9] Pour la description de Césarée, cf. Guerre, I.
[10] Dix seulement d'après Guerre.
[11] Νεναγμένος, leçon des meilleurs mss., appelle un complément. Περιγμένος (leçon de AMW) peut-il signifier « circulaire » ?
[12] La tour et les deux piédestaux supportaient des statues colossales (Guerre).
[13] L'an 10 avant J.-C. Ailleurs (XVI, 136) la durée du travail est évaluée à 10 ans.