Somme théologique

Somme théologique — La prima secundae

83. LE PÉCHÉ ORIGINEL : SON SIÈGE EN NOUS

  1. Le siège du péché originel est-il d'abord la chair ou bien l'âme ?
  2. Est-il dans l'essence de l'âme avant d'être dans ses puissances ?
  3. Est-ce la volonté avant les autres puissances ?
  4. Quelques-unes de ces puissances — la puissance générative, l'appétit concupiscible et le sens du toucher — sont-elles spécialement infectées ?

1. Le sujet du péché originel est-il d'abord la chair, ou bien l'âme ?

Objections

1. Il semble que le péché originel soit dans la chair plutôt que dans l'âme. En effet, l'opposition de la chair à l'égard de l'esprit provient de la corruption du péché originel. Mais la racine de cette opposition, se situe dans la chair ; car l'Apôtre dit (Romains 7.23) : « je vois dans mes membres une autre loi, qui s'oppose à celle de mon esprit. »

2. Il y a toujours plus dans la cause que dans l'effet, plus de chaleur par exemple dans le feu qui chauffe que dans l'eau qui est chauffée. Or, si l'âme est infectée de la tache originelle, c'est par la semence, qui est charnelle. Donc le péché originel est davantage dans la chair que dans l'âme.

3. Nous contractons ce péché du fait de notre premier père, selon que nous étions en lui dans le principe séminal. Or il n'y avait pas là notre âme, mais seulement notre chair. Le péché originel n'est donc pas dans l'âme mais dans la chair.

4. L'âme raisonnable est créée par Dieu et infusée par lui à un corps. Donc, si elle était infectée par le péché originel, sa souillure serait le résultat de sa création, ou bien de son infusion dans la chair, et Dieu serait ainsi la cause du péché, puisqu'il est l'auteur de la création comme de l'infusion de l'âme.

5. Aucun homme sage ne verserait une liqueur précieuse dans un vase infecté, en sachant que la liqueur en serait infectée elle-même. Mais l'âme rationnelle est plus précieuse que toute liqueur. Si par son union avec le corps elle pouvait être infectée de la souillure originelle, Dieu qui est la sagesse même, n'opérerait jamais une telle infusion dans le corps. Il l'opère pourtant. Donc l'âme n'est pas souillée par la chair, et le péché originel n'est pas dans l'âme, mais dans la chair.

En sens contraire, le sujet de la vertu est le même que celui de son contraire, le vice ou le péché. Or la chair ne peut pas être le sujet de la vertu. Car l'Apôtre dit aux Romains (Romains 7.18) : « je sais que le bien n'habite pas en moi, je veux dire dans ma chair. » Donc ce n'est pas la chair mais l'âme seulement qui peut être le sujet du péché originel.

Réponse

Une chose peut se trouver dans une autre à double titre : comme dans sa cause principale ou instrumentale, ou comme dans son siège. Ainsi le péché originel de tous les hommes a existé dans le premier homme comme dans sa cause première et principale, Adam étant, selon l'Apôtre (Romains 5.12 Vg), « celui en qui tous ont péché ». Dans la semence corporelle, le péché originel existe comme dans une cause instrumentale car c'est par la vertu active de la semence que le péché est transmis à la postérité avec la nature humaine. Mais, pour ce qui est de son siège, le péché originel ne peut nullement exister dans la chair, il ne peut exister que dans l'âme.

La raison en est que le péché originel se transmet de la volonté du premier père à la postérité par le mouvement de la génération, de la même manière, avons-nous dit, que le péché actuel découle de la volonté d'un individu sur les autres parties de sa personne. En cette dérivation on peut précisément observer que tout ce qui provient de la motion de la volonté pécheresse pour atteindre une partie de l'être humain capable d'avoir part elle-même au péché d'une manière quelconque, soit comme sujet, soit comme instrument du péché, tout cela a raison de faute; ainsi, une volonté de gourmandise communique à l'appétit concupiscible la convoitise de la nourriture, aux mains et à la bouche l'acte de l'absorber, et toutes ces facultés, dans la mesure où la volonté les porte à mal faire, sont des instruments du péché. Au contraire, ce qui se propage après coup dans la faculté de nutrition et dans les organes intéressés qui ne sont pas de nature à être mus par la volonté, tout cela n'a pas raison de faute.

Ainsi donc, puisque l'âme peut être le siège de la faute, la chair n'a rien en elle pour l'être. Tout ce que la corruption du premier péché apporte à l'âme, a raison de faute. Tout ce qu'elle apporte à la chair n'a pas raison de faute, mais de peine. Ainsi donc c'est l'âme qui est le siège du péché originel et non la chair.

Solutions

1. Comme le fait remarquer S. Augustin, l'Apôtre parle là de l'homme déjà racheté, qui a été délivré de la faute mais demeure soumis à la peine ; c'est à ce titre que le péché est dit habiter dans la chair. Il ne s'ensuit donc pas que la chair ait à porter une faute, mais seulement une peine.

2. Le péché originel est causé par la semence à titre de cause instrumentale. Or il n'est pas nécessaire qu'il y ait davantage dans la cause instrumentale que dans l'effet. C'est seulement dans la cause principale qu'il doit y avoir davantage. Tel a été le cas du péché originel : il a existé plus fortement chez Adam puisqu'il a été en lui sous forme de péché actuel.

3. Nos âmes, par la voie du principe séminal, n'étaient pas en Adam au moment de son péché comme dans une cause effective mais comme dans une cause dispositive ; en effet, la semence corporelle n'a pas la vertu de produire une âme raisonnable, mais de disposer à sa venue.

4. L'infection du péché originel n'est nullement causée par Dieu, mais uniquement par le péché du premier père, au moyen de la génération charnelle. Voilà pourquoi, comme la création met l'âme en rapport avec Dieu seul, on ne peut pas dire que nos âmes soient souillées du fait de leur création. — Mais leur infusion la met en rapport, d'une part avec Dieu auteur de cette infusion, d'autre part avec la chair dans laquelle l'âme est infusée. C'est pourquoi, si l'on regarde du côté de Dieu qui opère cette infusion, on ne peut pas dire qu'elle soit pour l'âme la cause de la souillure originelle; il faut regarder pour cela uniquement du côté du corps auquel l'âme est infusée.

5. Le bien commun passe avant le bien particulier. Aussi Dieu dans sa sagesse ne va pas abandonner l'ordre général des choses qui veut que telle âme soit infusée en tel corps, afin d'éviter l'infection de cette âme particulière. D'autant plus que la nature de l'âme humaine comporte qu'elle commence à exister uniquement dans un corps, comme on l'a vu dans la première Parties. D'ailleurs il vaut encore mieux pour elle exister ainsi, suivant la nature, que de ne pas exister du tout ; surtout quand on sait qu'elle peut, par la grâce, échapper à la damnation.


2. Le péché originel est-il dans l'essence de l'âme avant d'être dans ses puissances ?

Objections

1. Il semble que le péché originel ne réside pas dans l'essence de l'âme avant de résider dans ses puissances. En effet, l'âme est par nature sujet du péché quant à ce qui peut être mû par la volonté. Or la volonté ne peut pas mouvoir l'âme jusqu'en son essence, elle ne peut la mouvoir que dans ses puissances. Le péché originel réside donc seulement dans les puissances.

2. Le péché originel s'oppose à la justice originelle. Mais la justice originelle existait dans une puissance de l'âme, celle où siège la vertu. Le péché originel est donc, lui aussi, dans la puissance plus que dans l'essence de l'âme.

3. De même que le péché originel découle de la chair jusque dans l'âme, de même il découle de l'essence de l'âme jusqu'aux puissances. Mais le péché originel est dans l'âme plus que dans la chair. Donc il est aussi dans les puissances de l'âme plus que dans l'essence.

4. Le péché originel, avons-nous dit, c'est la convoitise. Mais celle-ci se tient dans les puissances de l'âme. Donc le péché originel aussi.

En sens contraire, nous avons dit que le péché originel est appelé péché naturel. Or c'est par son essence et non par ses puissances que l'âme est la forme du corps et lui donne sa nature. On l'a vu dans la première Partie. C'est donc principalement dans son essence que l'âme est le siège du péché originel.

Réponse

Dans l'âme, ce qui est le siège primordial d'un péché, c'est ce qui se rattache en premier lieu à la cause effective du péché. Si cette cause est le plaisir des sens par exemple, ce plaisir appartenant à la faculté concupiscible comme son objet propre, c'est là que doit être le siège propre de ce péché. Or il est manifeste que la cause du péché originel est causée par notre origine même. Par suite, la partie de l'âme qui est la première atteinte par l'origine humaine est le premier siège du péché originel. Mais au terme de la génération, l'origine atteint l'âme en tant qu'elle est la forme du corps, et ce rôle, avons-nous dit dans la première Partie revient à ce qui est proprement l'essence. C'est donc dans son essence que l'âme est le siège premier du péché originel.

Solutions

1. De même que la motion de la volonté chez un particulier s'étend aux puissances de l'âme mais ne va pas jusqu'à l'essence, de même la motion de la volonté du premier homme qui a engendré va d'abord à l'essence de l'âme, par la voie de la génération, ainsi que nous venons de le dire.

2. La justice originelle, elle aussi, se rapportait de façon primordiale à l'essence de l'âme ; elle était en effet le don accordé par Dieu à la nature humaine, et c'est l'essence de l'âme que vise cette nature, avant les puissances. Car celles-ci semblent se rapporter plutôt à la personne, étant les principes des actes personnels. Aussi sont-elles proprement le siège des péchés actuels, qui sont des péchés personnels.

3. Le corps est par rapport à l'âme comme la matière par rapport à la forme ; celle-ci, bien qu'étant la dernière dans l'ordre de la génération, est cependant la première dans l'ordre de la perfection et de la nature. Mais l'essence de l'âme est par rapport aux puissances comme sont les sujets par rapport à leurs accidents propres : ces derniers sont postérieurs à leurs sujets et dans l'ordre de la génération et dans celui de la perfection. On ne peut donc pas faire le même raisonnement dans les deux cas.

4. La convoitise n'a qu'un rôle matériel dans le péché originel et s'y présente comme une conséquence, nous l'avons dit récemment.


3. Le péché originel a-t-il pour siège la volonté avant les autres puissances ?

Objections

1. Il ne semble pas. Car tout péché appartient fondamentalement à la puissance qui le cause par son acte. Mais le péché originel est causé par l'acte de la puissance d'engendrer. C'est donc à cette puissance entre toutes les autres qu'il semble plutôt appartenir.

2. Le péché originel se transmet par la semence charnelle. Mais il y a d'autres puissances de l'âme qui sont plus proches de la chair que la volonté ; c'est évident pour les puissances sensibles puisqu'elles se servent d'un organe corporel. C'est donc là plutôt que dans la volonté que se tient le péché originel.

3. L'intelligence passe avant la volonté, puisqu'il n'y a de volonté que pour un bien saisi intellectuellement. Donc si le péché originel infecte toutes les puissances de l'âme, il semble qu'il doive commencer par l'intelligence, puisqu'elle est la première.

En sens contraire, S. Anselme dit que la justice originelle est la rectitude de la volonté. C'est dire qu'elle regarde d'abord la volonté. Son contraire, le péché originel, regarde donc aussi la volonté avant toute autre puissance.

Réponse

Dans l'infection originelle il y a deux aspects à considérer. D'abord son inhérence à un sujet, et de ce côté elle regarde, comme nous l'avons dit, l'essence de l'âme. Ensuite, il faut considérer son inclination à l'acte, et de cette façon elle regarde les puissances de l'âme. Il faut donc qu'elle regarde avant tout celle des facultés qui est la première dans l'inclination à pécher. Or d'après ce que nous avons dit plus haut, c'est la volonté. Donc le péché originel regarde d'abord la volonté.

Solutions

1. Ce qui cause le péché originel dans l'homme, ce n'est pas la faculté d'engendrer qui est en puissance chez l'enfant, mais celle qui est en acte chez le père. Il n'est donc pas nécessaire que la puissance d'engendrer soit chez l'enfant le premier siège du péché originel.

2. Il y a dans le péché originel un double processus, un de la chair à l'âme, l'autre de l'essence de l'âme aux puissances. Le premier est selon l'ordre de la génération, mais le second selon l'ordre de la perfection. Et c'est pourquoi, bien que d'autres puissances, les puissances sensibles, soient plus proches de la chair, cependant, parce que la volonté est, comme puissance supérieure, plus proche de l'essence de l'âme, c'est à elle que parvient en premier lieu l'infection du péché originel.

3. D'une certaine manière l'intelligence précède la volonté en tant qu'elle lui propose son objet. Mais d'une autre manière la volonté précède l'intelligence dans l'ordre de la motion à l'acte, et c'est cette motion qui intéresse le péché.


4. Quelques-unes de ces puissances — la puissance génératrice, l'appétit concupiscible et le sens du toucher — sont-elles spécialement infectées ?

Objections

1. Il semble qu'elles ne soient pas plus infectées que les autres puissances. En effet, l'infection du péché originel semble concerner davantage la partie de l'âme qui peut être avant toute autre le sujet du péché. Or c'est la partie raisonnable de l'âme, et principalement la volonté. C'est donc elle qui est le plus infectée par le péché originel.

2. Aucune puissance de l'âme n'est infectée par une faute, si ce n'est dans la mesure où elle peut obéir à la raison. Or le Philosophe fait remarquer que la puissance d'engendrer ne peut pas obéir à la raison. Elle n'est donc pas la puissance la plus infectée par le péché originel.

3. La vue est plus spirituelle que les autres sens, et plus proche de la raison, en ce qu'elle « découvre plus de différences entre les choses », d'après Aristote. Mais l'infection d'une faute est premièrement dans la raison. La vue est donc plus infectée que le toucher.

En sens contraire, S. Augustin dit que « l'infection du péché originel apparaît surtout dans le mouvement des organes génitaux, lesquels ne sont pas soumis à la raison ». Ces organes sont précisément au service de la puissance d'engendrer, et celle-ci s'exerce dans l'union des sexes, où le plaisir du toucher excite extrêmement la convoitise. Donc l'infection de la faute originelle s'attache surtout à ces trois choses : la puissance d'engendrer, l'appétit concupiscible et le sens du toucher.

Réponse

Ce qu'on a coutume d'appeler infection, c'est la corruption qui est de nature à se communiquer ; aussi est-ce le nom que l'on donne aux maladies contagieuses comme la lèpre, la gale, etc. Mais si la corruption du péché originel se communique, c'est, nous l'avons dit, par l'acte de la génération. Par conséquent, ce sont surtout les puissances qui concourent à cet acte que l'on peut dire infectées. Or cet acte est, d'une part, au service de la puissance d'engendrer, en tant qu'elle est ordonnée à la génération. D'autre part, il comporte en lui-même une délectation du toucher, laquelle est l'objet majeur de l'appétit concupiscible. Voilà pourquoi, bien que l'on doive dire que toutes les parties de l'âme ont été corrompues par le péché originel, on dit que les trois qui viennent d'être nommées sont dites spécialement corrompues et infectées.

Solutions

1. Par le côté où il incline aux péchés actuels, le péché originel s'attache principalement à la volonté, nous venons de le dire. Mais par le côté où il se transmet à la descendance, il se rattache de façon toute proche aux puissances en question, et à la volonté de façon éloignée.

2. L'infection de la faute actuelle n'intéresse que les puissances qui sont mues par la volonté du pécheur. Mais l'infection de la faute originelle ne vient pas de la volonté de celui qui la contracte, elle découle de la nature par la voie même des origines, auxquelles s'emploie la puissance d'engendrer. Voilà pourquoi l'infection du péché originel est dans cette puissance.

3. La vue n'intéresse l'acte de la génération que comme préparation éloignée, dans ce sens qu'elle nous montre l'apparence de ce qui est désirable. Mais la délectation s'achève dans le toucher. C'est pourquoi l'infection originelle est attribuée au toucher plus qu'à la vue.

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